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Terrible attaque chimique en Syrie : comment le président Erdogan tente d’instrumentaliser l’évènement
©REUTERS/Umit Bektas

Ambitions cachées

L'instrumentalisation par le président turc d'une attaque "chimique" survenue ce mardi en Syrie pourrait lui offrir un prétexte moral visant à rester présent militairement en Syrie.

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Atlantico : Ce mardi, le président turc s'est entretenu avec son homologue russe suite à une attaque au gaz toxique qui serait survenue dans le Nord-Ouest de la Syrie, tuant au moins 100 personnes. Que savons-nous en l'état sur ce qui a pu se passer ?

Alexandre del Valle : Aujourd'hui, nous n'en savons rien. Il y a énormément de désinformation au sujet de cette guerre. J'insiste sur le fait que cette dernière, en plus d'être une guerre meurtrière, est une guerre de désinformation. Souvenez-vous de l'attaque à la Ghouta : on avait alors accusé le régime, puis éventuellement Da’ech, etc. On a pu constater le même type de phénomène en Irak. On ne peut pas faire de conclusion le jour même sur un thème aussi sensible que l'usage du gaz toxique ; cela rappelle notamment les "charniers" au Kosovo, le "génocide" en Bosnie, les "crimes contre l’humanité imminents" de Kadhafi, ou les "armes de destruction de masse" de Saddam Hussein, qui se sont si souvent avérés n’être que des rhétoriques de propagande de préparation de guerres néo-impériales qui ont fait plus de morts que les morts que l’on devait empêcher…Quand les mots sont trop chargés émotionnellement et en termes de terreur, même si la réalité de l'attaque est indéniable en la matière, il n'est pas encore possible de connaître la nature exacte de l'attaque, son commanditaire, tant que l’on a pas d’expertise et de recul.

Je précise aussi que l’attribution de l’attaque au seul régime profite à tous ceux qui, en Occident, en Turquie, chez les rebelles touchés (Fatah al Sham-Al-Qaïda), et dans les pays du Golfe wahhabites, ont été très inquiets de la récente décision de l’Administration Trump de ne plus considérer le renversement du régime syrien et le départ de Bachar al-Assad comme une priorité, puisque le nouvelle priorité affichée de Washington est de réduire les jihadistes.. Aussi faut-il ajouter que l’attaque a été lancée et médiatisée la veille même de la conférence internationale sur le reconstruction de la Syrie organisée à Bruxelles et qui risquait de relégitimer un peu plus le régime baathiste syrien…  

Le président Erdogan a qualifié cette attaque d' "inhumaine" et d' "inacceptable", précisant, selon des responsables turcs au sein de la présidence qu'elle pouvait "gâcher tous les efforts fournis dans le cadre du processus d'Astana".  Dans quelle mesure le processus de paix en Syrie pourrait-il être effectivement menacé ?

Je pense qu'Erdogan est particulièrement ennuyé dans la mesure où les Russes laissent faire les Kurdes dans le Nord de la Syrie, tandis que les Américains – et les Occidentaux – vont jusqu'à les aider de façon pleine et assumée. Ainsi la Turquie veut montrer qu'elle dispose d'un pouvoir de nuisance, en menaçant notamment de se désolidariser du processus d'Astana et de remettre en question sa récente décision de se désengager en Syrie. Je rappellerai qu'à Astana, pour la première fois, Turcs, Russes et Iraniens se sont entendus pour parrainer une réunion où toutes les parties (militaires) au conflit – sauf quelques groupes terroristes – sont réunies. Cette entreprise, qui n’a pas été un échec contrairement à ce qui a été dit, présente un intérêt dans la mesure où elle apparaissait comme la seule à pouvoir assurer de façon progressive et pragmatique un cessez-le-feu totalement impossible en l’absence de réunions de ce type et de dialogue avec toutes les parties. Même si le processus d'Astana n'a pas abouti comme les Russes et les Turcs n’auraient souhaité au final, il a tout de même été plus loin que celui initié précédemment par les Occidentaux, et notamment celui de Genève qui avait la faiblesse majeure de représenter des politiques trop souvent coupés du terrain militaires et trop hostiles au dialogue pragmatique avec le régime et ses parrains . La Turquie est aujourd'hui indispensable au processus, de même que nous avons besoin de la Russie ou de l'Iran. Mais est aussi l’un des problèmes… car le seul réel objectif d’Ankara est d’empêcher d’agir et de s’unir la partie kurde syrienne, pourtant force au sol majeure face aux jihadistes, et en premier lieu à Da’esh….

À mon avis, la Turquie est en train de monter en épingle un fait qui n'a pas encore été prouvé dans une logique d'agiter le chiffon rouge et de faire monter les enchères. Le président Erdogan n'est aucunement soucieux des violations contre les droits de l'Homme – comme le prouve notamment le fait qu'il bombarde régulièrement à l'arme lourde les Kurdes de Turquie et met sous les verrous tous ses opposants, tout en ayant aidé au début Da’esh dans son ascension et bien d’autres jihadistes salafistes liés à Al-Qaïda ou autres milices "ottomanes" comme Noureddine al-Zinki. Ce qu'il souhaite en l'état, c'est faire pression afin que les Russes et les Occidentaux lâchent les Kurdes, ce qui me paraît presque impossible étant donnée qu’à part le régime et ses alliés russo-chiites, les Kurdes sont les seuls réels combattants de poids et obstacles face aux jihadistes. La situation actuelle lui déplaît fortement car les Kurdes sont légèrement en avance et ont gagné du terrain au-delà de leur aire géopolitique normale. Le seul objectif extérieur du président turc, c'est d'empêcher la formation d'un Kurdistan syrien aux frontières de la Turquie, bref la jonction des deux parties du "Rojava" séparées au nord centre de la Syrie par une poche que la Turquie veut contrôler.

Il y a aussi un agenda de politique intérieur pour Erdogan qui consiste à satisfaire son électorat islamiste sunnite ainsi que la "rue sunnite" du monde entier dans une optique néo-califale et néo-ottomane. Dans la mesure où il est quelque peu compromis dans des négociations, par certains égards, paradoxales avec les Russes et les Iraniens - ce qui pourrait lui valoir d'être accusé de "trahir" la cause sunnite - il n'hésite pas à utiliser certains événements ponctuels et à faire des sorties théâtrales d’indigné afin d’apparaître comme le "sauveur-sultan" des sunnites qui risquent d'être massacrés par les méchants russes et chiites pro-iraniens, puis abandonnés par les "croisés occidentaux". 

Cette probable attaque survient quelques jours après la fin de la mission turque en Syrie baptisée "bouclier de l'Euphrate" - même si la Turquie a annoncé le lancement de nouvelles opérations "anti-terroristes". Quelles évolutions géopolitiques sont à attendre dans les semaines à venir au regard de ces récents événements et annonces ? 

Je pense que l'histoire de l'attaque au gaz sarin, probablement une attaque de rebelles jihadistes sur des sites où se trouvaient des stocks de sarin, a été instrumentalisée par Erdogan qui a trouvé ici un prétexte moral dans l’éventualité d’un retour de présence militaire turque en Syrie, mais également, pour justifier de nouvelles offensives unilatérales ponctuelles ou plus pensées. La formulation de votre question le sous-entend d’ailleurs: ce n'est par hasard si, au moment de la fin de l'opération "bouclier de l'Euphrate" et de cette probable attaque au gaz, le président émet la possibilité d'intervenir de plus belle en Syrie. L'agenda paraît plutôt clair. L'interventionnisme des Turcs en Syrie et en Irak n'est pas sur le point de cesser. Le président turc est le nouveau sultan ottoman qui veut contrôler des pans entiers de l'Irak et de la Syrie, tout en renouant avec le prestige de l'époque ottomane et en empêchant la jonction des deux Kurdistan syriens ; c'est ce dernier objectif qui l'anime par-dessus tout en Syrie, beaucoup plus que la lutte anti-terroriste contre Da’ech. 

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