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Suppression des notes à l’école : le fantasme d’adultes qui ne voudraient jamais cesser d’être enfants, quitte à sacrifier l’intérêt des leurs
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Syndrome Peter Pan

Le système d'évaluation français est actuellement remis en cause, car les notes seraient entre autres une source d'angoisse pour les enfants. Certaines écoles testent même une méthode d'évaluation dépourvue de note... Mais à trop infantiliser les enfants, le monde adulte prend le risque de ne plus les préparer à la société qui leur sera au final tout de même imposée.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Pierre Duriot

Pierre Duriot

Pierre Duriot est enseignant du primaire. Il s’est intéressé à la posture des enfants face au métier d’élève, a travaillé à la fois sur la prévention de la difficulté scolaire à l’école maternelle et sur les questions d’éducation, directement avec les familles. Pierre Duriot est Porte parole national du parti gaulliste : Rassemblement du Peuple Français.

Il est l'auteur de Ne portez pas son cartable (L'Harmattan, 2012) et de Comment l’éducation change la société (L’harmattan, 2013). Il a publié en septembre Haro sur un prof, du côté obscur de l'éducation (Godefroy de Bouillon, 2015).

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Atlantico : Est-ce là une attitude adulte que de vouloir protéger les enfants de l'échec ?

Pierre Duriot : Cette histoire de note est un écran de fumée. Que l'on explique a un parent sensé quelle est la différence entre un point rouge et une note comprise entre 0 et 5 sur 20. D'ailleurs, les points de couleurs sont la forme d'évaluation des travaux et de l'attitude en maternelle, quand les enfants ne sont pas en âge de comprendre une notation chiffrée, c'est dire sur quel plan on va placer lycéens et collégiens. Il n'empêche que déjà des parents viennent rouspéter que l'enfant a été « traumatisé » par un point rouge ! Il faut cesser la confusion : la note évalue le travail rendu à un instant T et pas l'auteur du travail comme il est coutume de le penser chez les parents et les élèves.

Tout cela est profondément lié aux affects existant entre parents et enfants, également à la pollution par les affects de la relation d'enseignants à enseignés, ainsi que de la relation à l'école. L'enfant grandissant, la relation parents/enfants devrait s'intellectualiser, sortir des affects purs souvent de mise avec le bébé. Mais elle en sort de nos jours difficilement et à plusieurs degrés. Ces affects imprègnent l'ensemble des relations de l'enfant habitué à fonctionner avec, un peu comme la société toute entière, façon Facebook J'aime/j'aime pas. « Le prof ne m'aime pas », quand on a eu une mauvaise note, « tu ne m'aimes pas », s'entendent dire les parents quand ils refusent momentanément de plier devant le désir de l'enfant. Les affects sont le ressort de la publicité, de l'information, des campagnes électorales, mais sont un véritable fléau quand ils régissent des tâches ou des relations faisant appel à l'intellect et à l'analyse. Alors dans un sens oui, c'est une attitude infantile que de vouloir protéger en permanence les enfants de l'échec.

C'est aussi une attitude infantile de la part de l'institution que de vouloir supprimer l'échec par « la pédagogie de la réussite » qui créé plus d'illusion que de réussite justement. D'autant que la valeur et l'expérience proviennent systématiquement de l'analyse, puis du dépassement de l'échec. Cela se conçoit en sport de haut niveau où les vidéo d'un échec sont analysées pour parvenir à l'excellence. Mais quand il s'agit d'enfant, on ne conçoit plus ni échec, ni travail, ni effort. Tout devrait baigner dans le bon résultat obtenu avec facilité et de manière ludique: c'est rigoureusement impossible.

Sur un autre volet, cette incursion des affects dans une activité d'acquisition de savoirs et de savoir-faire qui devrait être régie par l'intellect et le dialogue, se propage aux parents eux-mêmes : à travers la mauvaise note de l'enfant, ce sont eux qui sont notés sur leur valeur parentale. Tout un système de perception dont il faut se défaire. Les professeurs eux-mêmes sont notés, les travailleurs sont évalués, tout le monde, dans cette société, quelle que soit son activité, sera évalué ou noté et ce de manière souvent bien plus abrupte, voire injuste, qu'à l'école. Et c'est à cette société que l'on confie nos enfants à l'âge adulte.

A charge de l'institution scolaire d'aider l'enfant à dépasser sa mauvaise note.

Eric Deschavanne :Ce débat sur les notes symbolise la nullité de la politique éducative et de la réflexion sur l'école aujourd'hui. Il illustre en outre deux tendances de fond à l'oeuvre dans le système. La première est la focalisation sur le problème de l'échec scolaire. Ce n'est plus seulement l'élève qui est au centre du système, mais l'élève en échec, et de préférence l'élève décrocheur, celui qui ne travaille pas, ne s'intéresse à rien et sèche les cours. Celui qui tend fâcheusement à alimenter la statisttique des sorties sans diplôme, unique boussole désormais pour juger des performances du système éducatif. La formule "protéger les enfants de l'échec" est ambivalente : si l'objectif était de concevoir et de réaliser d'authentiques changements destinés à prévenir l'échec en accroissant le niveau d'exigence, on ne pourrait qu'applaudir ; mais l'unique ambition est désormais de casser le thermomètre, de rendre l'échec invisible. Il n'y a pas pour cela meilleur moyen que la suppression des notes. Il s'agit de protéger l'enfant, les parents et le système contre la possibilité de l'échec qu'implique nécessairement l'exigence scolaire. Si infantilisme il y a, il est structurel. On peut en effet se demander plus généralement si baisser le niveau de l'exigence scolaire dans un univers économique de plus en plus exigeant constitue une attitude adulte et responsable, une bonne façon de s'adapter au réel et de préparer l'avenir.

Je n'ignore pas le débat pédagogique. Le problème se pose de manière analogue dans les familles et dans le système éducatif : ce problème, classique, est celui de l'arbitrage entre le présent et l'avenir, entre le bien-être de l'enfant et le devoir qu'on lui impose de travailler à la construction des compétences qui feront de lui un adulte adapté au monde économique, social et culturel au sein duquel il lui faudra trouver sa place. La crise de l'éducation est indissociablement une crise de l'avenir : le présent tend à manger l'avenir, si bien que les considérations sur le bien-être psychologique de l'enfant l'emportent sur l'exigence, le travail et le mérite. C'est la deuxième tendance de fond à laquelle je faisais allusion : la psychologie tend à se substituer à la pédagogie. Il n'est plus question que de "stress", de "fatigue", éd'angoisse", "d'estime de soi", de "bienveillance", etc. Il faut renforcer l'estime de soi et le bien-être de l'enfant, la réussite de l'élève devrait s'ensuivre : tel est le fond de l'argument qui sous-tend les vélleités de réforme de l'évaluation scolaire. On aborde la pédagogie par la psychologie, confondant ainsi amour propre et estime de soi. L'estime de soi est indissociable de la possibilité de l'échec, elle résulte de la fierté du travail et des progrès accomplis, tandis que l'amour-propre n'exige rien d'autre que d'être flatté.

La bonne pédagogie - le bon exercice, le bon programme, la bonne orientation, etc. -  est celle qui entretient l'incertitude et l'indétermination, la possibilité de l'échec comme de la réussite. Le bon exercice est celui qui n'est ni trop facile, ni trop difficile : il abolit la fatalité de l'échec (et celle de la réussite, qui conduit, comme on dit, à "se reposer sur ses lauriers"), non sa possibilité. La mauvaise et la bonne note, dans cette perspective, ont un sens : elles sanctionnent légitimement l'effort mis en oeuvre pour franchir la barre placée à bonne hauteur. On devrait donc parler pédagogie. Comme c'est trop compliqué et peu adapté à la politique médiatique, on préfère s'en tenir à la psychologie : "bien-être", "épanouissement", tout le monde comprend. On fait donc le procès de la "mauvaise" note, qui signifie désormais "évaluation malveillante", source d'humiliation et cause de résignation. Il n'y a plus de mauvais élève, il n'y a que des élèves mal notés. Supprimons donc la notation, il n'y aura plus ni bon ni mauvais élèves, l'échec et l'anxiété auront définitivement disparu.

Si l'immaturité consiste à s'enfermer dans le présent et à se bercer d'illusion, on peut en effet considérer que ce refus des notes procède d'une sorte d'infantilisme généralisé. Mais de manière plus évidente, on a affaire à une forme de paternalisme ou de "maternalisme" des adultes : on préfère protéger le bien-être de l'enfant plutôt que l'aider à grandir. On devrait à l'inverse exiger pour l'enfant le droit à la vérité, de même que face à la maladie, on exige des médecins qu'ils nous éclairent.

Comment expliquer que paradoxalement, les parents ne leur épargnent rien de la violence des sociétés contemporaines ?

Pierre Duriot : Epargner de la violence contemporaine nécessite beaucoup de travail et d'effort : régenter et contractualiser la télévision, les jeux vidéo, les sorties, surveiller les lectures, les fréquentations. Ce travail parental est à haut risque de confrontation et oblige à dire « non », exercer une forme d'autorité, ce que les parents et la société désormais, s'interdisent dans certains cas de figure, sur certaines thématiques, celles liées aux enfants en particulier. Personne dans les familles ne tient à être le méchant qui fixe les règles et dire oui est à la fois l'assurance d'une forme de paix sociale immédiate, un moindre effort et la certitude d'être aimer. Mais c'est un calcul à court terme.

Les parents se leurrent-ils en imaginant traiter leurs enfants comme des adultes parce qu'ils seraient finalement eux-mêmes restés des enfants, souffrant d'une sorte de "syndrome de Peter Pan généralisé" ?

Pierre Duriot : Il y a maltraitance justement à traiter un enfant comme un adulte alors qu'il doit être traité comme un enfant, c'est à dire comme quelqu'un qui n'a pas les grilles d'analyse nécessaires pour analyser les violences et les malheurs qui lui arrivent. Cette « autonomie » pour les enfants, que tout le monde espère, ne se décrète pas. Elle se construit, avec l'enfant, patiemment et selon une manière qui évolue avec l'âge.

Or bien souvent, on fait à la place de l'enfant quand il est petit, puis on décrète qu'il doit faire tout seul quand on a décidé qu'il était grand. Sauf que si on n'a jamais fait avec lui, il ne sait pas faire et l'accès à l'autonomie après une période d'intense « amour » est vécu par l'enfant comme un abandon. Ce « syndrome de Peter-Pan » est effectivement bien là, mais gradué et proportionné, ne concerne pas l'ensemble de la population et la concerne à divers degrés. La société y a beaucoup travaillé, instituant la déresponsabilisation, un état providence sensé s'occuper de tout et tout régler, avec au final la politique de l'excuse permanente ou le repli sur soi.

Il faut bien mesurer le décalage subi par nos jeunes, souvent surprotégés jusqu'à la majorité, avant d'être livrés à une société dont chacun peut mesurer la dureté. Apparaît également, une proportion non négligeable, entre 15 et 20 pour cent, selon des organismes caritatifs, d'enfants qui ne sont protégés de rien, dès le plus jeune âge et qui subissent très tôt violence et misère affective. Plutôt que l'expression « Syndrome de Peter-Pan », teintée d'innocence infantile, celle de « fonctionnement sur les affects » traduit mieux la réalité actuelle, sur fond de violence, de délinquance et d'inculture, dans certains milieux, mais en constante progression.

Au quotidien, comment ce type de relations se traduit-il ?

Pierre Duriot : Il se traduit par de nombreux accrocs dans le vivre ensemble, des impossibilités à médiatiser les confrontations, à accepter l'altérité et établir des compromis. Ce fonctionnement infantile, basé sur les pulsions, conduit à des formes de tout ou rien, là où il faudrait des dialogues pour arriver à des compromis. Le phénomène est palpable sur de nombreux dossiers publics avec des radicalisations tournant à l'affrontement pour cause d'impossibilité d'accès à un compromis consenti et raisonné. Le passage en force et la lamination de l'adversaire, par voie policière ou judiciaire, priment sur l'accord négocié, le respect des règles et de la partie adverse.

Les hommes sont-ils davantage concernés par ce phénomène ? Comment expliquer cette différence ?

Pierre Duriot : Oui, les hommes sont plus concernés. Peut-être parce que génétiquement, l'homme est un chasseur prédateur et que ses qualités d'agressivité ont toujours été requises pour la vie en société à toutes les époques ? Ainsi parle-t-on de publicité agressive, de méthodes commerciales agressives, d'OPA agressive, de jeu collectif agressif... alors que l'on dénie l'agressivité dans d'autres contextes. Il faut être rapide dans le travail, mais lent sur la route... l'appel institutionnel à l'agressivité est encore très fréquent pour les hommes. Mais également et de plus en plus pour les femmes.

Parallèlement, quand un enfant est petit, on s'extasie fréquemment sur « l'agressivité » des petits garçons, loués pour leur « caractère » : « il sait ce qu'il veut ». Cette agressivité valorise le garçon, il est « fort comme son papa » et « le vrai le petit homme à sa maman ». On ne commence à réprimer que quand cette agressivité devient ingérable, c'est à dire quand il est trop tard.

On hésite moins à réprimer l'agressivité des filles, mais la tendance actuelle est à l'amoindrissement de ce paramètre et de plus en plus de petites filles sont « autorisées » à fonctionner sur le mode pulsionnel. En témoignent une augmentation sans précédent, ces dernières années, des faits de violence commis par les jeunes femmes et les adolescentes.

Quel en est l'impact sur l'éducation des enfants ?

Pierre Duriot : Quel est en fait l'impact de ces formes d'éducation, ou de non-éducation justement, sur les enfants ? Ils sont très violents entre eux, très tôt, verbalement et physiquement, entre garçons et filles et l'actualité des combats contre le harcèlement à l'école, les bizutages qui dérapent, les formes de violences sexuelles ou conjugales, corroborent ce constat. Les seuils atteints par ces différentes violences commencent à inquiéter.

Tout comme inquiètent des pratiques ou des constats sociaux spécifiques aux jeunes, tels que le binje-drunking, la mortalité routière, le niveau de consommation régulière de drogue, d'alcool, ou encore le taux de chômage. Ils sont le signe d'une difficulté d'insertion dans la société proposée pour cause de manque de préparation. Cela ne voulant pas dire que la bonne inclusion à la société actuelle serait un signe de bonne santé mentale, mais qu'il y a un décalage immense entre la vie d'un enfant et celle d'un jeune adulte.

Nous les préparons peu ou mal dans leur jeunesse à la société que nous leur proposons, leur imposons, ensuite. A ce titre, protéger les enfants plutôt que passer du temps pour leur apprendre à connaître et à gérer se paye par une difficulté à intégrer un monde où sont nécessaires des formes relationnelles parfois inconnues des enfants. Et la confrontation difficile de certains jeunes au monde réel se traduit régulièrement par des postures extrêmes, allant du suicide au Djihad, chez des jeunes en mal de repères, de stabilité affective et de capacité de gestion de leurs affects. Plus couramment, le mal être ou la difficulté à être sont assez récurrents. On peut rappeler à cet effet que la France est l'un des premiers consommateurs au monde d'antidépresseurs, de somnifères et d'alcool...

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