Spots télé anti-djihad : nihilisme, narcissisme, allergie à la frustration... l’énorme aveuglement de la campagne gouvernementale sur le terreau qui favorise les départs en Syrie<!-- --> | Atlantico.fr
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Capture d'écran d'une vidéo de la Campagne Stop Djihadisme.
Capture d'écran d'une vidéo de la Campagne Stop Djihadisme.
©Capture d'écran / http://www.dailymotion.com / Campagne Stop Djihadisme : Saliha

Les racines du mal

Lors de la Commission des lois mercredi 30 septembre, la question du rétablissement de l'autorisation de sortie de territoire supprimée par la circulaire du 20 novembre 2012 a été discutée. Le nombre de jeunes Français candidats au djihad ne faiblit pas et l'efficacité des spots télévisés semble relative face à la motivation des futurs combattants.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

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Jean-Sébastien Ferjou

Jean-Sébastien Ferjou

Jean-Sébastien Ferjou est l'un des fondateurs d'Atlantico dont il est aussi le directeur de la publication. Il a notamment travaillé à LCI, pour TF1 et fait de la production télévisuelle.

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Jean-Louis  Auduc

Jean-Louis Auduc

Jean-Louis AUDUC est agrégé d'histoire. Il a enseigné en collège et en lycée. Depuis 1992, il est directeur-adjoint de l'IUFM de Créteil, où il a mis en place des formations sur les relations parents-enseignants à partir de 1999. En 2001-2002, il a été chargé de mission sur les problèmes de violence scolaire auprès du ministre délégué à l'Enseignement professionnel. Il a publié de nombreux ouvrages et articles sur le fonctionnement du système éducatif, la violence à l'école, la citoyenneté et la laïcité.

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Atlantico : Qu’est-ce que ces spots télévisés nous apprennent de l’engagement de jeunes français au côté de l’Etat islamique en Syrie ?

Jean-Sébastien Ferjou : Tout d'abord, il faut comprendre la douleur des familles qui découvrent leurs enfants candidats au djihad. Ensuite, certains points importants sont à soulever concernant ces spots télévisés. L'objectif est de prévenir la radicalisation et les départs en Syrie. Le seul message que le jeune peut retenir après avoir visionné ces spots télévisés est : "cela fait de la peine à ta famille." Est-ce réellement suffisant ? Il est certain que le maintien du lien familial peut être un moyen de rattraper une personne sur le point de déraper et donc de freiner le processus d’embrigadement sectaire. Cela étant dit, on ne peut que constater le premier angle mort des spots : la question de la culture qui produit cela n’est pas posée. En effet, l'Islam est évacué de la campagne, le mot n’est pas cité, alors qu’un lien existe bel et bien. Ainsi les évangélistes sont les convertis les plus nombreux et pourtant ce ne sont pas eux qui partent rejoindre les rangs de Daesh. Le seul moment où la religion est abordée dans les vidéos est losqu’une mère explique que cela peut arriver à tous, quel que soit les croyances.

L'autre angle mort, est que ces départs pour la Syrie s'inscrivent en un sens dans la culture française. La France produit un nombre de jeunes séduits par le djihad supérieur à d’autres pays, le premier en Europe par exemple. 

Comment expliquer cet angle mort concernant notre propre culture et dans quelle mesure explique-t-il, du moins en partie, l’attrait des jeunes français pour le djihad ? 

Jean-Sébastien Ferjou : Il est intéressant de constater que cet angle mort se retrouve dans le traitement médiatique en France des fusillades de masse américaine. Ainsi en France, ce débat est retranscrit autour d’une même idée : "c'est la faute des armes à feu". Certes, la problématique de la disponibilité doit être considérée, néanmoins, c'est une chose d'être un moyen, ça en est une autre d'être la cause ! Le niveau de criminalité aux Etats-Unis depuis 1963 n'a jamais été aussi bas, le taux de possession d’arme à feu diminue et pourtant le nombre de fusillades augmente. 

Le point commun entre ces jeunes gens auteurs de fusillades de masse outre-Atlantique et les Français candidat au départ en Syrie se situe sur le plan du terreau culturel : ces jeunes ont grandi dans des sociétés où se sont développés le nihilisme, narcissisme et allergie absolue à la frustration. Nihilisme car on a voulu évacuer la mort de nos paysages mentaux alors que la mort, par définition, fait partie de la vie. 

Quand on grandit avec un capital intellectuel et émotionnel fort, les risques de dérapages sont faibles. Dans le cas contraire, des fragilités peuvent entrainer ce type d’évènements. 

Le sujet de la responsabilité est omis par ces spots. On est passé d'un monde où l’expression de Georgina Dufoix dans l’affaire du sang contaminé régnait : "Responsable mais pas coupable", à la formule inversée aujourd'hui : "Coupable mais pas responsable". On a cherché aussi à déconstruire les grands systèmes d'encadrement de la nation comme la famille, l’école, les institutions… avec la conviction que les formes traditionnelles d'autorité étaient des moyens de maintenir la domination de certaines catégories sociales au profit d’autres. Mais une fois que tout a été dissout, que reste-il ? Une société avec de jeunes adultes grandissant dans le nihilisme, une forme de narcissisme. Les mots laissés par auteur de fusillade transpirent la frustration (pas d'ami, pas de petite amie, manque de reconnaissance sociale etc.). L’objectif est donc d’avoir son heure de gloire, et "comme je ne peux pas être un héro, je vais être l'Antéchrist."

Dans les vidéos mises en ligne par le gouvernement, les parents expliquent que leurs enfants affirmaient qu'ils partaient pour le paradis. Quelle représentation mentale de l'enfer faut-il qu'ils aient de la France pour voir la Syrie, pays en guerre, comme un paradis ? La folie ne permet pas d'expliquer cela. 

Il faut comprendre que l'enfant est devenu le cœur de toute la société ; on parlait de droits de l’enfant hier, on évoque aujourd’hui le droit à l’enfant. L'enfant est devenu le sens ultime de la vie aujourd'hui. Si par le passé on investissait d’autres domaines que la famille nucléaire, en accordant de l’importance au collectif, de nos jours l’enfant est le prolongement de l’adulte. On veut le protéger de toute frustration. Cela donne des parents qui développent l'enfant absolu, refusant de voir leur progéniture devenir un être autonome. C'est l'enfant roi, grandissant dans une société où l’on cherche à lui éviter toutes les frustrations possibles, où l'enfant ne doit pas avoir de contraintes mais un système de gratification immédiate, et dans une société où les parents s'en prennent aux profs quand l'enfant a été rappelé à l’ordre. On a voulu renoncer au sens de l'effort, à l'ennui qui en soi peut-être créatif pourtant. La verticalité du savoir n’est plus d’actualité dorénavant : l'élève va à la recherche du savoir qui l'intéresse. Le renoncement d’une certaine forme d’éducation à travers les bonnes manières est flagrant, là encore au motif qu’il s’agissait d’un moyen de maintenir la domination d'une élite sociale alors que le fondement des bonnes manières est l'apprentissage de la frustration. Il faut noter que des populations venues de l’étranger avec des modèles familiaux traditionnels ont été parfois cassé par un pan de la société française prônant une forme de modernisme. 

Au delà de ces questions d'éducation, le défi de "je suis une image donc je suis" qui est devenue le sens de notre société. Une Nabilla sera toujours plus valorisé qu'une personne d'une catégorie inférieure et devenant enseignant. 

A force de voir des discriminations partout, on en est venu à déresponsabiliser l'ensemble de la société. Attention, comprenons-nous bien, les discriminations existent ! Mais on ne peut en déduire que les comportements individuels ne comptent en rien. D'abord parce que c'est mettre de côté les gens qui réussissent malgré leur condition sociale et économique. Quand Manuel Valls parlait d'apartheid social, ces propos apparaissaient très méprisants pour l'ensemble des gens originaire de la France périphérique ou des quartiers difficiles qui se battent pour s'en sortir. La culture de l'excuse produit aussi des individus incapables d'accepter la frustration.

Encouragement du narcissisme, course à la reconnaissance, valorisation du succès... Dans quelle mesure notre culture a-t-elle produits ces enfants partisans du djihad en Syrie ? Ces "vocations" répondent-elles à une manque d'idéologies et de modèles satisfaisant dans nos sociétés occidentales ?

Bertrand Vergely : Notre société n’est pas responsable du fait que des jeunes vont faire le djihad en Syrie. Et nous faisons fausse route quand nous pensons que nous sommes la cause de l’attrait du djihad chez certains jeunes Français. Arrêtons de penser que nous sommes la cause de tout. Arrêtons de vouloir devenir la cause de tout. Et revenons sur terre. On serait en droit de penser que nous sommes les responsables du départ de jeunes Français pour le djihad si toute la jeunesse française partait pour la Syrie. Mais, est-ce le cas ? C’est un millier de jeunes qui sont partis en Syrie. Même si ce chiffre n’est pas négligeable, c’est peu. Comment ce départ s’st-il passé ? Comme tout ce qui se passe chez des jeunes. Par rencontres. Par conversations. Un soir, un pot entre jeunes. Et parmi ces jeunes un jeune musulman qui parle bien. Il est super-motivé. Quand il déroule l’Islam, la religion, le Moyen Orient, la guerre, l’engagement militaire, l’héroïsme, l’auditoire est pris. Il aime être pris ainsi. Cela change tellement de la France où personne n’a le feu sacré pour quelque chose. Chez certains jeunes, cela ne prend pas. Chez d’autres cela prend. Sans que l’on comprenne pourquoi. Dans une famille, un enfant partira en Syrie et les autres non alors que tous ont reçu la même éducation. Même chose avec la drogue. Dans une même famille certains enfants en prennent et d’autres pas, sans que l’on puisse comprendre pourquoi. Les contes de fées préviennent  les enfants. Attention, tu vas rencontrer des loups et des ogres ; Ne te fait pas avaler. S’il y a l’ogre de la drogue, il y a l’ogre du djihad. En 68, il y a eu l’ogre du gauchisme. Puis l’ogre de la drogue. Tout jeune rencontre un jour la tentation et le tentateur. Le djihad est tentant parce que c’est un jeu et un rêve mêlant aventure, exotisme, paysages. La Syrie, le désert, les armes, la possibilité de tuer, celle aussi d’être tué. On n’est plus dans la réalité mais dans un film. C’est cela qui tente certains jeunes. Le jeu. Cela a toujours tenté les jeunes. Et cela les tentera toujours. Et la famille, l’éducation ainsi que la société n’y sont pour rien. Un parent d’une jeune djihadiste disait récemment sur France Info "Nous ne sommes pas les responsables du terrorisme parce que notre fille est partie en syrie faire le djihad. Nous sommes les victimes du terrorisme". 

Eric Deschavanne : Avant d'évoquer les élements de notre culture qui peuvent favoriser ces "vocations", il convient de rappeler qu'on parle d'une micro-minorités de jeunes. Fort heureusement, pour l'écrasante majorité des jeunes Français qui ont grandi à peu près dans les mêmes conditions culturelles, le jihad en Syrie est un repoussoir absolu. Indéniablement, pourtant, l'islamisme et l'aventure jihadiste constituent une tentation pour certains jeunes. Il s'agit d'une tentation "moderne", si je puis dire, qui touche des convertis ou des déracinés peu familiarisés avec l'islam traditionnel. Elle ne procède manifestement pas d'un ancrage religieux solide et structurant. L'islamologue Olivier Roy affirme que ces jeunes auraient probablement adhéré à des mouvements d'extrême-gauche dans les années 60. Ce n'est sans doute pas faux. L'islamisme représente à l'évidence aujourd'hui l'idéologie de rupture par excellence - l'idéologie antisociale, contre-culturelle ou anti-système, comme on voudra. L'adolescence, aujourd'hui comme hier, est l'âge des révolutions de pensée radicales, l'âge au cours duquel on peut éprouver comme une ivresse de l'autonomie en subvertissant de manière radicale la loi familiale ou sociale que l'on n'avait jusqu'alors pas eu l'idée même de contester. 

N'y aurait-il alors rien de nouveau sous le soleil ? Je crois qu'il y a autre chose, qui est en rapport avec ce que l'islamisme, comme idéologie religieuse, a de spécifique. Plus que les idéologies politiques antérieures, l'islam néo et ultra-intégriste apporte à l'individu désorienté et déstructuré un cadre sécurisant – parce qu'extrêmement contraignant - sur le plan existentiel, un cadre dans lequel la vie de tous les jours peut enfin être régulée, codifiée, structurée, réglée comme du papier à musique. On peut penser que, pour certains individus, l'injonction propre à nos sociétés individualistes de devenir soi-même par soi-même est la source d'une angoisse si forte qu'elle génère une aspiration à aliéner son individualité, à disparaître comme individu - aspiration à laquelle l'islamisme radical offre en quelque sorte un débouché (la "vocation" pouvant aller jusqu'à la recherche de la mort en "martyr"). Pour d'autres encore, individus désarmés contre les multiples désirs cultivés par la société d'hyperconsommation et d'hypercommunication, c'est la frustration qui est insoutenable, et l'humiliation qui accompagne le sentiment d'être un raté, un paria dans un monde ou il faut être riche et célèbre sinon rien. L'aventure syrienne viendra dès lors constituer un exhutoire à des fantasmes de toute-puissance. On peut donc sans doute établir un lien entre les vocations de jihadistes et les pathologies de la société individualiste.

Le processus d'intégration sociale est aujourd'hui long et difficile : il faut un quart de siècle au minimum pour devenir adulte et trouver une place dans la société. La société offre à l'individu vingt ans d'études, mais le lien entre les études et la vie professionnelle à venir est fort lâche et incertain, tandis que l'horizon de la vie adulte s'éloigne. La période de transition entre l'enfance et l'âge adulte s'allonge : il s'agit d'une période d'indétermination et d'autodétermination pour l'individu, qui permet sans doute de produire des acteurs sociaux mieux formés et plus créatifs mais qui n'en constitue pas moins une zone existentielle à risque où certains se perdent, faute de ressources affectives, sociales, culturelles ou spirituelles suffisantes. La frustration et le ressentiment peuvent alors conduire au nihilisme, ou à la recherche d'une alternative radicale au monde dans lequel on est né, où l'on a grandi, mais où l'on a le sentiment de n'avoir aucun avenir.

La Syrie est perçue chez ces jeunes comme un paradis, et ces djihadistes voient en la France un enfer. Comment l'expliquer ? 

Jean-Louis Auduc : Il y a différentes raisons qui peuvent expliquer le départ en Syrie de jeunes français. Parmi celles-ci, il me semble important d’évoquer la crise de sens que traverse notre société comme d’autres sociétés à travers le monde.
Parmi les éléments de ce qu’on peut appeler une crise de sens, il y a l’angoisse à l'égard du futur. Notre société est dans  l’incapacité de définir quelles valeurs, quels principes, quels enjeux valent la peine d’être transmis  aux générations futures... Ce vide de sens facilite de fait tous les "lavages de cerveau"…

Cette crise est d’autant plus grave qu’elle se produit dans une situation où aucun parent n’est assuré que son enfant vive mieux qu’eux, ce qui implique une angoisse vis-à-vis de l’avenir et ce, dans une situation de crise d’identité.
Les familles, avec l’importance des déménagements et de l’urbanisation notamment, sont des familles "déracinées" par rapport à un territoire et cela concerne toutes les catégories sociales, pas  seulement celles ayant immigré il y a une deux ou trois générations.
Beaucoup se vivent donc sans racines, ni d’ici, ni d’ailleurs.  Si j’osais une comparaison, ils ressemblent à ces tomates hollandaises, sans goût, cultivées hors tout sol, donc propices à toutes les influences.

Dans cette conjoncture où l’avenir fait peur où de promesses d’une vie meilleure que celle de ses aînés, on est passé à des menaces pour sa situation, où la notion même de progrès est remise en cause (principes  de précaution oblige !), pas étonnant que des individus pour fuir l’apocalypse que certains prédisent à longueur de médias, recherchent un paradis dans l’extrémisme religieux, les sensations fortes, voire les différents "paradis artificiels" (drogue, alcool, etc….) dans un mouvement que l'on pourrait qualifier de fuite dans le 'no future'.

Bertrand Vergely : Georges Burdeau a écrit un livre intitulé La politique au pays des merveilles dans lequel il explique que la dichotomie entre le paradis et l’enfer est le ressort de la politique. Quand on veut se faire élire en politique, il faut expliquer qu’on est le paradis et que l’autre qui ne pense pas la même chose est l’enfer. Autrement dit, l’opposition binaire entre le paradis et l’enfer  est vendeuse. C’est un bon produit marketing. Le djihad en Syrie a parfaitement intégré les fonctionnements du marketing politique. Quand on vit dans une société dominée par le marketing, il est inévitable qu’on se fasse prendre. On se laisse d’autant plus prendre que le djihad en Syrie ne se présente pas comme un paradis. Au contraire. Le paradis, c’est fait pour les mous, les décadents, les Occidentaux dégénérés, infidèles, mécréants. La Syrie, au contraire, c’est l’enfer, parce qu’on y vit à fond. La guerre. La religion. Tout. 

Eric Deschavanne : Il y a deux interprétations possibles, pas forcément incompatibles, l'idéalisme révolutionnaire et la frustration sociale. L'engagement Jihadiste est révolutionnaire : la France représente l'ancien monde, le monde déchu, dont il faut faire table rase, tandis que la Syrie de l'État islamique, est le pays de l'islamisme réel, l'avant-garde du califat mondial, la Terre promise des islamistes. Si par ailleurs vous êtes en France sans aucune perspective d'intégration et de réussite sociale, la Syrie peut vous apparaître comme un eldorado où vous pourrez trouver votre place.

Dans quelle mesure la structure familiale actuelle, avec la diminution, voire la perte, de l'idée de collectif et la valorisation de l'enfant en tant qu'individu joue-t-elle un rôle ?

Eric Deschavanne : On entre dans un domaine d'explication où la plus grande prudence s'impose. Y a-t-il des facteurs familiaux susceptibles d'expliquer ces vocations ? Comme pour la drogue et d'autres pathologies de l'adolescence, il faut éviter de culpabiliser les familles à coup d'explications causales générales. Ce qu'on peut dire simplement à propos de la famille contemporaine, c'est qu'elle est rarement en mesure de proposer à l'enfant un modèle d'intégration sociale. Dans la société du changement permanent, l'adolescent sait un chose : le monde dans lequel il va devoir faire sa place n'est plus celui dans lequel ses parents ont vécu. Comme le dit Olivier Galland, notre meilleur sociologue de la jeunesse, le mode de socialisation aujourd'hui ne passe plus par la transmission et l'imitation mais par l'expérimentation individuelle. Les pathologies de la jeunesse – et l'engagement jihadiste en est une – sont à cet égard des ratés de l'expérimentation, des scories d'une socialisation qui se confond avec l'individualisation.

Le goût de l'effort est moins présent à l'école tout comme la frustration et la gratification immédiate est recherchée. En quoi ces éléments peuvent-ils expliquer la perte de sens que connaissent ces jeunes partant en Syrie ?

Jean-Louis Auduc : S’il n’y avait que l’école comme responsable, on pourrait sans doute trouver aisément quelques esquisses de solution ! Le problème est plus complexe. Il repose pour moi sur un certain nombre d’éléments :

Un jeune doit pouvoir se confronter à ses limites. Or, alors que la société dans son fonctionnement et dans les attitudes et comportements individuels et collectifs en son sein, est de plus en plus violente. Pourquoi avoir rendu l’école, ses espaces, ses activités, de plus en plus aseptisés et avoir toujours plus mis en avant cette notion de "risque zéro" ? Ce type de réglementations qui rend à peu près impossible la mise en place d’activités un peu "risquées", encadrées, auprès de jeunes, fait qu’aujourd’hui, le jeune adolescent a de plus en plus tendance à rechercher en dehors d’activités un tant soit peu contrôlées, la prise de risques, la recherche d’aventures, de sensations "fortes", autant  de domaines qu’il est nécessaire d’aborder pour grandir en maturité.
Est-ce que les difficultés de plus en plus importantes, au vu de la multiplication des textes, pour organiser et encadrer des activités physiques comme les sorties à bicyclette, les randonnées, les baignades, ou le camping en pleine nature ne conduisent pas les jeunes à rechercher en eux-mêmes ou en bandes, leurs limites, en supprimant les freins des vélos, en trafiquant les moteurs de deux-roues, en se réunissant pour consommer des"excitants" de toutes sortes dans les caves ?

Nous vivons en plein paradoxe : nous voulons prévenir la violence, les conduites à risques et nous supprimons ou rendons extrêmement difficiles de nombreuses occasions de régulations de conflits dans des groupes de jeunes en réservant une portion de plus en plus congrue aux jeux, aux « sorties d’aventure » qui peuvent permettre de pacifier et de transformer les pulsions agressives. Pire ! Nous judiciarisons la moindre blessure, le moindre incident, le moindre accroc, la moindre querelle entre jeunes….

Les familles se rendent-elles compte qu’un travail bien encadré sur les limites, les dangers, les risques calculés, peut permettre d’éviter que des jeunes n‘aillent rechercher ailleurs des sensations extrêmes, des violences contre soi-même : véhicules motorisés lancées à grande vitesse, voire prises de substances « grisantes » comme l’alcool, des médicaments ou des drogues….et que quelques plaies ou bosses, des déchirures ou des vêtements un peu abîmés, peuvent être le prix à payer pour que le jeune se confronte, en étant encadré par des professionnels, à l’aventure, aux risques, à ses limites, et n’essaient pas de leur faire seul ou en bandes, sans contrôle.
En effet, transgresser, c’est pour l’adolescent le moyen, une manière de prospecter les limites, de les tester, de se mesurer aux interdits. Il est donc important que l’adulte ne se laisse pas prendre à ce jeu de transgression qu’expérimente l’adolescent. Il ne s’agit pas d’être laxiste, mais de travailler  sur les limites et les régulations possibles.

A cette difficulté de travailler sur les limites des jeunes, s’ajoute aux différentes crises évoquées plus haut, une crise d’utilité.
Vivre pleinement sa vie, c’est se sentir utile pour se considérer maître de son destin. De trop nombreux jeunes, et notamment des jeunes filles, se sentent inutiles, sans prise sur leur quotidien. La professionnalisation de nombre de métiers qu’on pouvait faire à l’adolescence pour se sentir utiles : moniteurs de centres de vacances, aide humanitaire, etc… fait que ce sentiment d’utilité est manipulé par différentes sites radicaux pour inviter des jeunes filles à "se sentir utiles" en Syrie.
Il y aurait un enjeu fort dans notre société française à répondre à ce désir d’engagement à l’adolescence d’un certain nombre de jeunes.

La crise d’identité et la crise d’utilité sont d’autant plus fortes une véritable crise des espaces de citoyenneté.
Il y a une crise de ce qu’est le projet collectif national : Qu’est-ce qui vaut collectivement la peine d’être défendu, d’être légué aux générations futures ? Quels sont les intérêts communs qui ne sont pas la somme des intérêts particuliers ? Il y a des interrogations sur le rôle de l’Etat, sur la place des pouvoirs locaux… L’Etat semble se déliter dans un double mouvement : transfert de compétences au niveau des régions, des départements, des communes ; abandon de souveraineté au profit d’organismes internationaux comme l’Europe ou l’OMC…

A cette crise de l’Etat, s’ajoute une crise de la ville comme espace de mixité sociale. La ville est de moins en moins un espace permettant de tisser un lien social, mais apparaît de plus en plus comme un archipel de quartiers où la ségrégation spatiale est aussi une ségrégation sociale. 

La société française est donc confrontée à un certain nombre de questions majeures qui relèvent de sa propre représentation, et rendent le dialogue inter-culturel plus difficile et ses mythes de moins en moins opérants pour des jeunes souvent ni d’ici, ni d’ailleurs.

Le développement de la situation présente montre la nécessité d’agir sur ces crises, notamment pour éviter diverses tentations susceptibles d’être proposées à des jeunes par de "mauvais bergers" et de les rendre donc moins perméable à certaines idéologies, certaines dérives mortifères.

Eric Deschavanne : La famille et 'école sont co-responsables de la formation de la personnalité de base de l'individu. Les dix premières années de la vie de l'individu sont déterminantes : ce sont les années au cours desquelles s'acquièrent les qualités humaines (dont le sens de l'effort et de la discipline) et les compétence cognitives qui permettront ensuite à l'adolescent de réussir son parcours scolaire et de tracer par lui-même son chemin vers le monde adulte. Les familes et l'Éducation nationale n'en ont pas suffisamment conscience. Nombre de pathologies de l'adolescence s'expliquent à mon sens par les ratés de la prime éducation. Est-ce toutefois un facteur explicatif de la vocation djihadiste ? Je n'ai pas suffisamment d'éléments pour en juger.

Les discriminations (sociales, ethniques, physiques par exemple) sont devenues une grille d'analyse majeure dans notre société. En quoi cette forme de dichotomie simpliste entre l'axe du Bien et l'axe du Mal a-t-elle des répercussions sur les jeunes français attirés par le jihad ?

Bertrand Vergely : Ce n’est pas la discrimination qui est une grille d’analyse chez nous, mais le refus de toute discrimination. Et encore, c’est beaucoup dire que ce refus est une grille d’analyse, la lutte cotre les discriminations étant une grosse ficelle pour faire de l’audience dans les médias et du racolage en politique. D’où par réaction l’attrait que suscite Daech qui n’a pas peur de discriminer en distinguant Dieu et les ennemis de Dieu. Si nous sommes responsables de quelque chose c’est par notre mollesse. Nous sommes tellement mous avec nos campagnes parfaitement niaises à propos delà discrimination que, par réaction, nous rendons la dureté appréciable. 

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