Sorj Chalandon : l’école du mal<!-- --> | Atlantico.fr
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L'auteur Sorj Chalandon
L'auteur Sorj Chalandon
©DR / JF PAGA

Atlantico Litterati

Comment vivre son enfance quand personne ne vous aime ?Sorj Chalandon fait sensation avec son onzième roman : « L’enragé » (Grasset). L’intrigue mêle les souvenirs d’un orphelin à une page de notre histoire : une chasse aux enfants échappés d’une colonie pénitentiaire de Belle-Ile-en-Mer, chasse honteuse organisée par de brave gens devenus soudain des hyènes. Le personnage -superbe et douloureux- du « fugitif » victime de ces adultes malfaisants nous bouleverse et réconciliera peut-être Sorj Chalandon avec son enfance ? Ceux qui, battus, n’ont pas été aimés en douteront. On ne s’évade pas d’une telle prison : trop de séquelles. A moins que… la littérature… ? Ecrire sauve.L’un des meilleurs romans de cette rentrée. Saisissant.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

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«  Jules Bonneau. N° mat : 3 462 / 2e quartier
État d’agitation, anxiété, agressivité, mauvais contrôle de ses impulsions »,
avait écrit le médecin. Il avait alerté la direction sur des « phases de bouffées délirantes » liées à « un discours désorganisé ». Inquiétant, « mais insuffisant pour être interné »…

Telle fut la fiche signalétique de « L’enragé » au bagne pour enfants ( ce scandale français) de Belle -Ile- en Mer – dans le nouveau roman de Sorj Chalandon. Tout commence au mois d’Aout 1934 en ces paysages magnifiques  : il s’agit de  cette Ile que chérirent -entre autres  - Sarah Bernhardt (1862-1923) : « Je découvris à l'extrémité la plus venteuse de Belle- Ile un fort spécialement inhabitable, spécialement inconfortable, et qui, par conséquent, m'enchanta".Colette (1862-1923) : « Mon Schwob*, (Marcel* ami de Colette- écrivain et journaliste- NDLR), « si tu savais quelle splendeur c’est ici! Je n’ai vu rien de pareil, et je nage dans des joies successives et simultanées. […]Quant à Jacques Prévert(1900-1977),  il aimait beaucoup Sauzon . Il publia  en 1946 dans  « Paroles » un  texte intitulé « La chasse à l’enfant » (1946) pour dénoncer la maltraitance subie par les mineurs de cette colonie pénitentiaire de Belle- Ile ( le sujet de Sorj Chalandon).

Enfin, François Mitterrand (1916-1996) fut longtemps  un habitué du Relais et Château  le « Castel Clara" ( chambres ******Luxe) : « J'ai devant moi la mer qui se confond avec les rochers. Pas de vent. Rien ne bouge » (extrait du livre « Lettres à Anne Pingeot »/ par François Mitterrand / Parution le 13 octobre prochain / Gallimard /1200 pages)

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Par contraste avec  ces splendeurs paysagères, le narrateur de  Sorj Chalandon-,  un adolescent surnommé « La Teigne », prisonnier   du tristement célèbre  bagne pour enfants- subit toutes sortes de maltraitances en ce pensionnat  pour mineurs délinquants: « Tout mon corps était douloureux. Je suis remonté sur la piste et j’ai repris ma course. Les dents serrées, le ruban de ma mère prisonnier de mon poing (le seul cadeau que lui ait jamais fait sa génitrice : ce ruban gris ôté des cheveux maternels NDLR ).(…)

— Je te tiens à l’œil, Bonneau !

« Je m’en foutais. Je marchais. Sur la piste en béton, dans ma tête, dans mes rêves, je marchais vers le corps de garde, vers le mur, vers la mer, vers plus rien qui m’enserre. Je marchais de plus en plus vite, loin de la colonie, et personne ne pouvait plus me suivre. Tu entends Le Bouc ? Maintenant je cours ! Et toi Chautemps ? Je m’enfuis ! Tu me rattrapes Le Goff ? Dismoi, curé, qui va avoir le courage de te jeter dans mes pattes ? Toi le médecin ? Toi Le Rosse avec ton becdelièvre ? Toi, Toupet, qui rajuste tes cheveux blonds à chaque éternuement ? Vous les gendarmes, qui traquez les gamins évadés sur les plages ? Qui va m’empêcher, hein ? Qui va me rejoindre ? Je marche, Messieurs. Je cours ». (  Sorj Chalandon/L’Enragé/) Cette course vers la mer du gamin désespéré nous rappelle celle d’Antoine Doisnel (filmée par François Truffaut)à la fin des 400 coups. L’océan   cernant « l’Enragé » fuyant son malheur évoque à la fois  un rêve de liberté et un  refuge possible dans la mort,  la Camarde effaçant  le mal de vivre. « Briser les toutpetits, étrangler les plus grands, les rêves des uns, la colère des autres. Transformer ces gibiers de potence en futurs soldats, puis en hommes, puis en plus rien. Des spectres qui erreront dans la vie comme dans les couloirs d’un bagne, serviles, honteux. Qui iront à l’usine les épaules basses, comme à confesse. Qui jamais ne se révolteront. Qui s’étourdiront au bal du samedi, à la rencontre d’un jupon. Et qui l’épouseront sous le coup du vin, l’urgence d’un ventre plein. Vie en lambeaux, sans grâce, sans lumière. Puis qui mourront, un matin pour rien, avec le masque gris d’un enfant de BelleÎle ». (Sorj Chalandon/L’enragé/Grasset).

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Sorj Chalandon : l’école du mal

Une fois de plus, Chalandon  se délivre  de souvenirs  toxiques par la création d’une fiction.  Il s’agit ici d’une  atroce geôle bâtie en un lieu paradisiaque : un bagne pour mouflets .Le Jacques Vingtras  de la trilogie de Jules Vallès- « l’enfant », « le bachelier », « l’insurgé »- a quelque chose en effet qui rappelle chacun des narrateurs  des  dix romans de Sorj Chalandon, ou, à tout le moins ce qui- chaque fois- les anime  :  l’enfance détruite par des adultes. « Je ne pensais pas, je ne criais plus. Le réfectoire tanguait. Je voyais à peine. Une furie rouge. Mon cœur entier tenait dans mes poings. Mes tempes étaient douloureuses. Je claquais des dents. Je faisais trois gestes inutiles pour un mouvement nécessaire. Je ne courais pas, je dansais. Je grimaçais dans le tumulte. Je tirais une langue de gargouille. Tout était en train de disparaître. Les insultes, les brimades, les vexations, les humiliations, les coups. Le froid de l’hiver, la brûlure de l’été, l’odeur de nos corps sales, la faim, les punaises, les poux, la gale. Je nettoyais sept ans de bagne à grande eau. À coups de hargne. J’étais enragé.» 

Goya aurait aimé cette fresque du pouvoir des adultes sur les enfants.  « Mieux vaudrait naître orphelin », confie l’auteur, un connaisseur des enfances pourries. Avec  la colo de « redressement » et ses propres souvenirs,Sorj Chalandon parachève l’un des meilleurs textes de cette rentrée.

Annick GEILLE

Repères Sorj Chalandon

« Après trente-quatre ans à Libération, Sorj Chalandon est aujourd’hui journaliste au Canard enchaîné. Ancien grand reporter, prix Albert-Londres (1988), il est l’auteur de dix romans, tous parus chez Grasset. Le Petit Bonzi (2005), Une promesse (2006, prix Médicis), Mon traître (2008), La Légende de nos pères (2009), Retour à Killybegs (2011, Grand Prix du roman de l’Académie française),Le Quatrième Mur (2013, prix Goncourt des lycéens), Profession du père (2015), Le Jour d’avant (2017), Une joie féroce (2019) et « Enfant de salaud (2021) ».

Sorj Chalandon/Extraits

« Notre troupe de vauriens semble une armée vaincue »

« Augustin, mon père, était saisonnier agricole. Il avait été blessé pendant la guerre et n’était plus destiné qu’aux menus travaux. Certains agriculteurs l’employaient par charité chrétienne. D’autres en geste de solidarité. Ils aidaient le fils du pays ou l’ancien combattant, mais son salaire n’était qu’un secours. »

« Lorsque ma mère est partie, j’avais 5 ans. J’ai peu de souvenirs d’elle. L’odeur humide de son cou, la fumée de ses cigarettes, sa voix rocaille. Et le ruban en soie grise qu’elle nouait dans ses cheveux. Le matin de sa fuite, elle me l’a attaché au poignet. Je dormais encore. Bien plus tard, j’ai su qu’elle nous avait quittés pour l’accordéoniste italien d’un bal musette ».

« Le lendemain, mon père m’a emmené chez ses parents. Ma mère m’avait abandonné, mes grandsparents ne m’ont pas accueilli. Ils m’ont installé dans un coin de la cuisine, près des escaliers qui menaient au cellier. Dans un renfoncement du mur, mon grandpère a bricolé une sorte de chambre. Un matelas, des draps, une couverture, une commode.

À table, le morceau de lard était à lui, les légumes pour sa femme et le reste pour moi.

— La viande à celui qui travaille, disaientils. »

« Même à l’école, je posais problème. Je déchirais mes pantalons aux genoux en jouant dans la cour et je répondais à l’instituteur. Tout ça à cause de ma mère qui était partie. Oui, partie. Comme ça, du jour au lendemain. Et non, elle n’avait plus jamais donné de nouvelles. Elle venait de ChâteauGontier, une fille de la ville. Vulgaire. À la messe, elle mettait des chaus sures rouges. Elle ne s’était jamais faite à la ferme. Mes grandsparents s’en étaient toujours méfiés. Oui, c’est cela. J’avais tout hérité d’elle et rien de leur fils. Un homme, leur fils, un vrai. Diminué par la guerre mais brave. Et qui faisait aujourd’hui ce qu’il pouvait. »

— Pourquoi astu volé ces œufs ?

J’ai baissé la tête. Son regard trop gentil me faisait peur. — J’avais faim, Monsieur.
Il a soupiré, hoché la tête. Il avait les lèvres tristes ».

« — Tu faisais quoi, à la colo ? Paysan ou marin ?

— Marin ! j’ai crié.
Pour couvrir le vent. Pour en finir avec ses questions.

Pour que ma tempête s’apaise. C’était un mot digne, un mot fier. Je venais de le revendiquer.»

Pour retrouver un précédent article d'Annick Geille sur Sorj Chalandon cliquez ICI

Copyright Sorj Chalandon/ L’enragé/Grasset/ 336 pages 22 euros et 50 cents/ toutes librairies et « La Boutique ».

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