Sauver la liberté de pensée des assauts des nouveaux censeurs SANS mettre en danger la démocratie : mode d’emploi <!-- --> | Atlantico.fr
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Dans un arrêt historique concernant CNews, les Sages du Palais-Royal ont élargi le contrôle du pluralisme et de l’indépendance des médias par l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique.
Dans un arrêt historique concernant CNews, les Sages du Palais-Royal ont élargi le contrôle du pluralisme et de l’indépendance des médias par l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique.
©BERTRAND GUAY / AFP

Défi du siècle

Est-il possible d’échapper au dilemme « intégristes du cercle de la raison » contre « populistes peu soucieux de démocratie libérale » ? Et comment ?

Rafaël Amselem

Rafaël Amselem

Rafaël Amselem, analyste en politique publique diplômé du département de droit public de la Sorbonne. Rafaël Amselem est également chargé d'études chez GenerationLibre.

 

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Raul Magni-Berton

Raul Magni-Berton

Raul Magni-Berton est actuellement professeur à l'Université catholique de Lille. Il est également auteur de notes et rapports pour le think-tank GénérationLibre.

 

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Philippe d'Iribarne

Philippe d'Iribarne

Directeur de recherche au CNRS, économiste et anthropologue, Philippe d'Iribarne est l'auteur de nombreux ouvrages touchant aux défis contemporains liés à la mondialisation et à la modernité (multiculturalisme, diversité du monde, immigration, etc.). Il a notamment écrit Islamophobie, intoxication idéologique (2019, Albin Michel) et Le grand déclassement (2022, Albin Michel) ou L'islam devant la démocratie (Gallimard, 2013).

 

D'autres ouvrages publiés : La logique de l'honneur et L'étrangeté française sont devenus des classiques. Philippe d'Iribarne a publié avec Bernard Bourdin La nation : Une ressource d'avenir chez Artège éditions (2022).

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Atlantico : Censure de la loi immigration, arrêt du Conseil d’Etat concernant CNews… Faut-il s’inquiéter, en l’état actuel des choses, de la tentation de certains au sein du “cercle de la raison” à balayer certaines des aspirations que nourrit une part non négligeable de la population française ? Faisons-nous face à de nouveaux censeurs ?

Raul Magni-Berton : Nous faisons, il est vrai, face à des censeurs en France. C’est un problème qui concerne de nombreuses démocraties occidentales et qui apparaît encore plus clairement en Hexagone. Il concerne également les médias, d’ailleurs. Dans les faits, il faut bien comprendre qu’il existe une véritable peur des tentations illibérales en démocratie. La réaction à cette peur consiste généralement à restreindre les libertés des autres et on tombe dans ce qui relève de la prophétie auto-réalisatrice. Plus on a peur que la démocratie tombe et plus on se comporte de façon dangereuse. Cette peur devient donc un déclencheur. Des chercheurs Allemands montraient récemment que les individus qui travaillent le plus (ou souhaitent le plus) à l’interdiction d’autres partis ou de chaînes d’informations sont ceux qui ont le plus peur des tentations illibérales au sein de la démocratie, qui craignent que les formations en question puissent subvertir la démocratie. Ce sont ceux-là les plus dangereux. Il faut donc faire particulièrement attention face aux instances qui dénoncent le populisme, l'extrémisme, puisque c’est souvent d’elles qu’émane une restriction des libertés.

Rafaël Amselem : Il est important, pour commencer, de différencier certains des points évoqués. Il est indéniable qu’il y a aujourd’hui un certain cercle de la raison qui essaie de se construire aujourd’hui et qui correspondrait à une forme d’espace central. Celui-ci s’attribue, de manière régulière, la régularité “par défaut”. Il explique que c’est lui l’acteur responsable, le raisonnable, face aux dé-responsables et aux dé-raisonnables. On pourrait condenser cette attitude à la formule suivante : “Moi ou le déluge”. C’est une formule, cela ne fait aucun doute, absolument inacceptable en termes politiques. Une démocratie représentative accepte normalement la légitimité de l’ensemble des acteurs qui sont élus au parlement et participent donc au débat public.

Ceci étant dit, il faut séparer les deux décisions que vous évoquez qui ne relèvent pas de la même situation. Concernant le Conseil constitutionnel, et aussi critiquable que soit la décision dont on parle (et elle l’est à plusieurs égards, selon moi), il faut tout de même noter qu’elle s’inscrit dans une jurisprudence constante. Ce n’est pas la première fois que le Conseil constitutionnel, sur des questions comparables, procède de la sorte et en ce sens-là j’aurais du mal à évoquer une volonté de censure. D’autant plus que le Conseil a bien précisé qu’il ne se prononcerait pas sur le fond. Nous verrons bien, après les propositions de loi de la droite ou le nouveau projet de loi sur lequel travaille le gouvernement si le Conseil constitutionnel s’inscrit effectivement dans une optique visant à imposer les termes du débat.

Je serais beaucoup plus critique sur la décision du Conseil d’Etat. Il fait là une interprétation tout à fait nouvelle de la législation qui à attrait au pluralisme sur les chaînes de télévision de la TNT. Preuve en est : l’Arcom n’a pas du tout compris l’obligation ainsi que l’entend aujourd’hui le Conseil d’Etat, c’est-à-dire celle d’un pluralisme ne concernant plus seulement les invités politiques mais l’ensemble des intervenants d’une chaîne, y compris non-politiques. Cette décision, rappelons-le, est impraticable : comment déterminer avec certitude l’appartenance d’un présentateur, d’un chroniqueur ou d’un éditorialiste… particulièrement quand celui-ci est perçu comme de gauche par la droite ou de droite par la gauche ? Plus important, peut-être, c’est une décision qui est aussi illégitime à mon sens. 

Comprenons-nous bien : je ne nie évidemment pas l’intérêt et la légitimité d’une obligation de pluralisme.

Une agora, c’est-à-dire un espace public sur lequel s’organise le débat public, doit s’organiser politiquement. En ce sens-là, il y a effectivement des enjeux de temporalité et des obligations de temps de parole doivent de fait incomber aux médias. Cela doit être aussi le cas en termes de droits à l’information, de lutte contre les fake news notamment. Le problème, cependant, c’est que dans une démocratie nous sommes confrontés à des libertés et des obligations en confrontation. En l’occurrence cette obligation, telle qu'interprétée par le Conseil d’Etat outrepasse très largement une autre liberté non moins légitime : celle du choix de sa ligne éditoriale pour tout média. Cette décision, il faut le dire, s’inscrit dans une dynamique politique globale qui fait très peu de cas de la liberté d’expression comme absence de censure mais qui, au contraire, multiplie un ensemble d’obligations visant à asseoir une certaine vision de la liberté d’expression. Cela fait dix ans, maintenant, que l’on assiste à un renforcement de la législation contre les fake news, les discours haineux ou négationnistes… à cet égard, nous avons une vision très intrusive du politique dans la régulation de la liberté d’expression. Je ne crois pas que ce soit quelque chose de positif pour la pérennité d’un droit aussi fondamental dans une démocratie libérale.

Philippe d’Iribarne : On a affaire à une très vieille question, qui s’est déjà posée au moment de la Révolution française, associée à la crainte des « passions populaires », on disait à l’époque de la « populace ». Le suffrage censitaire, associé à la distinction entre « citoyens actifs » supposés éclairés et « citoyens passifs », a été conçu pour répondre à cette crainte. C’est aussi pour y répondre que la IIIe République a voulu développer massivement l’éducation, chargée de répandre les Lumières et de réconcilier « le nombre et la raison ». De nos jours, on retrouve la crainte du « populisme ». Une énorme question est évidement le fait que ceux qui prétendent incarner la raison ne sont pas forcément plus éclairés que la masse du peuple. Ainsi, c’est au nom de la raison qu’a été mise en œuvre une politique économique conduisant à une large liquidation de notre industrie. C’est au nom de la raison qu’on a conçu une « écologie punitive ». Le prétendu cercle de la raison a lui aussi ses idéologies qui, comme toute idéologie, rendent aveugle. On l’a bien vu quand il a idolâtré le « Petit livre rouge ». Orwell nous à mis en garde contre ces dérives. Pensons aussi à la fameuse parole de Chesterton : « Le fou à tout perdu, sauf la raison ». De nos jours, une question majeure est posée par le fait que ceux qui sont censés incarner la raison, le Conseil d’Etat au premier rang, ou encore la Cour européenne des droits de l’homme, ont une orientation idéologique très « à gauche », qui jure avec celle de la majorité de la population. Rien n’est prévu dans nos institutions pour gérer un tel conflit d’intérêts au sein de ceux qui sont censés être des arbitres impartiaux.

Dans quelle mesure cette nouvelle forme de censure peut-elle mettre en danger la liberté de pensée et donc, par conséquent, la démocratie ? Est-elle l’apanage du seul cercle de la raison, par ailleurs ?

Raul Magni-Berton : Cette tentation à l’illibéral dans la démocratie n’est pas l’apanage du seul cercle de la raison, non. On l’a vu de toute part, par le passé : les tendances qui militent pour la restriction de la liberté d’opinion existent depuis toujours. En France, la tentation apparaît très grande parce qu’elle était autrefois beaucoup plus restreinte. Il y a eu une vraie crainte de la part d’une partie de l’Etat, après la Seconde Guerre mondiale et le régime de Vichy. Pendant les Trente Glorieuses, nous étions donc très vigilants à ce niveau. Depuis, le souvenir est moins prégnant et la vigilance moins marquée. Et on observe désormais un grand nombre de restrictions qui visent à rester dans le cadre droit… mais qui provoquent de véritables infiltrations, particulièrement concernant la liberté d’expression sur les réseaux sociaux par exemple. La raison invoquée est toujours la même : on limite la liberté de s’exprimer au nom d’une plus forte objectivité, au nom du risque que peuvent représenter certains discours jugés haineux notamment. Mais il ne faut pas penser que ce n’est vrai qu’en France. En Hongrie, où l’exécutif n’a pas la même couleur que dans l’Hexagone, on observe le même genre de dérives, de même qu’en Argentine par exemple. L’approche change, mais la tentation demeure la même.

Ceci étant dit, il m’apparaît important de préciser la chose : quand on parle de liberté de penser, on parle en vérité de la liberté d’exprimer sa pensée. Il est indispensable, en démocratie, que tout un chacun puisse exprimer ce qu’il pense. Bien sûr, il y a manière et manière de le faire : il ne faut pas tolérer l’injure, par exemple, et rester civique. Dès lors que les gens ne peuvent plus exprimer ce qu’ils pensent, il devient évidemment plus difficile pour eux de se mobiliser, de mettre leur opinion en commun. Il est évidemment moins plausible, dans ce cas de figure, qu’ils fondent un parti ou qu’ils ne créent un média. Mais cela ne veut pas pour autant dire qu’ils ne se mobilisent pas du tout : cela signifie simplement qu’ils ne le feront pas ouvertement et qu’il devient impossible de savoir ce qu’il se passe. Ils sortent du cadre des règles de la démocratie. Or, le succès (et donc la survie) de la démocratie repose sur le fait de tout faire à la lumière du jour, d’être bien informé sur l’état des opinions des différents acteurs qui la composent.

Rafaël Amselem : On retrouve cette censure des deux bords de l’échiquier politique. Elle ne se manifeste simplement pas de la même façon. Le bloc de la raison, parce qu’il est au pouvoir, va utiliser l’arme législative. Mais de tels comportements se retrouvent également au sein de la société civile. D’évidence, on pense à des mouvements types “woke” ou qui appliquent une certaine forme de cancel culture. Celle-ci ne supporte pas, c’est un fait, l’expression de certaines paroles considérées comme oppressives ou inadmissibles. Cela montre bien, dès lors, que la liberté d’expression n’est pas qu’affaire de protection par la loi : elle est aussi le fait de lutter contre des tentatives de censures infra-législatives au sein de la société civile. Tout cela rend la question très complexe. Nous allons d’ailleurs, avec GenerationLibre, publier un observatoire des libertés publiques dans les semaines à venir. L’objectif est clair : tenter de quantifier l’évolution des libertés publiques en France sur les 20 dernières années. Le deuxième volet de cet observatoire portera sur la liberté d’expression et notre outil, que l’on espère utile et complet, illustre toute la difficulté à quantifier scientifiquement le niveau de censure dans une société, de même que le niveau d’intimidation. La défense de la liberté d’expression doit donc passer par la loi ainsi que par une culture politique plus globale.

Ces tentations à la censure, on les retrouve à l’extrême gauche mais aussi à l’extrême droite. Constatons en effet l’indignation à l’égard de certains discours sur l’identité, l’appartenance identitaire ou communautaire, ainsi que celle que l’on peut observer quand certaines législations sont prises pour garantir les intérêts de certaines minorités oppressées : à l’extrême droite, ces situations engendrent toujours la tentation de faire taire, ces paroles qui sont alors considérées comme parfaitement inadmissibles. 

La tentation de censure n’appartient pas à un camp : elle est l’apanage de tous. La liberté d’expression peut être attaquée de partout et il faut donc faire preuve d’une extrême vigilance.

Philippe d’Iribarne :  La liberté de pensée, ingrédient majeur de la démocratie, est en grand danger quand émerge, comme c’est le cas de nos jours, un camp du Bien qui estime que le camp du Mal auquel elle s’oppose ne devrait pas avoir droit à la parole. Quel statut donner à une « extrême droite »  qui représente maintenant une large fraction des citoyens ? Est-elle une incarnation du camp du Mal qui doit, à ce titre être muselée, séparée par un « cordon sanitaire » du champ au sein duquel se déroule le débat démocratique ? Ou fait-elle pleinement partie de « l’arc républicain », devenant un acteur à part entière du jeu démocratique ? Les affrontements sont vifs à ce sujet. CNews est menacée d’être censurée en tant que liée à « l’extrême droite », alors que France Inter, qui appartient au camp du Bien, est à l’abri.

Comment changer le droit ou la jurisprudence, comment retrouver de la souveraineté sans mettre à bas l’indépendance de la justice ni la préservation des contre pouvoirs ?

Rafaël Amselem : En matière de liberté de pensée (et donc, également, de liberté d’exprimer sa pensée), j’aurais tendance à affirmer que ce qui a été le plus dommageable vient des organismes parlementaires. En ce sens-là, c’est bien notre souveraineté qui est en cause : on parle ici de la manière dont nous comprenons la loi et nous la modifions. Je pense notamment à la loi Avia qui, après avoir fait l’objet de très longs débats au parlement a finalement été censurée par le Conseil constitutionnel. Celle-ci donnait la charge aux plateformes de pouvoir combattre les contenus dit-haineux. On pourrait aussi évoquer la loi fake-news… Toutes s’ancrent dans ces mêmes problématiques. Le parlement et, mécaniquement, le pouvoir en place ont œuvré dans la diminution de la liberté de pensée et d’expression. C’est d’ailleurs quelque chose que nous avons noté dans notre observatoire des libertés publiques. Il s’appuie sur des items concrets pour analyser leur évolution, ce qui nous a permis d’identifier que dans les années 2000, nous étions à une liberté d’information estimée à 80%. En 2022 ce montant chutait alors à 63%. Cette chute est attribuée, de façon systématique, à des évolutions législatives.

Comment préserver la liberté de pensée, et la démocratie, de ces nouveaux censeurs aujourd’hui ? Ne faudrait-il pas commencer par traiter les citoyens en adultes, capables de voter de manière éclairée et autonome à condition de se protéger des éventuelles manipulations de l’opinion ?

Raul Magni-Berton : Nous avons, indéniablement, tendance à infantiliser les électeurs. C’est un problème réel, qui repose notamment sur un mythe très fort qui consiste à penser que les citoyens sont extrêmement manipulables. Toutes les études qui ont pu être menées sur cette question tendent à dire que ce n’est pas sur l’opinion que tout un chacun nourrit qu’il est le plus manipulable. Il est très difficile d’infléchir l’avis qu’un citoyen s’est fait sur une question par de tels moyens. En revanche, il est plus manipulable concernant son sentiment d’isolement. Un Etat ou un régime qui contrôle la presse peut faire croire à ses citoyens qu’ils sont seuls à penser ainsi qu’ils le font tandis que les autres penseraient ainsi que les médias le laissent entendre.

Ce type de propagande permet de s’assurer que les gens se sentent isolés, qu’ils soient convaincus d’être seuls à penser différemment. C’est précisément pour cela qu’il faut garantir un vote éclairé et surtout secret : il devient alors impossible (ou au moins très difficile) à prédire et donc plus compliqué à manipuler. Seulement voilà, pour garantir un vote éclairé, il faut aussi garantir la liberté de la presse, laquelle souffre de plusieurs problèmes en France. L’un de ceux que l’on pourrait citer, c’est celui de la difficulté pour un média de vivre uniquement de son public. Un nombre conséquent de nos titres de presse sont tenus par des grands milliardaires, dont nul n’est dupe concernant les intérêts politiques. De l’autre côté, le financement public est aussi de plus en plus important ce qui réduit évidemment la liberté du journaliste, lequel est souvent précarisé.

Sur internet, l’information est beaucoup plus régulée et l’information y est aussi très concurrentielle. D’aucuns pourraient affirmer que ce genre de régulation constitue une solution intéressante, mais il faut tout de même comprendre ce qu’elle peut avoir d’effrayant, surtout quand elle consiste à interdire, forcer par la loi ce qu’un média peut dire ou non, qui il peut ou non inviter. L’autre tendance consiste à penser qu’il faut au contraire laisser cette plateforme s’auto-réguler et espérer qu’elle soit suffisamment diverse pour garantir la liberté de la presse. Ce qui est certain, c’est qu’une question doit toujours être posée, dès lors que l’on régule : qui, au juste, régule ? Cette charge est toujours le monopole de quelqu’un (ou d’une organisation) chargée de prendre décisions qui seront forcément hautement contestables puisque pour partie arbitraire.

Philippe d’Iribarne :  Pour les représentants du camp du Bien, les citoyens ne votent pas de manière éclairée et autonome à cause de la mauvaise influence de la démagogie d’extrême droite, véhiculée spécialement par les médias Bolloré. Il faut protéger les citoyens de cette mauvaise influence pour qu’ils votent de manière éclairée. Si vous mettez en cause cette vision, vous prouvez par là que vous appartenez vous-même au camp du Mal.

Quid de l’alternance ? Comment s’assurer que le perdant n’a pas le sentiment de tout perdre et surtout qu’il ne soit pas traité comme s’il pensait “mal” après coup ?

Raul Magni-Berton : La tentation de faire la morale aux électeurs est devenue très forte, en France, et c’est un vrai problème. Ce n’était pas le cas par le passé, notamment pendant la période des Trentes Glorieuses que nous avons pu évoquer précédemment. A l'époque, il était considéré très incorrect de s’abaisser à ce genre de discours. Aujourd’hui, c’est presque devenu mécanique.

Du reste, vous avez raison : il faut effectivement s’assurer que l’alternance paraisse possible, en démocratie, pour que le système continue de fonctionner. Les minorités, c’est-à-dire les perdants à l’élection, doivent pouvoir gagner des batailles, la division des pouvoirs doit être possible. Si les perdants restent convaincus qu’ils ne pourront jamais gagner dans le système en place, ils mettront tout en place pour changer de système. A cet égard, la France cumule les soucis : notre système est majoritaire et considérablement moins efficace en la matière que celui de nos voisins britanniques par exemple. Il assure une prime au parti majoritaire, généralement “centriste”, tandis que les autres mouvements sont amenés à se regarder en chien de faïence. 

Dès lors, ce mode de fonctionnement à deux tours garantit un système qui assure un équilibre favorable aux puissants : ce sont tous les mêmes qui disposent du rôle prépondérant et vont donc pouvoir gouverner seul ou presque. La réaction du parti présidentiel, à l’issue des dernières législatives et alors qu’il comprenait qu’il n’aurait pas la majorité absolue, était très parlante : faute d’être habitué à une telle situation, l’exécutif a paniqué sans réaliser que c’est une situation tout à fait commune dans l’écrasante majorité des pays européens. Nous nous sommes habitués à l'existence d’une majorité forte, qui décide seule, et ceux même quand il n’y a pas de majorité à proprement parler. Le pouvoir aurait pu négocier avec les oppositions, mais celles-ci n’ont pas de marge, ainsi que cela s’est vu lors des débats sur la loi immigration par exemple.

Par conséquent, l’alternance apparaît très difficile à faire. Les électeurs n’ont pas la possibilité de gagner eux-mêmes leurs batailles, ce qui les pousse vers l’abstention. Pour l’essentiel, l’abstention française n’est pas le fruit d’une certaine apathie, loin s’en faut. 

Rafaël Amselem : Il faut, d’abord, en arrêter avec la rhétorique du “tout raisonnable”. Toute expression un tant soit peu radicale est considérée comme une parole “extrémiste”, dont il ne faudrait surtout pas débattre. Tout opposé que je sois à la France Insoumise ou au Rassemblement national, il demeure légitime de débattre de la VIème République, de s’interroger sur les violences policières, sur l’immigration et d’une façon générale sur tout un tas de sujets qui dérangent. L’acceptation d’une démocratie libérale, au sens plein, c’est aussi l’acceptation de toutes les composantes politiques de la société. En ce sens là, il n’y a pas d’interlocuteurs plus raisonnables que d’autres.

Je crois également que c’est très lié à une structure institutionnelle qui, en réalité, fait très peu de place au compromis. Il y a une verticalité institutionnelle très forte qui permet à l’exécutif de fonctionner en solitaire y compris en situation de minorité parlementaire comme on a pu le voir ces deux dernières années notamment. Il n’y a plus besoin de considérer, comme le disait Raymond Aron, que la démocratie c’est la construction du compromis. Dès lors, il faut changer les institutions pour que la parole de l’altérité soit beaucoup plus incluse dans la prise de décision dans les politiques publiques. 

Philippe d’Iribarne : Pour que l’alternance soit jugée pleinement légitime, il faut que ceux qui alternent au pouvoir appartiennent également au camp du Bien. L’accès au pouvoir de représentants du camp du Mal n’est pas vu comme faisant partie d’une vie démocratique normale.

Faudra-t-il finir par accepter l’idée que la démocratie, comme tout système, est proprement imparfaite ?

Rafaël Amselem : Il faut cesser d’opposer le politique qui voudrait censurer la société et la société qui subit le joug du politique. En réalité, nous sommes collectivement rentrés dans une dynamique politique où nous ne supportons plus les paroles qui apparaissent idiotes, stupides, fausses… L’expression de ce qui nous contrarie n’est plus tolérée et je crois que cela relève de notre culture politique. Nous ne supportons plus, en effet, que la liberté implique l’imperfection. La liberté, c’est aussi la liberté de faire le mal. Revenons à ce que disait François Sureau : la démocratie a un prix, et ce prix c’est qu’il nous tolérer une part considérable d’imperfections, de gens qui propagent des fake news ou ont des paroles injurieuses, qui n’aiment pas leurs voisins ou comprennent le journal de travers. Nous ne supportons plus ce que la liberté comporte de mal et, plus important sans doute, nous ne croyons plus dans la capacité des démocraties libérales (un système qui, rappelons-le, institutionnalise la confrontation des passions et des intérêts contradictoires) à résorber ce mal. En ce sens, je suis donc très pessimiste sur l’évolution en la matière. Il n’y a pas une manière de défendre la liberté d’expression. Cela dépendra, certes, de la mise en place de politiques qui ne tentent pas de réglementer l’expression outre-mesure mais cela nécessite aussi que notre société comprenne ce qu’implique fondamentalement la liberté d’expression. Il n’existe pas, à cet égard, de solution programmatique pour régler ce problème.

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