Rouge nostalgie : quand une bonne partie de l’Europe de l’Est regrette son passé communiste (et ce que ça nous apprend de nous-mêmes)<!-- --> | Atlantico.fr
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En Transnistrie, les regrets de la période soviétique sont vivaces.
En Transnistrie, les regrets de la période soviétique sont vivaces.
©Morgan Bourven

Ostalgie

Certains pays d'Europe de l'Est ne manifestent aucune nostalgie pour la période soviétique. Mais à l'inverse, il en existe qui regrettent la stabilité économique et sociale des régimes de cette époque.

Michael Lambert

Michael Lambert

Michael Eric Lambert est analyste renseignement pour l’agence Pinkerton à Dublin et titulaire d’un doctorat en Histoire des relations internationales à Sorbonne Université en partenariat avec l’INSEAD.

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Atlantico : En Europe de l'Est, certains habitants expriment un regret du passé communiste et se rendent compte que la chute du bloc n'a pas amélioré leur vie. Comment expliquer ce constat ? 

Michael Lambert : La chute des systèmes socialistes/communistes en 1991 a entraîné une redistribution des cartes et, à ce titre, certains pays ne manifestent aucune nostalgie pour cette période, tandis que d'autres regrettent la stabilité économique et sociale des régimes de cette époque.

Parmi ceux qui regrettent le moins le passé socialiste, on trouve les pays qui sont devenus membres de l'Union européenne et qui affichent globalement de bonnes performances économiques, avec toutefois quelques contrastes. 

Ainsi, la République tchèque, de par sa situation géographique proche de l'Allemagne et de l'Autriche, est aujourd'hui un pays où les salaires sont plus élevés que dans certains pays d'Europe occidentale comme le Portugal, et Prague a l'un des taux de chômage les plus bas au monde ( 3%) et le plus faible de l'Union européenne. De ce fait, il n'y a presque aucune nostalgie de la période socialiste, décrite comme la plus sombre de l'histoire du pays, à égalité avec l'occupation allemande. 

La République tchèque n'est pas en reste, et d'autres pays comme l'Estonie sont aujourd'hui des pôles de cybersécurité et ont acquis une réputation mondiale en matière de gouvernance électronique. La Silicon Valley européenne attire des entrepreneurs de toute l'Europe et de Russie, avec des universités de premier plan comme à Tartu et des multinationales comme Wise, Bolt, Skype, pour n'en citer que quelques-unes. À ce titre, les projections estiment que l'Estonie sera plus riche en PIB par habitant que la Suède dans la prochaine décennie, ce qui explique en partie l'absence de regrets pour le système communisme, sauf pour la minorité russophone de l'est (Narva). 

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Les exemples sont nombreux, mais on constate également une quasi-absence de nostalgie pour cette période en Lettonie, en Lituanie (également une pépinière pour les technologies de l'information), en Pologne (où sont actives des multinationales comme le London Stock Exchange Group - Refinitiv), en Slovaquie et en Hongrie. Dans l'ensemble, les nouveaux membres de l'Union européenne n'ont donc presque pas de regrets, sauf pour deux pays : la Roumanie et la Bulgarie. Ces deux derniers, qui ont rejoint l'UE plus tard (2007), sont en proie à une corruption systémique qui pousse les habitants à regretter le système économique socialiste, mais pas les aspects politiques. 

Ce schéma s'applique également aux pays des Balkans. La Slovénie et la Croatie sont devenues des épicentres du tourisme mondial, et la Slovénie est en train de devenir la "Suisse des Balkans" tandis que la Croatie est en passe de se transformer en une alternative aux destinations historiques comme l'Espagne et l'Italie. À ce titre, la série Game of Thrones a été tournée en Croatie. 

Par contraste, les pays non membres de l'UE qui luttent pour relancer leur économie et sont en proie à des tensions internes nourrissent une certaine nostalgie du système économique d'avant 1991. Au nombre de ces pays figurent l'Ukraine, la Moldavie, la Biélorussie, la Géorgie et l'Arménie. Les pays susmentionnés ont des salaires moyens bas (inférieurs à ceux de la Chine, par exemple), un faible taux de natalité combiné à un exode des jeunes, et des infrastructures en déclin. Les différences sont conséquentes entre un pays comme la Moldavie qui est le plus pauvre d'Europe et la Géorgie qui bénéficie du tourisme et possède encore quelques industries robustes comme les eaux minérales de Borjomi, mais globalement un fossé subsiste avec ceux qui sont maintenant dans l'UE.  

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La seule exception est l'Azerbaïdjan, qui ne fait pas partie de l'UE mais dispose de ressources économiques considérables grâce à sa richesse pétrolière. En tant que tel, il n'y a pas de regret pour le système politique et économique de la période communiste. 

La troisième catégorie, ou plutôt la patrie nostalgique du système économique est la Russie. Il subsiste des différences entre les zones urbaines et rurales, ainsi qu'entre les jeunes et les personnes âgées, mais de nombreuses populations des zones rurales regrettent la période communiste avec des emplois garantis à vie pour tous. Toutefois, contrairement à d'autres pays, la Russie connaît une forme de nostalgie vis-à-vis du système politique, ou plutôt de la grandeur de l'empire contemporain qu'était l'URSS. Bien que la Russie ne représente pas l’ensemble de l'ex-l'URSS, de nombreux citoyens russes la considèrent comme l'héritière de cette période et c'est pourquoi on assiste au retour du culte de Staline (bien qu'il soit géorgien), qui apparaît comme une figure emblématique de l'époque où l'URSS (et donc la Russie dans de nombreux esprits russes) était au cœur du système international. Pour certains Russes, il y a une connotation affective car psychologiquement la Russie est associée à l'URSS, ce qui n'est pas le cas dans des pays comme l'Estonie où l'URSS est exogène, c'est-à-dire une occupation du territoire par un autre groupe. 

On pourrait également citer six cas singuliers proches de la Russie : l'Abkhazie, l'Ossétie du Sud, la Transnistrie, la Gagaouzie, l'Ukraine orientale et le Nagorno-Karabakh. Ces zones grises déchirées par la guerre peinent à trouver leur place dans le système international, et entretiennent donc une véritable nostalgie de la période communiste, qui était non seulement plus prospère mais aussi stable et sans guerre.

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Ces tendances, et notamment l'aversion au changement, peuvent-elles nous éclairer sur certains comportements des pays occidentaux ?

L'Amérique du Nord et l'Europe de l'Ouest partagent des caractéristiques communes avec l'Europe de l'Est, et à cet égard, on constate que de nombreux pays occidentaux sont en proie à des tensions identitaires, comme en Écosse, au Québec ou en Catalogne. Ces tensions sont accentuées en période de crise économique, un phénomène classique en psychologie sociale où il faut trouver un bouc émissaire aux problèmes économiques plutôt que d'assumer sa propre responsabilité, ce que font les autonomistes et les gouvernements centraux (par exemple, en blâmant l’UE ou la Chine).

En fin de compte, tout est une question de performance économique, et le repli identitaire est la conséquence d'une mauvaise performance. A cet égard, des pays comme la France et la Grande-Bretagne sont exposés à un risque de repli identitaire car la période où ils étaient des Empires apparaît comme grandiose par rapport à leur position actuelle en Europe. 

Notre aversion pour le changement ne se manifeste que s'il est économiquement néfaste, tout changement qui apporte un avantage financier est beaucoup plus apprécié dans toutes les structures de la société. Au final, nous appartenons à la même espèce, et les mécanismes psychologiques qui conduisent à la nostalgie sont identiques chez les citoyens de l'Ouest comme de l'Est.  

Un pays doté d'une identité forte et différente exerce-t-il un attrait suffisant pour qu'une identité moins différenciée mais objectivement meilleure en termes de conditions de vie puisse être considérée comme moins souhaitable ? Dans quelle mesure est-ce le cas en Europe occidentale ?

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C'est effectivement le cas. Il existe un biais pro-endogroupe, dans lequel un ensemble de citoyens est prêt à rejeter un autre pays, même si celui-ci est plus performant dans presque tous les domaines. Un exemple frappant est celui de la Suisse, dont la résilience démocratique et économique est supérieure à celle de la majorité des pays de l'UE. 

Le biais pro-endogroupe nous conduit à rejeter massivement un autre groupe/pays sans réelle justification, car il remet en cause notre identité et entraîne une dissonance cognitive. C'est pourquoi les États-Unis rejettent le modèle français, qui est pourtant un exemple en termes d'éducation et de soins médicaux accessibles à tous, tandis que les Français font de même avec la Suisse, qui est un exemple en termes de gouvernance régionale. Chaque nation rejette l'autre avec des arguments qui ne sont pas toujours cohérents, ce qui explique le monde dans lequel nous vivons, où il est plus difficile de trouver un consensus que d'entrer en confrontation avec un tiers. 

Un exemple saisissant en Europe occidentale est la difficulté de considérer les jeunes pays comme ayant une expertise dans certains domaines. Le cas de l'Estonie est là encore saisissant, ce pays possède tous les éléments qui pourraient faciliter la vie quotidienne de millions d'Européens avec son système d'e-Helthcare, d'e-Governance, d'e-Tax, ou d'e-Voting. 

La France pourrait économiser des milliards d'euros chaque année et lutter contre le réchauffement climatique en imitant le modèle estonien d'e-Gouvernance, mais elle s'y refuse, ce qui semble paradoxal car elle aurait tout à gagner, tout comme elle gagnerait à s'inspirer du modèle suisse pour décentraliser son administration et ne pas avoir une seule figure présidentielle (primus inter pares, la fonction est exercée chaque année par un conseiller fédéral différent, élu selon le principe de l’ancienneté). La seule différence est que l'Occident a longtemps justifié son modèle sans le remettre en question car il était rentable, ce qui n'est plus le cas pour certains pays, ce qui les incite alors à la nostalgie plutôt qu'à l'adaptation. 

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