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Depuis 1945, de grandes institutions ont émergé, mais elles semblent s’effondrer de nos jours.
Depuis 1945, de grandes institutions ont émergé, mais elles semblent s’effondrer de nos jours.
©LUDOVIC MARIN / AFP

Réforme des retraites

Oui le capitalisme financiarisé et mondialisé est dysfonctionnel, oui notre « modèle » social est à bout de souffle. Mais du côté du gouvernement comme de celui des oppositions à la réforme des retraites, chacun semble fermement décidé à ne prendre en compte que la moitié de la réalité.

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli est membre de l’Institut universitaire de France, Professeur Émérite à la Sorbonne. Il a  publié en janvier 2023 deux livres intitulés "Le temps des peurs" et "Logique de l'assentiment" (Editions du Cerf). Il est également l'auteur de livres encore "Écosophie" (Ed du Cerf, 2017), "Êtres postmoderne" ( Ed du Cerf 2018), "La nostalgie du sacré" ( Ed du Cerf, 2020).

 

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Pierre Bentata

Pierre Bentata

Pierre Bentata est Maître de conférences à la Faculté de Droit et Science Politique d'Aix Marseille Université. 

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Atlantico : Depuis 1945, de grandes institutions ont émergé, mais elles semblent s’effondrer de nos jours. Le capitalisme financiarisé et mondialisé apparaît dysfonctionnel. En parallèle, notre modèle social est au bord du gouffre. Mais un discours alternatif peine à émerger. Comment l’expliquer ?

Michel Maffesoli : Les institutions qui se sont mises en place après 1945 se situent dans la droite ligne des conceptions politiques et idéologiques du 19e siècle. Le système social est l’achèvement d’une société qui avait fait du progrès infini son objectif. Progrès scientifique et technique qui a permis certes de grandes avancées en termes de santé, de rallongement de l’espérance de vie, d’amélioration du confort matériel etc. Mais cette course au progrès a également eu pour conséquences ce que le philosophe Heidegger nomme « une dévastation du monde ». Les grands génocides du siècle dernier, les catastrophes naturelles, les guerres diverses, les affrontements politico-religieux témoignent de cette aporie de l’idéologie du progrès. 

Je pense que ceci est, de manière consciente ou inconsciente, un constat partagé. 

Nous nous dirigeons donc vers d’autres types d’organisation sociale, mettant en avant des valeurs de créativité, d’entraide, de partage, d’empathie. 

Pour ne prendre qu’un exemple, les difficultés de réformer les systèmes de protection sociale, chômage, retraite, assurance maladie etc. montrent que ce type de solidarité ne fonctionne plus. On essaie encore de construire un modèle unique, étatisé, où chaque citoyen aurait les mêmes droits alors que de plus en plus ce qui importe c’est la situation locale, l’ancrage de chacun dans des communautés de proximité. 

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L’Etat prétend tout diriger, tout gérer. Jusqu’à l’étouffement sous les règles toujours plus nombreuses et tatillonnes. 

De même les grandes organisations prétendant réguler le commerce mondial ou européen, prétendant harmoniser les modes de vie et de consommation dans un pur souci de rentabilité. Allant jusqu’à la tentative d’asservissement généralisée que nous avons connue pendant la pseudo pandémie de Covid. 

Oui, je pense que tous ces « grands machins », y compris les institutions européennes ont perdu toute signification et toute légitimité. De plus en plus il s’agit d’institutions qui font le contraire de ce qu’elles annoncent. L’organisation mondiale de la santé a plus agi pour la promotion de l’industrie pharmaceutique et notamment des vaccins que pour la santé des populations. La commission européenne a imposé différentes mesures de contrainte contraires à la culture européenne qu’elle prétend incarner. 

De plus en plus le peuple se rend compte « que le roi est nu ». 

Cette perte de légitimité des grandes institutions ne s’accompagne pas immédiatement de l’émergence de nouvelles formes institutionnelles régulant le vivre-ensemble. Nous vivons une période crépusculaire, de transition entre une époque, la modernité, marquée par un rationalisme productiviste et individualiste et entrons dans ce que j’appelle la postmodernité marquée par l’importance donnée à l’émotionnel et au sensible,  l’importance de la créativité plutôt que le travail réduit à la valeur travail, et une fort besoin de solidarité et d’entraide communautaire. 

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On sent ce courant traverser la société en profondeur. Les divers soulèvements, révoltes, manifestations en témoignent. Mais il s’agit de valeurs émergentes, qui ne trouvent que petit à petit une forme d’expression commune. C’est pourquoi la période actuelle est plus ou moins chaotique. 

J’ai montré comment soulèvements et stratégie de la peur se répondaient dans mes deux derniers ouvrages, L’ère des soulèvements et Le temps des peurs (éditions du Cerf, 2021 et 2023).

Pierre Bentata : La gauche et la droite sont assez d’accord en réalité sur l’Etat et la manière dont il doit prendre en charge la plupart des activités, notamment dans le cadre des retraites. C’est pour cette raison que les politiques ne peuvent pas profiter de la situation puisqu’ils n’ont aucune vision alternative à proposer. Il n’y a rien sur la multiplication des régimes spéciaux, sur le fait que ça ne concerne que 60% des travailleurs salariés, et rien sur un modèle alternatif pour financer les retraites. Il y a une perception très négative de ce que peut être un système par capitalisation. L’inculture économique d’une grande partie de la population, qui se traduit par une suspicion envers les chefs d’entreprise, nous empêche d’avoir une vision alternative. Seul l’Etat est à même de répondre aux questions et aux revendications de la population. Personne ne réfléchit en dehors du système étatique. Ce n’est pas dans la culture des Français.

De plus, sur un plan plus politico-politique, les Français ont compris qu’il n’y avait pas non plus d’opposition soudée malgré le fait que la majorité rejette la politique d’Emmanuel Macron depuis la dernière élection présidentielle.

Les politiques défendent avant tout une réalité qui correspond à leur idéologie, en ne prenant donc pas en compte la totalité du réel. A quoi pourrait ressembler un discours fondé sur les faits ? Les Français apparaissent-ils plus objectifs que leurs dirigeants sur les problèmes propres à l’état du pays ?

Michel Maffesoli : En général, les élites actuelles restent arcboutées sur leurs privilèges et donc sur la vision du monde qui y correspond et qui les conforte : rationalisme, productivisme, individualisme. Le peuple exprime d’autres valeurs. De manière plus ou moins formalisée, mais de manière extrêmement puissante. Comme je le dis depuis longtemps, la puissance populaire s’oppose au pouvoir des élites. Celles-ci ne veulent pas voir que le monde a changé. Par exemple une forte majorité des jeunes et moins jeunes déclarent être prêts à gagner moins pour travailler moins. Dans les entreprises, les jeunes cadres sont aussi attentifs aux conditions de vie au travail, au sens de celui-ci, aux impacts sociaux et écologiques qu’à leur déroulé de carrière. 

De manière générale, les jeunes générations ne souhaitent pas « s’enchainer à une entreprise, à une carrière ». 

Tous ces changements de valeur, ces changements des aspirations populaires sont masqués par un discours purement matérialiste, pour lequel seul le pouvoir d’achat aurait de l’importance. 

Les élites au pouvoir voient le monde tel qu’elles voudraient qu’il soit et non pas tel qu’il est. Avec ses contradictions, son aspect chaotique, ses avancées en zigzag.  

C’est cette puissance et cette liberté irrépressible du peuple qui fait peur aux élites. D’où les réactions que j’ai appelées celles des « apeurés apeurant ». Depuis l’épisode des gilets jaunes en France, qui a mis dans la rue une masse populaire qui n’était plus contrôlée par les syndicats ni les partis, qui n’avait pas de programme de réforme, mais qui manifestait tout simplement et tout crûment sa puissance, sa force, les pouvoirs tentent de juguler celle-ci. 

La crise sanitaire a été une formidable occasion pour les pays développés de pratiquer par cette stratégie de la peur un asservissement généralisé. Distribution à gogo d’avantages financiers et confinement ont tétanisé les populations. 

Depuis d’autres « narratifs » ont pris la suite, celui de la guerre des bons Européens contre les méchants Russes, celui de la pénurie due aux mauvaises habitudes des consommateurs, celui de la fin de la planète du fait du non-respect des règles édictées en matière d’écologie. Cette stratégie de la peur n’est en rien justifiée par des évènements particulièrement dangereux ou graves. La fin d’un monde n’est pas la fin du monde. Certes le chaos est à notre porte, les va-t-en guerre peuvent amener un déclic fatal. 

Mais en même temps, partout se mettent en place des initiatives locales, des expériences concrètes, spirituelles, existentielles qui témoignent du vouloir vivre commun. C’est cela que j’ai appelé « Logique de l’assentiment ». Non pas l’érection d’un nouveau modèle politico-économique révolutionnaire, mais participation aux multiples occasions que la vie nous offre, chaque jour, ici et maintenant. 

Il ne s’agit donc pas de résignation, mais au contraire d’une profonde confiance des uns envers les autres.

Pierre Bentata : Il y a un décalage entre la structure du système et sa pérennité pour des raisons sont liées à la démographie ou encore à l’endettement. Par exemple, on voit ce décalage sur la question des inégalités : Ofxam surfe sur une idée réalité qui n’existe pas alors que la France est l’un des pays les plus égalitaires après redistribution. Le fait que l’Etat soit très présent prive les gens de penser à un système dans lequel l’Etat ne serait pas là pour réguler le système, le financer, etc.

Prenez l’exemple des Gilets jaunes : cela a commencé comme une jacquerie, mais très rapidement, cela s’est traduit par un cahier de doléances. « On ne veut pas que l’Etat fasse quelque chose », disent-ils, mais en réalité, cela veut dire qu’on veut qu’il intervienne plus, qu’il régule plus. C’est un peu comme pour un enfant qui demanderait plus d’attention auprès de ses parents. A ce titre, la France fait figure d’exception absolue dans les pays développés.

Enfin, il est très difficile de se dire que l’Etat est en difficulté financière alors que pendant deux ans, le « quoi qu’il en coûte » a inondé d’argent tout le pays. D’autant que la France n’a jamais connu de faillite d’Etat. C’est un pays dans lequel tout a été administré pendant la période de la crise sanitaire, sans limites aucune. Donc les Français n’acceptent pas de voir le système être réformé pour tenter de rentrer dans les clous budgétaires.

On pensait avoir le meilleur système de santé au monde mais on s’est aperçu que cela n’était pas vrai lors de la crise sanitaire. C’est le même constat qu’on peut décrire pour le système des retraites.

Vous évoquez, Monsieur Maffesoli, le phénomène d’assentiment pour expliquer le monde tel qu’il est aujourd’hui. Comment le définir ? Comment mettre en perspective ce phénomène avec la forte contestation contre la réforme des retraites ?

Michel Maffesoli : L’assentiment, dans l’acception que j’en ai, dans mon dernier livre, n’est pas de l’ordre de la résignation ou de l’acceptation de l’ordre établi. C’est au contraire, plutôt un élan « vitaliste », un « dire oui à la vie » qui peut conduire à toutes sortes de manifestations, d’enthousiasme ou de soulèvements, de soutien ou de révolte. Mais cette conception de la vie a peu à voir avec la politique, l’économie, les conditions socio-économiques. Cela c’était ce qui déterminait les comportements collectifs dans une modernité (17e-20e siècles) obnubilée par le progrès technologique, la croissance économique, le rallongement de l’espérance de vie, l’augmentation du confort matériel. 

Il me semble que pour part le peuple n’est plus obnubilé par cette attente d’un lendemain qui chante. 

Dès lors on peut lire autrement le refus d’une réforme des retraites qui donne comme mesure phare le recul de l’âge de la retraite. 

Constatons tout d’abord que l’on parle d’une retraite au singulier, d’un concept de retraite, d’une fin de carrière comme si l’on pouvait comparer les carrières d’un ouvrier du bâtiment, soumis à une usure physique importante, d’un manutentionnaire d’Amazon soumis à un travail à la fois pénible physiquement et totalement répétitif, d’un enseignants de l’école élémentaire et d’un professeur d’université : la charge physique, la charge mentale, la pénibilité et l’espérance de vie à 35 ans et 60 ans sont très différentes. 

De manière générale, l’organisation du travail industriel puis dans les services a abouti à réduire le travail à des tâches souvent répétitives, fractionnées, qui ne font pas sens. L’aide-soignante, l’infirmière, le brancardier, l’agent hospitalier, l’interne en médecine, le médecin prennent en charge chacun un « petit bout du soin » et finalement personne, sauf peut-être le médecin n’a l’impression d’avoir soigné une personne. 

Vous savez que dans l’artisanat d’art, par exemple chez le sellier Hermès, l’excellence est atteinte par le fait qu’un sac est fabriqué de bout en bout, de la découpe du cuir à la couture finale par le même « ouvrier », qui fait œuvre. 

Or la plupart des salariés qui travaillent dans ces organisations fractionnées perdent tout sens de leur travail. Celui-ci est réduit finalement à « la valeur travail ». On croit que la valeur travail serait un terme éthique, reflétant la noblesse de la participation de tous à l’enrichissement de la société. Mais c’est un simulacre. La valeur travail est une notion économique marxiste, dans laquelle le prolétaire (et le salarié en général, de plus en plus prolétarisé) vend son temps contre une rémunération qu’il va consacrer à une consommation dans laquelle il ne trouve pas sens. 

Ni le temps de travail ni le temps de « reproduction de la force de travail » comme disait Marx ne font sens. 

Il me semble que c’est cela, ce qu’est devenu le travail dans nos sociétés, réduit à une pure valeur marchande qui est contesté dans la réforme des retraites. 

L’époque n’est-elle pas marquée au contraire par un ultra-individualisme forcené ? 

 Michel Maffesoli : Les pratiques des jeunes générations ne montrent pas ça du tout. D’abord, les métiers à statut, notamment ceux de fonctionnaires ou de salariés d’entreprises publiques qui ont tous pour l’heure de meilleures conditions de retraire (même après les réformes dites de la clause du grand-père) peinent à recruter. Les salariés qui ont le meilleur « rendement » de leurs cotisations retraites sont les professeurs certifiés de l’enseignement secondaire, car leur espérance de vie est plus longue une fois à la retraire que celle des travailleurs manuels par exemple. Ils connaissent s’ils le souhaitent des carrières qui ne seront pas entrecoupées de périodes chômées. Et pourtant, on manque cruellement d’enseignants. Comme de chauffeurs de bus et de métros à la RATP. L’escompte des « avantages du régime de retraite » ne me paraissent donc pas entrer en compte dans les choix de carrière. 

Le problème de la question des retraites, comme celle en général des politiques sociales, c’est qu’elles sont traitées de manière abstraite et bureaucratique. 

Encore une fois, ce refus de travailler, d’envisager de travailler trop longtemps témoigne plus d’un refus de la condition de salarié telle qu’elle est, avec des tâches parcellisés, des temps de transport si importants qu’il ne reste plus de temps de vie etc. qu’une réflexion sur les régimes de retraite. Dont la diversité et le nombre de règles sont tellement compliqués que peu de gens peuvent en entendre autre chose que leur cas personnel ! 

Mais si vous demandez à des personnes ce qu’elles feront quand elles auront du temps libre, on voit bien que ce qui est important ce sont les activités socialisantes, les actions d’entraide, de solidarité, les rassemblements festifs, les activités créatives etc. 

Si l’organisation du travail permettait ce type d’investissement dans la créativité et la solidarité, sans doute les gens se focaliseraient-ils moins sur l’âge de départ à la retraite. 

Sauf bien entendu les métiers usants qu’on connaît bien sans avoir besoin de faire un usine à gaz de compte individuel pénibilité. On sait quelles sont les espérances de vie selon les professions, le carreleur vit dix ans de moins que le professeur. Pourquoi ne pas tout simplement différencier les âges de départ et les durées de cotisation en fonction de ces données ? sans doute cela serait-il trop simple !

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