Réseaux sociaux : la censure de Donald Trump par les GAFAM ou la mort de la démocratie ?<!-- --> | Atlantico.fr
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L'ancien président américain Donald Trump lors d'une conférence de presse à la Maison Blanche, le 30 juillet 2020.
L'ancien président américain Donald Trump lors d'une conférence de presse à la Maison Blanche, le 30 juillet 2020.
©ALEX WONG / GETTY IMAGES AMÉRIQUE DU NORD / Getty Images via AFP

Bonnes feuilles

Robert Redeker publie « Réseaux sociaux : la guerre des Léviathans » aux éditions du Rocher. Cet ouvrage analyse les conséquences politiques, culturelles, anthropologiques, et métaphysiques, d'une réalité qui projette les hommes dans une ère nouvelle, les réseaux sociaux. Leur montée en puissance est une volte des temps. Léviathan nouveau, ils entrent en guerre, en émissaire des GAFAM, contre le Léviathan traditionnel, l'État, pour exercer un pouvoir planétaire. Extrait 2/2.

Robert Redeker

Robert Redeker

Agrégé de Philosophie, Robert Redeker est l'auteur de nombreux livres. Il collabore également à plusieurs revues et journaux. Il a publié dernièrement Le soldat impossible (Pierre-Guillaume de Roux, 2014), Bienheureuse vieillesse (Le Rocher, 2015) , L'école fantôme (Desclée de Brouwer, 2016) et L'éclipse de la mort (Desclée de Brouwer, 2017). Il s'emploie également à la photographie et à la critique littéraire.

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Notre monde a assisté‚ entre l’élection de Donald Trump au poste de président des États-Unis d’Amérique en 2016 et sa défaite en 2020, à la fabrique médiatique et digitale du Diable. La censure qui s’est abattue sur l’extravagant M. Trump, lorsqu’il était encore chef en exercice du plus puissant et du plus riche État de la planète, dans la dernière année de son mandat, qui musellera ses soutiens par la suite, ordonnée par les dirigeants des réseaux sociaux, Twitter et Facebook, parfaits représentants de l’idéologie autoprétendument progressiste des GAFAM, doit aux yeux de l’esprit qui pense, passer pour un événement bien plus important que sa défaite lors de l’élection présidentielle. Nous trouvons dans cette opération un événement de type inédit, constituant tout ensemble un précédent et un horoscope.

Trump, en affichant des valeurs tenues pour caduques par les valeurs postmodernes, mais que l’on eût trouvées fort convenables il y a un siècle, s’est placé dans la position du Diable, ou du Mal, auquel tout le monde est invité à faire la chasse. D’autant plus qu’il n’a cessé de mettre en avant les valeurs et conduites de groupes sociaux méprisés par la plupart des médias, qui les regroupent sous l’étiquette infamante de « petits Blancs », et qui rangent leurs idées et idéaux sous l’étiquette répulsive de « populisme ». Durant ces quatre années, les médias du monde entier s’en sont donné à cœur joie, menant une chasse en meute pour le traquer, ne parvenant jamais à lui trouver quoi que ce soit de sympathique. L’attitude de ces médias et des dirigeants des firmes de nouvelle économie, l’économie digitale, renforcée par le show-business et tout ce que la planète compte de demi-instruits et de fiers d’être diplômés, parodie ce qu’on appelait au Moyen Âge une « exposition en proie ». Trump est bien une proie jetée en pâture à une meute à qui l’on espère enseigner à haïr le vieux monde et ses survivances. Exorcisme à bon marché, ce procès permanent en sorcellerie permet d’occuper sans trop d’interrogations le camp confortable du Bien. Ainsi, l’anti-trumpisme planétaire, cet exorcisme médiatique et digital, doit-il être considéré comme un grand moment de pensée magique destiné à rester dans les annales de la superstition?

Commençons par la question de la violence qui lui est imputée, après l’invasion du Capitole par ses partisans en janvier 2021. De Lénine à Guevara, en passant par Staline, sans oublier Trotski, Castro ou Mao, de nombreux politiciens ont appelé à la violence par des livres, au renversement de la démocratie assimilée par eux à la dictature d’une classe sociale déterminée, la bourgeoisie. Idem pour des intellectuels. Gramsci appelait à la violence révolutionnaire, de même que Sorel. Arguer d’un « Morale d’abord » pour critiquer les dérives de l’URSS, revient, écrivait un philosophe d’envergure, Maurice Merleau-Ponty, à occulter la vérité : « Un régime nominalement libéral peut être réellement oppressif. Un régime qui assume sa violence pourrait renfermer plus d’humanité. » Nos bibliothèques sont remplies de livres écrits par des auteurs incitant à la violence. Nous pouvons fournir en exemple de cette tendance, la mémorable préface de Jean-Paul Sartre au livre de Franz Fanon, Les Damnés de la terre! Citons Sartre, nous sommes en 1961 :

« Car, en le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre; le survivant, pour la première fois, sent un sol national sous la plante de ses pieds. »

Trump n’appelle pas à la violence de cette façon-là. Au juste, dans ses tweets, il appelle plutôt ses partisans à faire pression par la force, à user de la désobéissance civile; il n’utilise pas le langage meurtrier de Sartre. Admettons que ce soit une forme de violence. À la différence d’autres, il n’appelle pas à l’action par des livres, avec une argumentation, il appelle par des tweets. Les tweets prennent alors une importance et une force égales à celles des livres jadis. C’est une substitution sur laquelle il faut s’interroger. Nul doute qu’elle marque un recul de l’intelligence collective. Lénine avait choisi d’inciter à la violence – qu’il appelait la révolution – par la théorie : son livre L’État et la révolution est toujours passionnant à parcourir. Sartre a choisi de répandre la violence par la philosophie. Ces textes, ceux de Lénine et ceux de Sartre, sont importants, et ils eurent une influence planétaire. De même que le Petit Livre Rouge de Mao. Avec Trump, comme avec ses ennemis, nous n’en sommes plus à l’âge des livres de philosophie politique, nous accostons aux rives de l’âge du tweet. Nous basculons de l’âge de la pensée dans l’âge du smartphone. Car enfin, qu’est-ce qu’un tweet? Réponse : une affirmation sans rien qui l’enveloppe. Ou bien : une affirmation sans discours. Ce n’est pas seulement ce que dit Trump dans ses tweets qui est une incitation à la violence, c’est la structure même du tweet, et ce pour la raison suivante : elle est une affirmation hors Logos. C’est ce hors-Logos qui déshumanise, car, rappelons-le, l’homme est l’être dont le Logos est l’essence. Signifiant raison, Logos signifie aussi discours. La violence structurelle du tweet est avant tout la violence faite au Logos. Tweeter, c’est jouer un jeu dangereux aux limites de l’humanité, là où le Logos s’effrite. Les limites définissent ce qu’on appelle la dignité. Twitter, c’est s’aventurer aux limites de la dignité humaine, les chevaucher.

De quel droit politique, cette censure dirigée contre Trump? Comment ne pas voir que cette censure contient ce qu’elle affirme combattre, la mort de la démocratie? Car c’est à la loi de dire l’interdit et l’autorisé, de sanctionner s’il y a lieu, pas à des entreprises privées. Quand des entreprises privées se substituent aux tribunaux pour sanctionner des écarts, nous sortons de la démocratie, puisque l’origine de la sanction est alors extérieure à la représentation politique élue, et nous entrons dans quelque chose qui ressemble à la féodalité. Et de quel droit éthique, cette même censure?

Et s’il y en avait un, serait-ce aux administrateurs des réseaux sociaux de punir le contrevenant? La question est celle de la source de ce droit éthique. Est-ce à des administrateurs de réseaux sociaux de censurer selon leur bon plaisir, comme s’ils étaient la transcendance qui norme, qui juge et qui châtie. Ils se conduisent en triple pouvoir, refusant la séparation des pouvoirs : pouvoir moral, pouvoir judiciaire, pouvoir exécutif. En se déclarant pouvoir moral, ils usurpent la place soit de Dieu, soit de la raison. Qui ne voit les dangers de cette réunion des pouvoirs que Montesquieu avait séparés? Qui n’y voit la guerre des Léviathans?

Généralement, jusqu’ici, la censure tombait d’en-haut, tel le couteau de la guillotine; elle descendait de l’État. Elle répondait à une demande de la classe dominante, qui possédait plus ou moins le gouvernement, et qui surveillait la pensée et l’expression, afin que celles-ci n’allassent pas trop contre ses intérêts. C’est la forme de censure que Kant critique dans Qu’est-ce que les Lumières? La censure étatique servait à la classe dominante à protéger son pouvoir. Mais l’on ne voyait jamais la censure se diriger contre l’État, pousser le pouvoir exécutif à se taire. La censure dirigée contre Trump renvoie à une scission entre l’État et les nouvelles classes dominantes dont les GAFAM sont la représentation. Le divorce idéologique entre l’exécutif et les classes dominantes est chose rare dans l’histoire; il survient lorsqu’une classe aspire à la domination, ainsi qu’il arriva en France au XVIIIe siècle avec la montée en puissance de la bourgeoisie. Peut-être toute la haine déversée sur Trump ces dernières années annonce-t-elle à son tour d’importants changements dans la répartition des pouvoirs? Elle témoigne en tout cas d’une lutte. Il semble qu’elle ait tout d’une sorte de combat des Léviathans : le Léviathan nouveau, celui représenté par les GAFAM, qui est assuré de sa légitimité, car il est – croit-il – l’avenir autant que le progrès, contre le Léviathan traditionnel, le Léviathan ancien, l’État moderne.

Souvenons-nous d’un remarquable écrit du jeune Karl Marx, en 1842, titré Débats sur la liberté de la presse. La hauteur de vue prise par Marx s’y avère plus souveraine que toutes les âneries moralisatrices à la mode en notre siècle. La loi de censure, prétend le père du communisme, « est une mesure de précaution prise par la police contre la liberté », avant d’ajouter « dans la loi de censure, c’est la liberté qui est punie. La loi sur la censure est une loi de suspicion contre la liberté […] La loi sur la censure punit la liberté comme un abus. » Bien entendu, les censeurs des réseaux sociaux pensent de la liberté autant de mal que les auteurs étatiques, émissaires de la grande bourgeoisie, de la loi que Marx fustige. Ils pensent que la liberté est un abus. Ils le pensent d’une pensée inconsciente, que l’on reconnaît lorsqu’on examine leurs propos à la façon dont un photographe examine un négatif. Et au fond, bien qu’ils ne puissent le dire, ni même le reconnaître, ils pensent, de la même pensée inconsciente, que, comme tout abus, la liberté est un mal. La nouveauté, vraiment révolutionnaire, est ici : la police qui punit la liberté, cet abus, par l’instrument de la censure, ce n’est plus, à notre époque, l’État, ce sont les GAFAM, dont nul ne peut dire précisément d’où vient la légitimité pour énoncer le bien et le mal. On le voit : les administrateurs de ces réseaux sociaux se substituent à la morale et à la religion, en énonçant le bien et le mal, et à l’État, non seulement en punissant à sa place, mais en punissant le chef de l’État lui-même.

Planétairement, Trump joue bien, et continuera de jouer bien au-delà de son départ de la Maison Blanche, un rôle de bouc émissaire sur lequel on projette toutes les haines, afin de les masquer, et de l’accuser lui, de haine universelle. Il s’agit de se dédouaner, sans même s’en rendre compte, de la haine et de la violence en l’attribuant à Trump. En dirigeant tous les doigts accusateurs vers lui. En chargeant – à condition de prendre ce verbe, charger, dans son sens en électricité – Trump. Les haines qui circulent dans la société, qui sont de type communautariste, chez tous les ennemis de Trump, chez tous ceux que Trump provoque par ses saillies et ses tweets, se coalisent, forment une sorte de magma psychique planant au-dessus du genre humain, subissent une transformation, une transfiguration, se changeant en discours du Bien et de la décence, de la morale et de l’humanité, avant d’être envoyées violemment à la figure de Trump pour l’isoler dans la posture du Mal. Dans la posture du Satan absolu.

Avec Trump muté en Satan, le monde du Bien jouit du plaisir de haïr innocemment. De haïr sans reconnaître qu’il s’agit de haine. De haïr en fausse conscience. En se tournant vers le bouc émissaire, l’autoproclamé progressisme se purge de sa haine propre. Ce camp satisfait de sa propre bonté, accuse Trump de haïr coupablement. La guerre est divine, écrivit Joseph de Maistre, parce qu’elle donne le droit « de verser innocemment le sang ». Elle le hisse, ce droit, au rang de « ce qu’il y a de plus honorable dans le monde, au jugement de tout le genre humain sans exception ». Ce qui est interdit en état normal de civilisation, car coupable, est en état de guerre, recevant le prestige du sacré, encouragé, devenant innocent par cette sacralisation même. Tuer à la guerre n’est pas tuer. Haïr un bouc émissaire n’est pas haïr. Émerge de fait un enthousiasme de la haine contre Trump, comme existe selon Joseph de Maistre un « enthousiasme du carnage ». Cet enthousiasme, explique le philosophe réactionnaire, innocente le meurtre – dans le paganisme, le mot « enthousiasme » s’inscrit en effet dans le lexique religieux. Pilier de toute économie sacrificielle – c’est à la lumière d’une telle économie que le lynchage permanent de Trump doit être regardé –, l’enthousiasme innocente les fautes en effaçant leur identité coupable. L’enthousiasme inverse le signe de la haine, qui passe alors pour de la morale, pour de la justice, pour du bon sens.

La répression exercée par les réseaux sociaux et par les GAFAM contre Trump masque un événement de plus grande ampleur : la guerre pour la puissance et la souveraineté entre une ancienne forme du Léviathan, celle de l’État démocratique, et une nouvelle forme, celle qui se structure autour de l’économie numérique. Google, par exemple, travaille à un projet anthropologique de fusion entre le digital et le vivant, que l’on peut comprendre comme la révolution transhumaniste. Le roman de Christine Kerdellant, Dans la Google du loup, approche cette vérité par la fiction.

Ce Léviathan nouveau, encore dans les vagissements des langes, s’essaie à voler la souveraineté aux États, à substituer leur souveraineté à la souveraineté traditionnelle, héritée de l’histoire, tout comme la bourgeoisie le fit avec l’aristocratie dans la France du XVIIIe siècle. Le conflit entre l’administration de Donald Trump et les GAFAM est un conflit de souveraineté pour la domination sur le monde. Ce n’est aucunement en des termes moraux qu’il convient d’en parler, mais en des termes issus d’un regard machiavélien sur cette lutte. L’ambition de ces GAFAM, en effet, réinvestit dans le monde moderne celle des protagonistes des ouvrages de Machiavel : tenir dans le monde qui vient le rôle du Prince nouveau.

A lire aussi : De l’Etat aux réseaux sociaux : d’un Léviathan à l’autre

Extrait du livre de Robert Redeker, « Réseaux sociaux : la guerre des Léviathans », publié aux éditions du Rocher

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