Réintégration des soignants : le gouvernement oublie une nouvelle fois de corréler proportionnalité des restrictions de libertés individuelles et efficacité sanitaire<!-- --> | Atlantico.fr
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Sur la question de la réintégration des soignants non-vaccinés, les débats ont été vivement agités à l'Assemblée nationale
Sur la question de la réintégration des soignants non-vaccinés, les débats ont été vivement agités à l'Assemblée nationale
©Geoffroy Van der Hasselt / AFP

Débat

Alors que la question de la réintégration des soignants non vaccinés fait débat, le gouvernement semble omettre la nécessité de corréler restrictions de libertés individuelles et efficacité sanitaire

Samuel Fitoussi

Samuel Fitoussi

Samuel Fitoussi est diplômé d’économie à Cambridge. Il intervient régulièrement dans les médias pour commenter l'actualité et mène en parallèle une activité d'entrepreneur.

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Atlantico : La question de la réintégration des soignants non-vaccinés a été proposée par LFI lors de leur niche parlementaire. Dans une note pour l’institut Sapiens, vous tirez les leçons de raisonnement de la crise sanitaire. Cette suspension se justifie-t-elle toujours aujourd’hui ? 

Samuel Fitoussi : Ce qu’on peut dire, c’est que beaucoup des arguments avancés pour défendre la suspension ne justifient rien car ils passent à côté de la seule question importante : cette suspension est-elle aujourd’hui proportionnée ? Passons en revue quelques-uns des arguments fréquents. 

« La liberté n’est pas illimitée, tous les métiers sont sujets à des règles de sécurité, le casque est par exemple obligatoire sur certains chantiers ». 

Cet argument montre que la suspension est philosophiquement justifiable, pas qu’elle est - au regard de ses coûts et bénéfices dans le contexte actuel - justifiée. Le fait qu’il soit légitime de suspendre des employés ne respectant pas une règle ne signifie pas que la règle au nom de laquelle on les suspend est légitime. Oui le casque est obligatoire sur les chantiers mais les protège-genoux ne le sont pas, alors qu’ils éviteraient sans doute quelques blessures. Tout le monde jugerait légitime la suspension des soignants non-vaccinés contre le tétanos (ce vaccin serait l’équivalent d’un casque), pas contre la grippe (ce vaccin serait un protège-genou). Quid du vaccin covid, maintenant que l’on sait qu’il limite peu la transmission, que le danger de saturation hospitalière est écarté, et que le taux de mortalité de la maladie a chuté jusqu’à un ordre de grandeur proche de celui de la grippe ? 

« Il est inquiétant que des soignants n’aient pas confiance en la Science ». 

Bien sûr que toutes choses égales par ailleurs, il vaudrait mieux que tous les soignants en activité soient vaccinés. Et ne pas avoir à l’hôpital de risque de prosélytisme antivaccin. Mais lorsqu’on suspend les soignants, toutes choses ne sont pas égales : en face, il y a des coûts.

D’ailleurs, il vaudrait mieux aussi que tous les agriculteurs soient favorables aux OGM, que tous les profs de Français aiment Flaubert, que tous les profs de physique soient favorables à l’énergie nucléaire, que tous les profs de sociologie aient étudié la psychologie évolutive pour comprendre la biologie des différences hommes/femmes, etc.

On répondra (sans doute à juste titre) que l’externalité négative qu’impose le soignant non vacciné covid est supérieure à celle qu’impose le prof de physique opposé au nucléaire, mais c’est justement toute la question : est-elle supérieure aux coûts sociaux de sa suspension ? À l’échelle du pays, les bénéfices de la mesure (réduction du prosélytisme antivaccin, limitation – marginale au mieux – de la transmission virale à l’hôpital) sont-ils supérieurs à ses coûts (réduction du nombre de soignants en capacité de soigner, mal-être de milliers citoyens interdits d’exercer leur métier) ? 

 « Je ne supporterais pas qu’un de mes proches se fasse contaminer à l’hôpital par un soignant non-vacciné ».

D’abord, le vaccin ayant désormais au mieux un effet marginal sur la transmission, le soignant non-vacciné n’a pas beaucoup plus de chance d’infecter quelqu’un qu’un soignant vacciné. 

Ensuite, je ne supporterais pas moi non plus que ma grand-mère soit contaminée à l'hôpital par un soignant non-vacciné. Mais la politique, c’est justement l’intérêt général, au-delà des cas particuliers. Je ne supporterais pas que ma grand-mère se fasse renverser par un conducteur en voiture manuelle, avec lesquelles les accidents sont plus fréquents qu’en automatique. Pour autant ce danger ne légitime pas automatiquement une interdiction. D’autant qu’on peut l’inverser l’argument du cas particulier pour mettre en avant les coûts de la mesure (plutôt que les coûts de la non-mesure) : par exemple, je ne supporterais pas que le jour où j’ai un enfant, il ait des séquelles de bronchiolite car mal pris en charge pour cause de manque de soignants. Et on en revient à la question de la proportionnalité, les coûts de la non-mesure sont-ils supérieurs aux coûts de la mesure ?

Olivier Véran a expliqué que les soignants vaccinés ne souhaitaient pas le retour des non-vaccinés. Est-ce un bon argument ?

Non. J’imagine que dans beaucoup de métiers, une majorité verrait d’un bon œil la suspension d’une minorité qui tient certaines opinions ou refuse d’adhérer à une pratique, sans que cela ne justifie quoi que ce soit. L’analogie est imparfaite, mais en démocratie, les droits individuels existent justement pour éviter la tyrannie de la majorité, pour éviter qu’une foule se croyant vertueuse ne puisse persécuter une minorité. Quand on légitime une mesure affectant négativement une minorité par « l’envie » de la majorité, on entre dans une logique dangereuse. 

Il faut aussi rappeler que l’opinion sur le vaccin est fortement corrélée à la couleur politique et au profil sociologique. Je me demande si on peut vraiment déplorer la France à deux vitesses, le vote pour des partis dits populistes, la disparition des conditions du débat apaisé, tout en œuvrant à accélérer cette fragmentation sociale. 

Un député de la majorité a déclaré que la levée de la suspension proposée par LFI était « complotiste ». L’est-elle ?

Si ce député est cohérent, il croit que la plupart des grands pays occidentaux sont aujourd’hui complotistes (puisqu’ils n’ont soit jamais suspendu leurs soignants, soit déjà levé la mesure).

On peut d’ailleurs émettre une hypothèse : la levée de la suspension serait une mesure anti-complotisme. Récemment, une étude australienne (Harper et al. 2022) a montré que la censure de comptes antivaccin sur les réseaux sociaux avait sans doute eu un effet contre-productif, accélérant le mouvement de certains utilisateurs vers des plateformes plus permissives où ils interagissaient uniquement avec des gens qui partageaient leur opinion et s’enfonçaient (via le biais de confirmation et l’absence de contradictoire) dans le complotisme. La suspension des soignants a peut-être un effet analogue, isolant certains citoyens dans une bulle, les coupant d’interactions sociales avec des collègues qui pourraient leur opposer de bons contre-arguments. Il faut prendre cela en compte. 

D’ailleurs, les soignants qui adhèrent à des croyances complotistes, qui craignent le vaccin au point de préférer plusieurs mois d’inactivité à une injection, sont sans doute davantage des victimes pour lesquelles on devrait avoir de l’empathie que des criminels. On gagnerait peut-être à sortir de cette logique punitive, à prendre en compte la souffrance et l’isolement d’une partie de nos concitoyens. 

Emmanuel Macron a dit qu’il attendait l’avis des scientifiques. N’est-ce pas à eux de trancher ce débat ?

Non. Puisque ce n’est pas parce qu’une mesure est efficace pour lutter contre l’épidémie qu’elle est justifiée, ni parce qu’une restriction sauve des vies qu’elle est légitime (sinon on interdirait la voiture), le débat n'est pas uniquement scientifique mais moral. Le scientifique doit nous éclairer sur les bénéfices sanitaires d’une mesure (ici par exemple : à quel point les non-vaccinés transmettent-ils plus que les vaccinés ?), mais une fois les termes de l’arbitrage éclairés, son avis n’a pas plus de légitimité que celui du citoyen lambda.  

Comment peser le bien-être de X citoyens interdits d’exercer leur métier par rapport à l’évitement de Y contaminations ? Comment peser la meilleure prise en charge de X bébés souffrant de bronchiolite par rapport à la réduction de Y% des arguments anti-vaccins en circulation à l’hôpital ? Ces questions impliquent des jugements de valeur subjectifs, et celui de l’épidémiologue à la Haute Autorité de Santé n’a pas plus de valeur que celui d’un boucher, d’un éditorialiste ou de l’administrateur d’un compte Twitter anonyme.

En déguisant des arbitrages moraux et politiques en vérités scientifiques, en discréditant la critique des mesures par l’invocation de la « Science », on nuit au débat démocratique. 

Dans votre note pour l’Institut Sapiens, vous soulignez plusieurs biais dont nous avons été victimes pendant la crise sanitaire. Avons-nous cherché à rationaliser coûte que coûte nos décisions ?  

Certaines décisions sanitaires - peut-être la plupart - étaient tout à fait rationnelles. Mais le cerveau humain a tendance, sous certaines conditions, à rationaliser même ce qui relève de l’irrationnel, et il n’est donc parfois pas facile de nous rendre compte que nous nous enfonçons dans l’erreur. Dans ma note, je cite notamment l’expérience suivante.

 En 1959, les psychologues Américains Judson Mills et Eliot Aronson organisent, dans le cadre d’une expérience, une conférence sur « la psychologie des rapports sexuels » à laquelle s’inscrivent 63 étudiantes, qui ne savent pas qu’elles deviennent un sujet d’étude. Celles-ci sont divisées en trois groupes. Pour 21 d’entre elles, la participation à la conférence est conditionnée à l’accomplissement d’un rite initiatique « très embarrassant » (la lecture, devant une foule de spectateurs, de court extraits érotiques) ; pour les 21 suivantes, la participation est conditionnée à un rite « moyennement embarrassant » (la lecture de mots liés à la sexualité) ; les 21 dernières échappent à toute forme d’épreuve d’admission. Toutes obtempèrent et finissent par assister à la discussion. 

Le jour J, les trois oratrices (complices des expérimentateurs) rendent la conférence ennuyeuse : elles discutent des caractéristiques sexuels secondaires d’animaux incongrus. À la sortie, les étudiantes doivent "noter" l'événement. Score moyen attribué par les étudiantes qui avait été soumises au rite initiatique « très embarrassant » : 14,46/20. Score des étudiantes soumises au rite « moyennement embarrassant » : 12,1/20. Score des participantes librement admises : 11,8/20. Pourquoi ? Parce que pour les étudiantes du premier groupe, la fadeur de la discussion crée une dissonance cognitive, la valeur de l’évènement ne correspondant aucunement aux efforts fournis pour y participer. Pour la résoudre et ne pas perdre la face vis-à-vis d’elles-mêmes, elles développent une stratégie inconsciente consistant à surévaluer son intérêt. Les étudiantes des deux autres groupes sont moins sujettes à ce biais : moins l’admission est éprouvante (moins son coût est élevé), moins il y a besoin de « surnotter » l'événement (se persuader d’en avoir tiré un bénéfice élevé) pour lui rétablir une balance coût-bénéfice neutre. 

« L’homme, écrit Aronson, n’est pas un animal rationnel, c’est un animal rationalisant, qui tente de paraître rationnel à la fois aux yeux des autres et vis-à-vis de lui-même ». La mère qui pendant près de deux ans, voit son enfant contraint de porter le masque huit heures par jour, a besoin de « rationaliser » cette obligation. Commence alors une stratégie inconsciente de surestimation des bénéfices du masque (efficacité dans la limitation de la circulation virale en classe, danger du covid-long pour son enfant) et/ou de sous-estimation de ses coûts (« les enfants s’adaptent »). 

De même, après plusieurs mois sous couvre-feu, envisager l’idée que la situation sanitaire aurait été peu ou prou la même avec un couvre-feu à minuit plutôt qu’à 18 heures est impossible puisque cette conviction créerait une dissonance cognitive : tout ça pour rien ? C’est en partie parce que les efforts demandés (et fournis) pendant deux ans étaient conséquents que nous considérons qu’ils étaient nécessaires. Nietzsche défendait cette idée à sa manière : « La conclusion tirée par tous les imbéciles est qu’il doit bien y avoir quelque chose de vrai dans une cause pour laquelle on accepte de mourir. [...] Cette conclusion a constitué un obstacle considérable à l’examen, à l’esprit d’examen et de prudence. » On pourrait aujourd’hui reformuler : « Il doit bien y avoir quelque chose de vrai dans une cause pour laquelle on a obligé des enfants de six ans à porter le masque dans la cour de récréation, pour laquelle on a interdit à 6 millions de citoyens de prendre le train ou de boire un café, et au nom de laquelle on a accepté pendant 8 mois de ne plus avoir le droit de sortir de chez soi après 19 heures. »

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