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Référendum en Turquie : l'Europe doit-elle accepter l'idée que la démocratie libérale n'est pas forcément l'horizon de tous les pays qui nous entourent ?
©Reuters

Autoritarisme

Le référendum en Turquie devrait enterriner la dérive autoritariste du président Erdogan. L'Europe va devoir accepter, à son grand dam, que la démocratie libérale n'est pas forcément l'horizon de tous les pays qui l'entoure.

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier est docteur en géopolitique, professeur agrégé d'Histoire-Géographie, et chercheur à l'Institut français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis).

Il est membre de l'Institut Thomas More.

Jean-Sylvestre Mongrenier a co-écrit, avec Françoise Thom, Géopolitique de la Russie (Puf, 2016). 

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Atlantico : Si le referendum en Turquie est adopté ce dimanche, il consacrera la dérive autoritaire du pays et du président Erdogan. Quelle est la position des états européens démocratiques vis-à-vis de cette dérive ? L'Europe doit-elle accepter le fait que les pays qui l'entourent ne répondent pas tous aux standards démocratiques ?

Jean-Sylvestre Mongrenier : De prime abord, la question en suggère une autre : est-ce une dérive autoritaire, aléatoire en quelque sorte, ou cela correspond-il à la logique profonde du projet porté par l’AKP (Parti de la Justice et du Développement) ? Ce parti d’opposition hâtivement fondé sur les débris d’une autre formation politique (le Parti de la Félicité, dirigé par Necmettin Erbakan) après le « coup d’Etat post-moderne » de 1997, est arrivé au pouvoir cinq ans plus tard et s’est métamorphosé en un « parti hégémonique » qui écrase la vie politique turque. Le fait est qu’en quinze ans, l’AKP a remporté les différents scrutins et referenda et que l’opposition est fragmentée, voire impuissante. Le coup d’Etat raté de la nuit du 15 au 16 juillet 2016 a renforcé la latitude d’action de Recep T. Erdogan, actuel président de la République. D’un point de vue européen et occidental, il importe de mieux comprendre ce que sont l’AKP et la Turquie post-kémaliste. Si l’AKP se réfère à l’Islam politique, ce parti, son projet et l’environnement politique ne sont pas mécaniquement assimilables aux forces politiques et situations d’Afrique du Nord, du golfe Arabo-Persique et du Moyen-Orient. La composante nationaliste de ce phénomène politique est forte. Erdogan incarne une forme d’islamisme national et il s’appuie sur la masse anatolienne, longtemps tenue à l’écart du jeu politique, dont le poids et l’influence ont gagné en importance avec la croissance démographique, l’exode rural vers les grandes villes de la Turquie occidentale et le développement économique. Il y a un aspect de revanche sociale et politique dans le phénomène AKP : la « Turquie noire » contre la « Turquie blanche » (l’ancien establishment kémaliste), l’Anatolie profonde contre Istanbul et le monde des villes, grossies par les migrations internes. 

Les prises de position de l’Union européenne en tant que telle et des gouvernements nationaux découlent du fait que la Turquie est officiellement candidate à l’entrée dans le « club » européen. Cette candidature implique le respect d’un certain nombre d’obligations qui toutes renvoient au modèle démocratique libéral, sur le plan politique et sur celui de l’économie. Pour les désigner, on parlait antan des « critères de Copenhague », fixés en 1993, un peu après la fin de l’URSS, du bloc soviétique et des régimes communistes. Il s’agissait alors de préparer l’entrée des PECO (Pays d’Europe centrale et orientale) dans l’Union européenne. Nul n’a contraint la Turquie à poser sa candidature et à contracter l’obligation de devenir une démocratie libérale, dotée d’une économie de marché. Parvenus au pouvoir, Erdogan et l’AKP se sont même appuyés sur les réformes politiques et judiciaires induites par cette candidature pour ramener l’armée dans ses casernes. Rappelons que celle-ci se considérait comme la tutrice de la République et intervenait régulièrement dans le processus politique (1960, 1971, 1980 et 1997), ce qui ne l’empêchait pas promouvoir, depuis le troisième coup d’Etat, bien avant l’AKP donc, une sorte de synthèse turco-islamique. 
Tout modèle politique dynamique tend à s’exporter, plus encore si le pays ou groupe de pays qui l’incarne dépasse une certaine masse critique. Au vrai, le fait n’est pas nouveau. Dans sa Guerre du Péloponnèse, Thucydide montre bien que ce conflit entre la coalition emmenée par Athènes et celle dirigée par Sparte - un affrontement décisif pour les destinées du monde grec -, se double d’une lutte interne à chaque cité quant au régime politique (démocratie versus oligarchie). L’Union européenne et ses Etats membres ont objectivement intérêt, sur le long terme, à promouvoir des réformes politiques et économiques qui jouent dans le sens de la liberté et de la prospérité : ils ne sauraient s’abstraire de leur environnement géopolitique et doivent chercher à le modeler. A court terme, la cause de la liberté et la quête de stabilité, dans une époque malmenée et dangereuse, ne coïncident pas forcément. Par ailleurs, nous ne sommes pas tout-puissants et il est parfois nécessaire de composer avec des réalités politiques et humaines peu amènes. Tout est question de tempo, de sens des contingences et d’art du possible. 

Entretenir des partenariats avec des voisins non démocratiques est-il trahir cet idéal démocratique ?

Nenni ou plutôt cela dépend jusqu’où va ce partenariat, aussi et surtout de l’attitude du « partenaire » à notre endroit. Pour répondre sur le fond à cette question, il faut revenir à ce que Julien Freund nomme l’« essence du politique », à ce qu’elle est dans son noyau irréductible et dans ses caractéristiques propres, comparée à d’autres activités intrinsèques à la condition humaine (Julien Freund considère également la religion, la morale, l’économie la science et l’esthétique comme des « essences »). Le « Politique » s’enracine dans le conflit, celui-ci constituant une donnée existentielle. Elle prend en charge le destin d’une collectivité afin d’assurer la concorde intérieure et la sécurité extérieure de ce regroupement. Aussi le « Politique » est-il nécessairement conflictuel, les antagonismes entre les groupes humains ne pouvant se résorber définitivement dans une synthèse-dépassement qui serait aboutissement d’une dialectique consolante (Julien Freund : « Dire d’une chose qu’elle est politique, c’est dire qu’elle est polémique »). A cet égard, la situation en Syrie et sur ses pourtours, dans le voisinage immédiat de la Turquie, illustre cette violence fondamentale qui menace sans cesse de nous submerger ; l’« état de nature » n’est pas une situation antéhistorique (une préhistoire), mais une virtualité qui menace les collectivités politiques les mieux établies.

Cela signifie que nos régimes démocratiques sont d’abord et avant tout des régimes politiques, confrontés aux mêmes défis existentiels que des régimes d’un autre type, plus ou moins amènes. Et les situations de conflit extrême, qui mettent en question la vie et la mort, permettent de saisir la spécificité du « Politique » par rapport à d’autres activités humaines, ses critères propres : la dialectique ami-ennemi (le conflit impose la désignation de l’ennemi qui menace votre existence), le recours à la puissance et à la violence armée, la logique d’ascension aux extrêmes et la nécessité de maîtriser cette escalade. Autrement dit, les déclarations de droits, la garantie des libertés individuelles, la séparation des pouvoirs et l’Etat de Droit ne signifient pas la possibilité d’abolir les conditions naturelles de la politique, i.e. le conflit, le besoin d’entretenir des relations diplomatiques et autres avec des Etats dont les normes ne sont pas toujours aussi élevées que les nôtres, simultanément la nécessité de se protéger des menaces qu’ils peuvent représenter. Une démocratie libérale ne jouit pas d’un statut extra-mondain.

Dès lors, des relations renforcées avec certains Etats non démocratiques sont de l’ordre du possible, et même de l’ordre des faits. Sur un plan existentiel, ce qui importe est le comportement de cet « autre » à notre endroit : ami ou ennemi ? Ce clivage ne coïncide pas toujours avec la distinction bien/mal qui est celle de la morale. En revanche, il n’y a pas non plus de disjonction radicale entre politique et morale. Certes, la politique ne doit pas être confondue avec le règne des fins dernières, mais il revient au véritable homme d’Etat de combiner éthique de conviction et éthique de responsabilité (selon les catégories de Max Weber). Tout ordre politique est porteur d’une éthique et s’il se limitait à un simple objectif d’auto-conservation, ce serait là un signe de profond déclin. Si l’on se reporte à la question d’un partenariat avec un Etat non-démocratique, il est évident qu’à un moment ou à un autre, ledit partenariat se heurtera à des questions morales aux effets très concrets. Un simple exemple : un ressortissant d’un Etat démocratique injustement emprisonné dans les prisons d’un Etat non-démocratique, dont l’alliance est précieuse, avec des effets en retour sur l’opinion publique. Contrairement à ce que pensent les tenants d’une Realpolitik doctrinaire, il n’est pas si facile de définir ses intérêts indépendamment des valeurs. 

Quel type de relation devraient entretenir les pays démocratiques avec ceux qui ne le sont pas ou qui le sont moins ? Doit-on faire prévaloir les intérêts personnels avant positions qui risquent d'être jugées comme moraliste ?  

Revenons au cas de la Turquie. De fait, le basculement durable de ce pays dans un modèle autoritaire, irréductible à une explication par les circonstances (terrorisme, tentative de coup d’Etat et guerres aux frontières), entraînerait la fin de la candidature turque à l’entrée dans l’Union européenne. En l’état actuel de la situation, la question demeure en suspens et les plus optimistes expliquent qu’il s’agit seulement de ne pas insulter l’avenir. Il est vrai que cette question est hypothétique au regard des échéances et qu’il n’existe pas de réelle raison d’en faire un enjeu électoral de court terme, d’autant plus que les relations turco-européennes sont très importantes sur le plan géopolitique : la Turquie est la sentinelle orientale de l’OTAN, avec la Russie au nord et l’Iran à l’est, et constitue un « balcon » septentrional à l’égard du monde arabe. A l’avenir, la péninsule anatolienne, entre mer Noire et Méditerranée orientale, représentera également un « pont énergétique » avec la Caspienne et un « hub » à la croisée des flux énergétiques est-ouest et nord-sud. Enfin, n’oublions pas la question migratoire et la sauvegarde des frontières sud-orientales de l’Europe (voir l’accord migratoire précédemment négocié afin d’endiguer les flux humains en provenance de Syrie, du Moyen-Orient et de Haute Asie). Bref, les négociations sont nombreuses.

On comprend donc qu’aucune des parties prenantes ne soit encore prête à clore la question de la candidature turque à l’Union européenne, d’autant moins que les relations sont d’ores et déjà très difficiles. Les négociateurs européens qui sont au cœur de ces relations préfèrent pratiquer les « ambiguïtés constructives » (on fait l’impasse sur ce qui divise et privilégie les questions d’intérêt commun afin d’avancer et d’élargir progressivement la plateforme de coopération). Il reste que ces ambiguïtés sont de moins en moins constructives. En cas de victoire d’Erdogan au référendum, prendra-t-il la responsabilité d’une rupture des négociations ? Le rétablissement de la peine de mort, maintes fois évoqué depuis juillet 2016, y conduirait automatiquement. Il faudrait alors remettre à plat la relation turco-européenne et l’améliorer dans les champs de coopération correspondant aux intérêts communs, qui ne mettent pas immédiatement en jeu les valeurs et les normes : économie, commerce, circulation des capitaux, migration, voire la question des visas pour les patrons et cadres engagés dans les relations commerciales turco-européennes.

Concrètement, l’exercice consisterait à améliorer et renforcer l’Union douanière et l’Union énergétique. Par ailleurs, les Etats membres de l’Union européenne qui appartiennent également à l’OTAN demeureraient les alliés des Turcs. On ne saurait donc se contenter d’assurer plus de fluidité dans les relations économiques. C’est à un partenariat de haut niveau qu’il faudrait œuvrer. L’Union européenne a déjà signé des « partenariats stratégiques » avec un certain nombre de pays, mais l’expression est souvent trompeuse. « Stratégique » est ici synonyme d’« important » et n’a pas véritablement de valeur politique, diplomatique et militaire. Dans le cas de la Turquie, ce serait un partenariat spécifique, à forte teneur stratégique (au sens fort) et géopolitique : en somme, un « partenariat géopolitique UE-Turquie ». La négociation, antérieure ou en parallèle, d’un ambitieux « partenariat continental » avec le Royaume-Uni pourrait ouvrir la voie à ce nouveau type de relations politiques, sécuritaires et économiques. Du fait du « Brexit », les représentants de la Turquie ne pourraient plus expliquer que leur non-entrée dans l’Union européenne relève d’une discrimination de type ethnico-culturel. Plus encore si Ankara est à l’origine de la rupture des négociations. Mais ne faisons pas non plus de ce « partenariat géopolitique » une martingale : sa possibilité et son contenu dépendraient des circonstances de la rupture et de ce que voudrait la Turquie dans un contexte renouvelé. Nul doute que nous nous heurtions aussi à des contradictions (voir la réponse à la deuxième question). In fine, doit-on faire prévaloir les intérêts sur la morale ? Cela dépend : il serait irréaliste de faire l’impasse sur la morale commune et les principes qui nous fondent en propre. On peut transiger, tenir compte des circonstances et pratiquer des doubles standards, mais jusqu’à un certain point seulement. 

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