De la rébellion qui mène au djihad aux Français qui pensent qu’on ne peut plus rien dire : comment nous en sommes venus à construire une société dans laquelle plus personne ne trouve son compte <!-- --> | Atlantico.fr
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71 % des Français estiment "qu'on ne peut plus rien dire sans se faire traiter de raciste".
71 % des Français estiment "qu'on ne peut plus rien dire sans se faire traiter de raciste".
©Reuters

Rien ne va plus

Alors qu'un sondage Ifop pour Valeurs actuelles dévoilé jeudi 23 octobre montre que 71 % des Français estiment comme Eric Zemmour "qu'on ne peut plus rien dire sans se faire traiter de raciste" et que Le Figaro a publié un rapport sur la radicalisation islamiste dans les prisons françaises, la société apparaît plus que jamais malade de ses non-dits.

Gil  Mihaely

Gil Mihaely

Gil Mihaely est historien et journaliste. Il est actuellement éditeur et directeur de Causeur.

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Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Jean-Philippe Moinet

Jean-Philippe Moinet

Jean-Philippe Moinet, ancien Président de l’Observatoire de l’extrémisme, est chroniqueur, directeur de la Revue Civique et initiateur de l’Observatoire de la démocratie (avec l’institut Viavoice) et, depuis début 2020, président de l’institut Marc Sangnier (think tank sur les enjeux de la démocratie). Son compte Twitter : @JP_Moinet.

 

 

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Atlantico : Le Figaro a publié jeudi 23 octobre (voir ici) un rapport sur la radicalisation islamiste dans les prisons françaises. De quoi cette radicalisation est-elle vraiment le signe ? Où trouve-t-elle ses racines profondes ?

Vincent Tournier : Il faut distinguer deux problèmes. Le premier concerne la surreprésentation des musulmans dans les prisons. Il est difficile d’avoir des chiffres précis mais d’après les évaluations des sociologues, qui sont faites à partir d’indices indirects comme le ramadan ou les prénoms, cette proportion varie entre 50% à 80% selon les établissements. Le rapport parlementaire de Guillaume Larrivé évoque 60%, ce qui est assez crédible. Ce sont des chiffres considérables. Cette surreprésentation se retrouve aussi dans d’autres pays, mais à un moindre niveau. Par exemple, en Grande-Bretagne, les musulmans représentent 11% de la population carcérale contre 3% de la population générale. Aux Pays-Bas, il y aurait 20% de musulmans chez les détenus adultes (et 26% chez les jeunes) contre une moyenne de 5,5%. En Belgique, les musulmans représenteraient 16% des détenus contre 6% pour la population. Bref, il y a donc une nette tendance à la sur-délinquance chez les populations musulmanes (ce qui ne veut évidemment pas dire que tous les musulmans sont délinquants) et cette tendance est encore plus marquée en France. Est-ce lié aux problèmes d’intégration ou aux caractéristiques des musulmans de France ? C’est un point qui n’est pas clair.

Le second débat porte sur les causes de la radicalisation religieuse : dans quelle mesure cette radicalisation s’effectue en prison ? La prison est-elle le point de départ de la radicalisation ou un simple accélérateur ? Sur ce point, il faut être prudent. La prison ne fait pas tout, mais il est vraisemblable que le contexte de l’incarcération, en facilitant la prise de contacts, en plongeant les nouveaux venus dans un contexte particulier, encourage les vocations. On voit bien que beaucoup de jeunes gagnés par l’islamisme ont souvent suivi une carrière de délinquants.

Existe-t-il des solutions ? Le débat ne fait que commencer. Certains disent qu’il faut multiplier les aumôniers musulmans, mais les imams sont réticents pour aller s’occuper des délinquants ; de plus, il y a un risque d’effet pervers car si l’Etat recrute des imams, il va accréditer l’idée qu’il existe un islam officiel qui n’a rien à voir avec le véritable islam.

Une autre proposition est celle qui a été faite l’an dernier par le contrôleur des prisons, qui suggère d’adapter les prisons à la pratique de l’islam, par exemple en proposant des menus halal ou en accordant des salles de prière. C’est une option possible, mais outre le fait qu’elle contredit la laïcité de l’Etat, il reste à savoir si cela ne va pas au contraire amplifier le problème.

Une dernière option, qui est peut-être un aveu d’échec, est de se demander s’il ne faut pas tout simplement éviter la prison. C’est l’un des non-dits de la réforme Taubira. Comme on sait, il est en effet reproché à cette réforme de vouloir vider les prisons, ce qui n’est pas faux. Mais dans le contexte actuel, n’est-ce pas une bonne chose ? Envoyer les jeunes délinquants en prison sans avoir les moyens de canaliser l’engrenage religieux, n’est-ce pas faire courir un risque plus grand pour la société ? Entre deux maux, lequel faut-il choisir ?

Gil Mihaely : Tout d’abord il s’agit d’un terreau particulièrement propice à la radicalisation. Selon le député UMP Guillaume Larrivé, auteur de ce rapport, 60 % de la population carcérale française est de culture ou de religion musulmane. On peut donc aisément comprendre pourquoi la situation dans les prisons est en continuité avec ce qui se passe dans certains quartiers et villes de France. Et puis entre les milieux islamistes criminels les liens sont étroits depuis longtemps. Déjà il y a plus de vingt ans, les terroristes islamistes algériens ont créé leurs réseaux français à partir des réseaux criminels. Bien longtemps avant Merah, la porosité entre ces deux mondes a été un fait. Finalement, la prison est depuis toujours une "école" et un lieu où des liens forts sont tissés. Avant il s’agissait essentiellement d’apprendre les métiers du crime et d’intégrer des réseaux ou des "familles" criminels. Aujourd’hui cette "école" a une nouvelle spécialité : islam radical et militantisme islamiste….

Jean-Philippe Moinet : Cette radicalisation n’est pas nouvelle, mais elle semble s’aggraver. Le député à l’origine de ce rapport, Guillaume Larrivé, un proche de Brice Hortefeux, pourrait rappeler les alertes adressées pendant le mandat présidentiel du prédécesseur de François Hollande. Ce phénomène, il est vrai, n’a pas été suffisamment pris au sérieux. Des islamistes profitent de l’isolement carcéral pour embrigader des détenus, parfois jeunes, souvent désemparés, pour les former (et les déformer) à une "théologie" radicale, qui devient un recours pour un certain nombre de condamnés : ils trouvent dans l’extrémisme une forme de contre-société, de contre-modèle, radicalement opposé aux valeurs démocratiques, laïques et républicaines françaises. Pour un certain nombre de détenus, musulmans ou non d’ailleurs, un basculement devient possible, dans la prison, qui a arrêté le temps mais pas le fanatisme.

Les racines profondes de ces dérives ne sont pas à rechercher dans la société elle-même, qui serait coupable de n’avoir pas su intégrer ces individus. Bien sûr des discriminations, des exclusions, la xénophobie laissent injustement sur le bas-côté des personnes qui ne demandent qu’une seule chose : devenir des citoyens comme les autres, ni plus, ni moins. Mais les logiques d’exclusion ne sauraient expliquer, encore moins justifier, des radicalisations, qui passent par la violence des pensées et des actes. Le fanatisme religieux existerait même dans une société prospère et globalement intégratrice. Il trouve sa racine dans un besoin de contre-modèle (que l’on voit se développer à l’extrême droite, à l’extrême gauche) et dans une propagande qui est démultipliée par des canaux de communication moderne, comme Internet, et par des Etats (Arabie Saoudite, les Etats du Golfe, l’Iran) qui soutiennent un Islam dit "rigoriste" et fondamentaliste, qui est l’antichambre de l’islamisme radical.

En prison, comme le souligne ce rapport, il est vrai qu’il manque des imams républicains, convaincus que l’islam ne peut se vivre en dehors des principes de la République. Ces imams existent, ils sont même nombreux en France, mais ils sont en nombre très insuffisants en prison, précisément là où une radicalisation tranquille peut faire des dégâts, une fois que les détenus embrigadés sortent de prison… Cette demande d’imams républicains a été faite au pouvoir dés les années 2007-2008. J’ai moi-même participé directement à une formation séculière des imams et de cadres cultuels musulmans (lancée par l’Institut catholique de Paris) et souligné dans les années 2008-2009 le manque d’ambition et de moyens de ce programme. Le député Guillaume Larrivé fait aujourd’hui mine de l’oublier.

Un sondage Ifop pour Valeurs actuelles (voir ici) dévoilé jeudi montre que 76 % des Français estiment comme Eric Zemmour "qu’on ne peut plus rien dire sans se faire traiter de raciste". Peut-on dire que la société française est aujourd'hui prise en étau entre des Français qui se sentent discriminés et des Français qui se sentent bâillonnés ?

Vincent Tournier : L’antiracisme a été érigé en norme absolue, notamment à partir des années 1970 et 1980, grâce au soutien et à l’engagement d’associations très actives. Par certains côtés, c’est une bonne chose car le racisme tourne le dos à notre idéal égalitaire et humaniste. Malgré tout, il est vrai que l’antiracisme pose plusieurs difficultés. La lutte contre le racisme a pu donner le sentiment de vouloir empêcher certains débats, notamment sur l’immigration, alors que les deux sujets sont clairement distincts : on peut être favorable à une politique migratoire restrictive sans être raciste pour autant.

Un autre problème est de savoir où s’arrête le débat légitime et où commence le racisme. C’est une question classique, qui se pose pour d’autres sujets : les femmes, les homosexuels, les Roms, les musulmans. L’équilibre est difficile à trouver entre la volonté d’empêcher les excès et la nécessité de préserver la vitalité du libre débat, sans laquelle la démocratie serait un vain mot. Or, les militants de l’antiracisme ont parfois pris leur rôle trop à cœur. On se souvient par exemple des polémiques qui ont entouré la publication du livre d’Olivier Pétré-Grenouilleau sur les traites négrières ou celui de Sylvain Gouguenheim sur l’histoire de l’islam. A vouloir trop en faire, on finit par discréditer sa cause. Les militants de l’antiracisme donnent le sentiment de voir du racisme partout, un peu comme jadis on accusait de fascistes tous ceux qui n’étaient pas dans la ligne du Parti communiste. Par exemple, lorsque le socialiste Bruno Le Roux dit que Jean-Luc Mélenchon est "raciste" parce qu’il traite le ministre de l’économie de "banquier Macron", on se demande si le mot a encore un sens.

Enfin, il faut aussi tenir compte du fait que l’antiracisme semble parfois choisir ses victimes. En somme, certains racismes seraient plus (ou moins) acceptables que d’autres. Il est clair que l’antisémitisme qui prospère depuis une quinzaine d’années sur fond de crise des banlieues ne suscite pas toujours la mobilisation que l’on pourrait attendre. Il en va de même pour le racisme anti-blanc, sujet encore plus sensible.

Gil Mihaely :Il y a deux phénomènes. D’abord la multiplication des "créanciers de la République", c’est-à-dire des victimes qui exigent de la collectivité considération et repentance. Ils exposent publiquement leurs stigmates pour avoir droit au chapitre, et plus si affinités. Deuxièmement, le débat en France est limité à cause d’une peur du dérapage et surtout d’une crainte de passage à l’acte. On est resté sur l’adage selon lequel "les mots tuent". C’est en même temps vrai et largement exagéré. Les mots ne tuent pas aussi rapidement et facilement qu’on le croit, mais en revanche le silence et le sentiment de ne pas pouvoir nommer les choses et parler de la réalité ont un prix qu’on sous-estime. La société française est pourtant suffisamment solide pour porter un débat plus libre sans craindre que la guerre civile soit derrière la porte. Il faut juste accepter d’encaisser des coups : un débat plus libre est difficile. On blesse et on en prend plein la gueule et il ne faut pas pleurnicher…

Jean-Philippe Moinet : La société française n’est pas prise en étaux entre deux caricatures d’opinion ou de sentiment. Les choses sont bien plus complexes même si Zemmour, en polémiste assez cynique sait exploiter le filon xénophobe pour développer ses thèses – que je qualifie de "racialistes" – et vendre son livre. Ce sondage a été construit de toutes pièces pour surfer sur un mouvement qui, en temps de crise, permet de "se lâcher" contre une série de bouc-émissaires faciles : l’étranger, l’Europe, l’immigré, le musulman… C’est ce que j’appelle le "national-populisme xénophobe", dont Zemmour est un représentant, roulant pour le Front national version… Jean-Marie Le Pen. Comme le fondateur du FN, Zemmour revendique d’ailleurs le "droit à déraper", il l’a clamé lors de son meeting de Béziers, où un public en grande partie lepéniste l’a applaudi !

Que Zemmour teste ses morceaux choisis, et ses vrais raccourcis, pour en déduire que le peuple est avec lui contre "le système" ne fait que confirmer qu’il est entré dans une logique de surenchère, totalement délirante et artificielle. Il ose dire que "nous n’avons jamais été autant oppressés par une censure", lui qui est partout dans les médias, cumulant des prestations - et des revenus - au Figaro Magazine, à RTL, à I-Télé, à Paris-Première, au Figaro quotidien… Il se fout du monde - et du peuple ! -, en faisant croire que les médias sont contre lui. Ils lui servent en grande partie sa soupe nauséeuse ! Y compris sous couvert d’émissions de "divertissement".

Plus personne ne semble aujourd’hui trouver son compte dans la société française et chacun a l'impression d'être le dominé de quelqu’un d'autre. Quelle société ce phénomène dessine-t-il ? Comment en est-on arrivé là ?

Vincent Tournier : Les Français ont la réputation d’être méfiants envers les autres. Les enquêtes internationales le confirment : la France fait effectivement partie des pays où la proportion de personnes qui disent "on peut avoir confiance dans la plupart des gens" est parmi les plus faibles (de l’ordre de 20%). Cette méfiance est probablement une des raisons qui expliquent le désir des Français d’avoir un Etat fort : c’est la présence d’un Etat tutélaire qui permet de contenir cette méfiance, de la mettre en retrait. Mais inversement, lorsque les problèmes s’accumulent et que l’Etat donne l’impression de ne plus être très présent, la méfiance revient et chacun a l’impression que l’autre constitue une menace potentielle. D’où cette accumulation de revendications catégorielles que l’on constate ces dernières années, où chacun essaie de défendre son pré-carré, au besoin en acceptant que l’on s’en prenne à son voisin. L’Etat a aussi sa part de responsabilité : en donnant le sentiment de céder aux revendications catégorielles, aux demandes des puissants, il contribue à nourrir ce climat de suspicion.      

Gil Mihaely : Une société qui peine à définir et se retrouver autour d’un intérêt général. Chacun essaye de tirer la couverture vers lui. Il est vrai que la plupart des sociétés occidentales sont plus ou moins individualistes mais le cas français est particulier. Aux Etats-Unis par exemple une société en proie à des tensions extrêmement fortes, beaucoup plus qu’en France, ils ont adopté une stratégie inverse : une très grande liberté d’expression.

La France a subi de graves traumatismes allant de la guerre de 14-18 à la décolonisation dans les années 1960. La page était chaque fois tournée trop vite sans que jamais la vérité soit vraiment dite. Ainsi un pacifisme dévastateur a préparé le débâcle de 1940 et le personnage extraordinaire de de Gaulle et le miracle des Trente Glorieuses ont bloqué une réflexion profonde sur l’entre-deux-guerres, quelque chose comme celle menée par Marc Bloch dans L’étrange défaite. Le passé est devenu un trou noir et petit à petit une idée s’est enracinée : il faut rejeter le passé et donc se rejeter soi-même. Puisqu’on ne sait pas pourquoi nous avons subi des échecs, il faut tout rejeter… D’autres pays qui ont une histoire aussi riche et compliquée que la France sont arrivés à des synthèses moins radicales. En France en revanche au lieu de traiter raisonnablement ces questions on s’impose des interdictions exagérées car nous avons trop peur de retomber dedans. Au lieu de chercher la paix on est pacifiste, au lieu de regarder en face le colonialisme et le contextualiser, on se culpabilise. On a péché par trop d’autorité ? On délégitime complètement l’autorité. Le pouvoir a fauté ? On piétine l’idée même de pouvoir et on se déclare en résistance et rébellion perpétuelles. Au lieu d’exercer un droit d’inventaire sur le passé on jette tout à la poubelle. C’est désastreux.

Jean-Philippe Moinet : Oui, en tant de crise – sociale, culturelle, morale – les tensions s’exarcerbent, et le sentiment d’être le dominé de quelqu’un – souvent le voisin… – est le terrain de chasse des extrémismes, qu’ils soient politiques ou religieux. Ils essaient de récupérer, d’instrumentaliser ce sentiment d’être dominé, le sentiment de frustration aussi, pour organiser une grande revanche, par l’idéologie, le fanatisme. C’est le rêve d’une révolution sociale et nationale, qui a été la mécanique infernale enclenchée par les nationaux-socialistes dans les années 30. Bien heureusement, on n’en est pas là aujourd’hui. Le contexte est bien différent. Nous assistons davantage à une expression de type réactionnaire, qui cherche éperdument un pseudo-âge d’or, fantasmé : celui qui a précédé les années de crise, cette période des années 60 sublimé de manière assez ridicule, et peu convaincante sur le fond, par Zemmour dans son livre "Le suicide Français". Si ce livre permet de canaliser les frustrés de la modernité, c’est une fonction socialement utile !

Comment, dans ce contexte, interpréter la défiance grandissante des Français vis-à-vis des médias, des institutions et des politiques ? 

Vincent Tournier : La méfiance envers les institutions n’est pas nouvelle, mais elle s’est manifestement accentuée depuis quelques années. C’est une situation que l’on peut trouver paradoxale : après tout, les médias n’ont jamais été aussi libres et nombreux qu’aujourd’hui ; les possibilités de s’informer, de se faire entendre, de manifester, de pétitionner n’ont jamais été aussi fortes. Et pourtant, rien ne semble satisfaisant et les gens votent de moins en moins. On pourrait être tenté d’en déduire qu’il y a une forme d’insatisfaction permanente chez les Français qui relève d’une sorte de psychologie collective. Mais on peut aussi penser que ces libertés sont en partie factices ou illusoires. Les gens peuvent avoir le sentiment qu’ils ont été floués par certaines promesses tonitruantes sur l’approfondissement de la démocratie, sur la marche en avant du progrès social. L’Europe porte ici sa part de responsabilité : elle n’a cessé d’être présentée comme un avenir radieux, avec toujours plus de démocratie, d’emplois et de social. Résultat : le chômage est toujours là, les acquis sociaux semblent menacés et la démocratie européenne reste à l’état de projet, pour ne pas dire plus, car s’ils vivaient aujourd’hui, les théoriciens de la démocratie reconnaîtraient-ils leur bébé dans ce que nous avons sous les yeux ?

Gil Mihaely : C’est un phénomène que l’on retrouve dans toutes les démocraties occidentales mais en France il y a aussi un sentiment d’abandon. Comme beaucoup d’Américains, les Français aussi ont le sentiment qu’ils sont dirigés par des "politicards" qui roulent pour eux-mêmes et informés par des journalistes ineptes. Sauf qu’en France il y a en plus le sentiment que le contrat est rompu. Le rôle des élites est de protéger, de prévenir, de soutenir. Or, aussi bien sur la question de l’emploi que de la sécurité ou de l’identitaire le contrat n’est pas tenu. Les politiques ne font pas correctement leur boulot.  

Jean-Philippe Moinet : Les défiances généralisées sont bien réelles. Elles ont de multiples causes, dont le sentiment d’impuissance des politiques, de gauche et de droite, qui n’ont pas réussi à réduire le chômage, à réduire les déficits qui, depuis plus de 30 ans, ont amplifié notre endettement et limité gravement les marges de manœuvres budgétaires. Le Front National, et les démagogues qui l’accompagnent, prospèrent surtout sur ce sentiment d’impuissance des politiques, dramatiquement confondue avec l’impuissance de la politique. C’est un des seuls points communs que je peux avoir avec Zemmour : oui, la politique a un rôle central qu’elle doit jouer et qu’elle peut retrouver, s’il y a sursaut. Mais certainement pas en regardant dans le rétroviseur de la France des années 60 ! Mais en se tournant au contraire délibérément vers l’avenir, vers une Europe protection, vers une mondialisation mieux régulée, vers une économie ouverte et vers une politique budgétaire beaucoup plus rigoureuse que ce qui a été fait, dans une forme de laxisme financier, pendant trop longtemps. Bien sûr, le réveil français est un peu rude. Mais je suis persuadé qu’une période de confiance peut découler de la crise de défiance que nous traversons. Les Français ont, au fond, très majoritairement compris que des efforts sont à faire. C’est aussi le bienfait de l’alternance de 2012 : les dérives démagogiques et gauchisantes de la campagne du candidat PS ont fait long feu…

A quoi pourrait ressembler à l’avenir le vivre-ensemble ? Comment reconstruire ce qui a été détruit ?

Vincent Tournier : Certaines expressions émergent pour contrebalancer une réalité qui dérange. C’est un peu le cas avec le "vivre-ensemble". Cette expression est assez récente parce que, autrefois, le problème ne se posait pas, ou en tout cas pas dans les mêmes termes. Si l’on invoque aujourd’hui le vivre-ensemble, c’est justement parce que la cohabitation ne va plus de soi. Le vivre-ensemble n’est plus perçu comme l’expression de l’ordre naturel des choses, mais comme un idéal qu’il faut désormais atteindre.

Ce qui est en jeu ici, c’est tout le problème de la diversification ethnique et religieuse de la société française, dont on a mal anticipé les tensions qu’elle allait générer. Les optimistes répondront que les choses vont s’arranger puisque la France a su intégrer les précédentes générations de migrants. Mais cette vision optimiste oublie que les conditions de l’intégration ont changé. Autrefois, le système social était relativement autoritaire, que ce soit à l’école ou dans les entreprises ; de plus, la société industrielle pouvait assez facilement digérer les flux de migrants peu qualifiés. Aujourd’hui, tout a changé : l’école n’est plus autoritaire et l’économie des services cherche des salariés dotés de solides compétences humaines et relationnelles dont les migrants ou leurs descendants sont souvent dépourvus.

Du coup, un autre scénario se dessine, beaucoup plus pessimiste : celui d’une fragmentation territoriale et relationnelle. Le mélange et le métissage, c’est bien beau. Mais la réalité sociologique montre que les gens ont plutôt tendance à prendre leurs distances. Un mouvement de séparatisme ethno-religieux semble aujourd’hui à l’œuvre. Les plus optimistes diront que ce séparatisme est amplifié par la crise économique ; mais les plus pessimistes diront au contraire qu’il est justement retardé par la crise, laquelle empêche les pauvres de déménager comme ils le voudraient. Que doivent faire les pouvoirs publics face à ces évolutions : les empêcher ? les faciliter ? les ignorer ? D’une manière ou d’une autre, ce sera l’un des enjeux de la prochaine élection présidentielle.

Gil Mihaely :On parle beaucoup de ce qui ne va pas, et beaucoup des choses ne vont pas, effectivement. Mais il suffit de comparer avec un certain nombre de pays occidentaux pour se rendre compte que la France a pas mal d’atouts à partir desquels on peut rebondir. L’histoire n’est pas terminée et tout n’est pas perdu d’avance. Il n’y a pas de déterminisme dans l’histoire, le futur n’est pas une simple extrapolation du présent  et nous ne sommes pas condamnés à avoir un avenir sombre.

Jean-Philippe Moinet : L’avenir nous dira quels seront les contours du vivre-ensemble à la française, qui s’appelle le vivre-ensemble dans les valeurs de la République. Ce ne sont pas des mots creux, mais des valeurs fortes, qui ont traversé des périodes bien plus difficiles. La France est toujours sortie renforcées des épreuves, elle est toujours sortie des difficultés, même si de vieux démons viennent régulièrement la hanter. Je ne crois pas à la thèse du "Suicide Français", je crois fortement, et ne suis pas le seul, au "sursaut Français", qui passera par un rassemblement, de démocrates et de républicains, et qui saura transcender les frontières partisanes, il est vrai devenues aujourd’hui très exiguës. C’est pourquoi, plus que jamais, les acteurs de la société civile ont un rôle majeur à jouer, en France, pour ressourcer la démocratie et réconforter la République. L’engagement civique est devant nous ! C’est une source de satisfaction, et d’optimisme.

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