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Raymond Barre, professeur apprécié qui avoue avoir essayé l'opium
©Reuters

Bonnes feuilles

« Un homme carré dans un corps rond », c'est en ces termes que Raymond Barre aimait à se définir. Ce gaulliste, universitaire et économiste de renom, connaît une carrière fulgurante : tour à tour vice-président de la Commission européenne, ministre, puis Premier ministre de 1976 à 1981. Christiane Rimbaud est partie à sa découverte, rencontrant nombre de proches et de personnalités pour comprendre l'homme tant dans ses forces que dans ses fêlures. Extraits de "Raymond Barre" de Christiane Rimbaud aux éditions Perrin, 1/2

Christiane Rimbaud

Christiane Rimbaud

Née à Paris en 1944, diplômée de la Sorbonne (3ème cycle histoire) et de Sciences Po Paris, spécialisée dans l'histoire contemporaine, Christiane Rimbaud a déjà publié une douzaine d'ouvrages, notamment chez Perrin les biographies d'Antoine Pinay (1990) et de Pierre Bérégovoy (1994), ainsi que le Procès Mendès France (1986). On lui doit également L'Affaire du Massilia (Seuil, 1984).

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Invité le 21 janvier 2000 par la radio lyonnaise Radio Scoop pour un « Dialogue avec les jeunes » et interrogé par un auditeur sur la législation du cannabis, il n’a pas de fausses pudeurs. Quand d’autres répugnent à reconnaître qu’ils ont goûté à la marijuana, il évoque tranquillement sa lointaine rencontre avec l’opium. C’est donc le pavot réduit en boule et brûlé en pipe qui a retenu (brièvement) son intérêt : « Je n’ai pas essayé le cannabis ; j’ai essayé autre chose, oui. J’ai essayé l’opium quand j’étais jeune. Mais ça ne m’a pas emballé… » Comme nombre d’intellectuels de l’époque, Sartre, Malraux, Cocteau…, il a donc fait une brève escapade dans les paradis artificiels. Mais, sa curiosité satisfaite, il n’a pas insisté. Sans surprise, il conseille aux jeunes de ne pas l’imiter, pour ne pas risquer de problèmes de dépendance. 

Les journées tunisiennes ne sont bien entendu pas seulement consacrées aux bonheurs de la plage, de la musique et de l’amitié. On sait conjuguer à Tunis douceur de vivre méditerranéenne et studieuses activités. Sous la férule bienveillante de Jacques Flour, l’âme de l’Institut, l’activité universitaire est très dense. Pour toutes ces raisons, les missions à Tunis sont très recherchées. De nombreux universitaires parisiens font volontiers le voyage, et François Perroux sera du nombre. Les étudiants sont peu nombreux (90 en première année, 30 en deuxième, 15 en troisième) et la plupart d’entre eux sont des Français de Tunisie ou de métropole. On y compte aussi un certain nombre de juifs tunisiens remarquables. En revanche, les musulmans sont très minoritaires. L’Institut des hautes études continue de représenter la culture française, alors que le petit Institut des belles lettres arabes (IBLA), qui est installé dans la médina sous la direction de Pères blancs et largement ouvert sur le monde musulman, est à l’écoute des aspirations d’indépendance des Tunisiens. 

Raymond Barre donne ses cours le jeudi, le vendredi et le samedi matin, à l’Institut des hautes études, mais aussi à l’Ecole tunisienne d’administration, qui se trouve dans la casbah. Et ses étudiants sont eux aussi très vite conquis par ce jeune professeur qui a un sens pédagogique exceptionnel et leur dit : « Vous n’êtes pas ici pour apprendre, vous êtes ici pour acquérir une méthode. » Il fait pourtant un peu « vieux genre », semble appartenir à la génération des quarante ans plutôt qu’à celle des vingt-cinq ans avec ses cheveux plaqués, ses cravates-club et son habitude tenace du baisemain (héritée de son grand-père). Il est néanmoins très aimé de ses étudiants. « Il raflait les meilleurs », poursuit Malaurie, qui ajoute : « Ils nous avaient surnommés Les Malabars, car nous étions inséparables ».

La villa Madeleine devient de son côté Dar Malabar. D’autres plaisanteries courent. Les étudiants l’appellent Babar entre eux. Ou encore Boulette parce qu’il est déjà un peu rond. Il le sait et s’en amuse. En revanche, la familiarité n’est pas de mise en sa présence. Le jeune professeur ne s’y prête pas. Ce qui ne l’empêche pas d’être très proche de ses élèves, toujours disponible pour les écouter, les aider dans leur travail et leur réflexion. Et Jean-Claude Paye n’est pas le seul à être impressionné par son esprit « remarquable de clarté et d’intérêt, très structuré ». Ces étudiants, Malaurie et lui les trouvent de leur côté « épatants ». Sans doute en raison de la qualité de l’enseignement secondaire que la plupart d’entre eux ont reçu au lycée Carnot de Tunis, alors très réputé. Raymond Barre noue même des liens très forts avec certains d’entre eux, dont le futur parcours restera plus ou moins lié au sien.

Sa « propension à la pédagogie », que relevait déjà Henri Guitton dans sa thèse, est si appréciée que Lucien Paye, alors directeur de l’enseignement en Tunisie, c’est-à-dire ministre de l’Education dans le protectorat, a conseillé à son fils, Jean-Claude Paye, ainsi qu’à Jean-Claude Casanova, de suivre ses cours. Sous son influence, ce dernier, qui est président de l’association des étudiants et déjà réputé pour sa pénétrante intelligence, abandonne même la philosophie pour l’économie et s’oriente vers l’agrégation et Sciences Po. Jean-Claude Paye, qui n’a pas encore dix-huit ans, ne cache pas de son côté son admiration pour son professeur, « un homme fascinant, dira-t‑il, avec qui on avait le sentiment d’être dans le mouvement de la pensée contemporaine. Ce qui nous frappait le plus : son aptitude à établir des liens entre l’économie, la politique et l’histoire ». 

Assis à une petite table à trois pieds couverte d’un marbre, dans le salon de sa petite villa, Raymond Barre passe de longues heures à rédiger ses cours et les travaux dirigés liés à ses enseignements. Ce qui permet à Philippe Malaurie de s’initier quelque peu à Schumpeter – « dont j’ignorais même l’existence jusque-là », dira-t‑il. Ce qui lui donne aussi maintes occasions d’admirer « la puissance et la facilité de travail » de son ami. N’ayant que peu de documentation sous la main, il écrit quasiment de mémoire. Sa facilité d’écriture est elle aussi déconcertante. Il rédige sans ratures, d’un seul jet. Jean-Claude Casanova, de son côté, se souvient de lui, en chemise bleue, poursuivant son travail dans la salle des professeurs de l’Institut, d’une écriture régulière, très maîtrisée, qui ne variera pas avec les années. « Les lettres sont élégamment dessinées, légèrement penchées à droite, la fermeté du tracé et l’élégance du dessin ont persisté. » 

Rédiger intégralement ses leçons est un grand avantage par rapport à ceux qui parlent « sur notes brèves », comme le veut le règlement de l’agrégation, remarque encore Jean-Claude Casanova. Il est en effet plus facile d’en tirer des livres. Tout en travaillant ses cours, Raymond Barre rédige donc en même temps ses futurs manuels d’Economie politique, qui paraîtront pour la première fois en 1956 à quelques mois d’intervalle et qui connaîtront un nombre impressionnant d’éditions et de tirages. L’écriture de ces manuels l’amène aussi à regarder de plus près et de façon plus approfondie ce qui se dit et s’écrit dans le reste du monde, à s’intéresser notamment de plus près aux théories économiques anglo-saxonnes, qui constituent un hiatus par rapport à ce qui s’enseigne alors en France.

Extraits de "Raymond Barre" de Christiane Rimbaud aux éditions Perrin, 2015

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