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" Le leader mondial de la production de produits laitiers est aussi celui qui paie le moins bien les éleveurs", estime Olivier Mevel.
" Le leader mondial de la production de produits laitiers est aussi celui qui paie le moins bien les éleveurs", estime Olivier Mevel.
©JEAN-FRANCOIS MONIER / AFP

À l'origine du mal ?

La crise des agriculteurs fait rage en France et une partie conséquente des observateurs souligne aujourd’hui le rôle supposé de la grande distribution comme des industriels dans les problèmes de compétitivité des produits français.

Olivier Mevel

Olivier Mevel

Olivier Mevel est consultant en stratégie et marketing des filières alimentaires, Maître de Conférences HDR en Sciences de Gestion, Spécialiste de la transition alimentaire.

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Atlantico : La crise des agriculteurs fait rage en France et une partie conséquente des observateurs souligne aujourd’hui le rôle supposé de la grande distribution comme des industriels dans les problèmes de compétitivité des produits français. Fabien Roussel n’hésitait pas, récemment, à dire que ceux-ci se gavent sur le dos des producteurs. Dans quelle mesure s’agit-il d’un diagnostic un peu naïf ?

Olivier Mevel : La grande distribution, c’est vrai, est un des problèmes. Ce n’est cependant pas le seul. Ce postulat posé, une question demeure : pourquoi ? Pour quelles raisons peut-on aujourd’hui dire de la grande distribution qu’elle constitue un problème ? Elle est elle-même, rappelons-le, en difficulté et ne peut s’appuyer sur aucune forme de croissance organique. Les modifications structurelles de notre consommation engendrent aujourd’hui une progression de la croissance dite “hors-foyer”, et ce depuis 2015. La restauration progresse tandis que la grande distribution décroît en volume. En valeur, du fait de l’inflation, elle continue de progresser légèrement, mais cela fait désormais deux ans qu’elle décroit en volume (données 2021-2022). L’année 2023, qui vient de s’écouler, ne fera pas exception à la règle.

Force est de constater, dès lors, que la grande consommation est face à une problématique. C’est de là que débouche son comportement. L'assortiment alimentaire, dans la grande distribution, représente environ 80% des produits en magasin. Sur ces 80%, 60% proviennent de PME-PMI et petites coopératives françaises pour 40% de produits issus des multinationales que nous connaissons désormais par cœur. On observe, sur cet assortiment alimentaire, une forme de dualité bien spécifique : ce sont les produits issus des multinationales qui font l’image prix du distributeur. On parle ici du prix du Coca-Cola, du Ketchup Heinz, des M&M’s, pour n’en citer que quelques-uns. L’image prix est d’autant plus importante que, et c’est d’autant plus vrai dans un contexte de restriction du pouvoir d’achat, c’est elle qui construit la part de marché du distributeur. Il y a donc, évidemment, une course au bas prix, au moins sur ces produits, qui est néanmoins limitée par le cadre réglementaire. Celui-ci, rappelle, depuis les lois Egalim, qu’il n’est pas possible de revendre en dessous du seuil de vente à perte + 10%.

Par conséquent, le distributeur vend ces produits au prix facturé par les industriels + 10%. Ce n’est pas une grosse marge, qui concerne environ 1500 produits sur les 30 000 que l’on retrouve en moyenne dans ces magasins. C’est là sa façon de garantir son image prix… Ce qui le contraint en revanche à se rattraper ailleurs. Ce rattrapage se fait évidemment sur les 60% des produits restants, issus des 18 000 PME-PMI de l’agroalimentaire français. Là, les marges sont beaucoup plus élevées. Récemment encore, Leclerc vendait sa salade à 1,49 euro alors que son prix de gros est à 60 centimes  à Rungis… que l’enseigne paie de toute façon moins cher. La marge est ici fixée à 250%. Les distributeurs, depuis le vote de la loi Egalim, font financer le Coca-Cola d’Atlanta par les cocos de Paimpol, en somme.

Cette situation ubuesque permet au distributeur de percevoir des marges très élevées sur certains produits.

L’Insee recense l’évolution des prix sur l’ensemble des familles alimentaires entre décembre 2021 et décembre 2023. On constate que sur les 20 familles de produits les plus inflationnistes, ce sont surtout les produits de base qui sont frappés. Ce ne sont pas les produits travaillés, préparés ou transformés que l’on trouve en tête du classement. Les légumes frais, en revanche, ont subi une augmentation de +27,5% en deux ans. Dans le cas des légumes surgelés, ce chiffre grimpe à +30,6% et pour les farines on atteint même +35,3%. Sans parler du sucre (+56%) et du beurre (+32,3%). Les produits de base ont été frappés par des coefficients de marge qui, il est indéniable, ont été imposés par la grande distribution.

Une grande distribution en difficulté face Uber Eats, Deliveroo et consorts, compense par des prises de marges excessives sur les produits franco-français. 

Quel bilan peut-on faire des secteurs de l'agroalimentaire, en matière de compétitivité des produits ? Les problématiques sont-elles systématiquement les mêmes ou certains secteurs font-il face à des problèmes différents ?

Les industries agroalimentaires, si l’on se concentre sur les petites et moyennes entreprises, ont fait face à une inflation sur les matières premières agricoles, qui a reculé depuis. Dès lors, comment expliquer l’inflation alimentaire jamais vue depuis cinquante ans qui, comme nous l’avons expliquée, frappe essentiellement les produits de base ? Cela résulte du fait que la matière première, dans les chaînes alimentaires, ne représente plus qu’une part assez faible (et en déclin) de la valeur finale du produit. Dans un produit aussi simple que le pain, la part du prix que paye le consommateur qui revient aux céréales ne correspond qu’à 10% du total. Le reste vient rémunérer le service. Pour les pâtes, on est sur du 30-70.

Parmi ces services, il y en a un qui est plus cher que les autres : la grande distribution. Elle représente jusqu’à un tiers de la valeur finale. Sur un panier de 100 euros on en a environ 33 qui reviennent à la grande distribution. Seulement 6 reviennent à l’agriculture.

Notons toutefois que le service ne se limite pas à la grande distribution. Il prend en compte le transport, la publicité, le packaging, le marketing, etc… et tout cela grignote sur le prix au final. Ce n’est pas sans poser problème : le taux de marge des 18 0000 entreprises agroalimentaires, en France, s’élève en moyenne à 40-43%. C’est un taux de marge de long terme, nécessaire pour pouvoir continuer à investir. N’oublions pas que c’est elles qui ont la responsabilité sanitaire de chacuns de leurs produits, que la grande distribution ne voit passer que quelques jours sur ses rayons. Les industriels ont des obligations et des besoins d’investissements qui nécessitent un taux de marge de 45% environ. Il a pu monter jusqu’à 47% pendant l’inflation, mais il tend à descendre aujourd’hui.

S’il y a eu excès, il est dû à certaines multinationales (comme Nestlé, Heinz ou Kraft) qui ont effectivement abusé en proposant des hausses des prix. Mais, encore une fois, si l’on regarde la liste des produits dont les prix ont le plus augmenté, on constate alors qu’ils ne sont pas issus de ces multinationales. Il apparaît donc probable que c’est le distributeur qui a décidé desdites augmentations, après avoir constaté l’inflation, mais a choisi de ne pas frapper les produits qui conditionnent son image prix d’un taux de marge important. Au détriment, une fois encore, des produits franco-français.

J’absous, par conséquent, les 18 000 entreprises de l’agroalimentaire français. Les multinationales ont profité de la commercialisation de leurs produits à SRP +10%, mais ce n’est pas vrai pour tous. Les produits en poids variables, comme le filet de poulet, par exemple, ont aussi été frappés par des marges très importantes, sinon franchement absurdes par moment.

Prenons le cas du lait, que Fabien Roussel prend en exemple : +27,6% d’augmentation en deux ans, dont il est vrai que les producteurs n’ont pas vu la couleur. Qui des embouteilleurs ou des distributeurs ont profité de l’augmentation des prix, alors ? Pour le savoir, il suffit de regarder l’évolution des prix des produits MDD ainsi que des prix des produits de marques. Certains produits MDD sont quasiment aux prix des produits de marques et il apparaît du coup que les industriels ont été raisonnables. Pas le distributeur.

Quand le distributeur est raisonnable, comme cela peut notamment être le cas de Grand Frais qui a vendu sa salade 1,09 euro contre 1,49 euro chez Leclerc, le prix final change évidemment. Puisque c’est la distribution qui en décide.

Lactalis vient de proposer, en janvier 2024, un prix de rachat du lait particulièrement faible – sinon le plus faible – aux éleveurs. Le leader mondial de la production de produits laitiers est aussi celui qui paie le moins bien les éleveurs. A côté de cela, l’entreprise a réussi ses négociations commerciales et a vu une augmentation des tarifs de la poudre de lait de 25% depuis le mois d’août 2023. Celui du beurre a grimpé de 15%. C’est la preuve que certains industriels se refont effectivement une santé financière au détriment des producteurs. Les plus puissants peuvent, pour certains, utiliser la filière de production comme une variable d’ajustement.

Peut-on vraiment dire, dans ce cas de figure, que l’industrie se "gave" ?

Comme nous l’avons dit précédemment, dire des industriels qu’ils se gavent n’est pas une réalité observée pour l’ensemble des industries. C’est très réducteur. Il faut surtout s’interroger sur la distribution, dont il faut regarder la responsabilité de chaque enseigne.  Indéniablement, la responsabilité du groupe Leclerc est grande. Nous pouvons toutefois apprécier que Lidl ait signé plus de 200 contrats tripartites avec des éleveurs. C’est une solution intéressante pour donner davantage de visibilité aux éleveurs. De même dans le cadre du Système U, qui a signé un accord tripartite concernant 22 millions de litres de lait par an. Ce sont des initiatives à féliciter.

Beaucoup des PME, PMI et ETI de l’agroalimentaire font face à des conditions de travail difficiles et leurs comptes sont rarement florissants. Il y a cependant une greedflation chez certaines des multinationales américaines, c’est vrai. Pas du côté des entreprises françaises.

Comment répondre aux angoisses et aux insécurités exprimées par nos agriculteurs ?

Le problème de Gabriel Attal est simple à appréhender : il n’est pas bien conseillé. Pour calmer la situation, il faudrait prévoir des plans stratégiques différenciés selon les filières. Il faut protéger notre souveraineté agricole, dont dépend d’ailleurs notre souveraineté alimentaire, à l’aide d’objectifs par filière. Nous faisons aujourd’hui face à une crise du secteur laitière, auxquels s’ajoutent des déprimes légumières et fruitières. Il faut donc relancer la machine et maintenir un socle productif au risque sinon de continuer à attaquer l’offre comme nous le faisons maintenant… ce qui impliquerait ensuite de perdre notre autonomie.

Pour cela, il faudra donc se donner des objectifs en matière de production, filière par filière, ou encore en matière d’installations de jeunes en milieu agricole sur les filières considérées, par exemple. Le ministre de l’agriculture devra tenir ces objectifs comme la ligne bleue des Vosges. Le cadre réglementaire, c’est une chose. Les plans stratégiques pour l’agriculture, pour soutenir les jeunes, la production et les prix, seront suivis par les Français pour une meilleure qualité de leurs biens alimentaires.

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