Racisme systémique des uns contre violence systémique des autres : comment échapper au piège du match (vraiment) nul ?<!-- --> | Atlantico.fr
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"À l’heure de la multiplication des « fractures françaises », de l’ethnicisation des débats et de l’aggravation de l’insécurité culturelle, l’assimilation pourrait se révéler plus moderne que jamais", nous dit Sabrina Medjebeur.
"À l’heure de la multiplication des « fractures françaises », de l’ethnicisation des débats et de l’aggravation de l’insécurité culturelle, l’assimilation pourrait se révéler plus moderne que jamais", nous dit Sabrina Medjebeur.
©CLEMENT MAHOUDEAU / AFP

Fractures

Dans un récent article pour la revue Mouvements, Daniel Sabbagh s'attarde sur la notion de “« racisme systémique » : un conglomérat problématique”. De fait, dans le débat public, le terme de systémique accolé à racisme par certains, à violence par d’autres est de plus en plus présent.

Sabrina Medjebeur

Sabrina Medjebeur

Sabrina Medjebeur est essayiste et sociologue. 

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Atlantico : Dans un récent article pour la revue Mouvements, Daniel Sabbagh s'attarde sur la notion de “« racisme systémique » : un conglomérat problématique”. De fait, dans le débat public, le terme de systémique accolé à racisme par certains, à violence par d’autres est de plus en plus présent. Quels sont les écueils d’une théorisation “systémique” de la violence ou du racisme ?

Sabrina Medjebeur : Ces qualificatifs de violence ou de racisme, qui apparaissent dans le débat français, sont entonnés par tous les entrepreneurs identitaires comme « racisme d’État, racisme systémique, racisme structurel ». Cette théorisation nous vient d’outre-Atlantique. Ce discours a été distillé par les successeurs des promoteurs des droits civiques américains pour signifier que les lois ne suffisaient pas à endiguer le racisme. Après la condamnation de l’assassin de Georges Floyd, Joe Biden, a d’ailleurs appelé à continuer la lutte contre le « racisme systémique ». Cela s’explique par l’histoire des États-Unis qui s’est fondée sur l’appartenance ethnique et traversée par l’esclavage et la ségrégation légale jusque dans les années 1960. De nos jours, le racisme dit systémique parce que les relations sociales souffrent de discriminations institutionnelles réelles. Il n’y a pas par exemple d’éducation publique et accessible pour tous et sur l’ensemble du territoire. Des zones entières de la ville de Détroit par exemple, composées majoritairement d’afro-américains, n’ont pas d’école. La grande différence est précisément structurelle puisque la France est un pays unitaire et indivisible. Son histoire s’est fondée sur l’appartenance citoyenne. La citoyenneté se place au-dessus des contingences et particularismes religieux, ethniques ou sexuels. Il n’y a non plus pas de représentation institutionnelle des communautés puisque la République est unie et indivisible.

Dans quelle mesure est-ce que, dans les faits, ni le racisme ni la violence ne sont systémiques si l’on en revient aux données réelles ?

Le racisme et la violence s’exercent, certes mais il n’y a pas de systématisation car comme indiqué plus haut car notre corps social et politique se fondent dans une seule communauté. De fait les lois, les décrets, les règlements, les circulaires s’appliquent à tous. Par ailleurs, il faut rappeler que la France n’est pas un état policier mais que l’expression « violence légitime » fait référence au monopole dont dispose l’État pour le maintien ou le rétablissement de l’ordre public ainsi qu’en temps de guerre ou de risque de guerre. Le sociologue allemand Maw Weber considère que la « violence légitime » est la condition nécessaire si ce n’est suffisante pour qu’une institution appelée « État ». Selon lui, dans son ouvrage « Le savant et le politique », publié en 1919, l’État est une « entreprise politique à caractère institutionnel lorsque et tant que sa direction administrative revendique avec succès, dans l’application des règlements, le monopole de la contrainte légitime ». Le monopole résulte de ce que les sujets de l’État consentent, par tradition ou désir d’égalité, à ce que celui-ci soit le seul à pouvoir exercer une violence sur son territoire, de façon légitime, en s’appuyant sur des forces policières, militaires ou juridiques. Dans une démocratie, la « légitimité » de cette violence est fondée sur la conformité au droit et à l’équité, elle-même définie par la raison, le bon sens, la justesse et la mesure. La légalité d’une violence commise par un policier, par exemple, est une condition nécessaire, mais non suffisante à sa légitimité. La violence légitime ne faisant pas l’objet d’une définition juridique précise, dans la pratique les juges ont progressivement délégué aux forces de police la responsabilité de décider du lieu, du moment et de l’intensité de l’emploi de la violence légitime.

La caractérisation d’un racisme ou d’une violence systémiques ne risque-t-il pas de nuire au débat public ? Quelle est l’efficacité de cette conceptualisation  pour s’attaquer aux enjeux qu’elle souhaite décrire ?

L’homicide de Georges Floyd a suscité une onde de choc mondiale, remettant au goût du jour dans plusieurs démocraties occidentales, la question raciale dont on a sous-estimé l’ampleur en Europe. En France, cela s’est traduit par la résurgence du mouvement anti-raciste à la suite des rassemblements organisés par le comité Justice et Vérité pour Adama Traoré, qui par ailleurs, a profité de la mort du jeune Nahël pour réapparaître et distiller son discours lié au racisme systémique. Les modèles juridiques américain et français diffèrent en raison de leur histoire et les formes de racisme que l’on y observe. Au-delà du fait que le terme race n’existe pas dans la Constitution française du 4 octobre 1958, il y a chez bon nombre d’entrepreneurs identitaires, une certaine conception étroite de notre philosophie universaliste car selon eux, elle contribue à ignorer les « stigmates contemporains » liés aux héritages coloniaux (antillais asiatiques, subsahariens, maghrébins), ignorant au passage qu’il n’existe pas de logique classificatoire des minorités en France. Au sujet des embrouillaminis médiatiques ambiants, les juristes se font peu entendre. À juste titre, l’un des verrous du problème « racial » français tient précisément dans la difficulté d’apporter la  preuve d’une infraction raciste. Le racisme systémique ne constitue pas en droit français, une catégorie juridique. Je propose de l’entendre ici comme un agencement d’expériences individuelles qui correspondent à des logiques xénophobes plurielles comprenant sans tabou le racisme intra-communautaire et le racisme anti-blancs. Ce qui contribuerait au débat public c’est de précisément revenir à nos fondamentaux juridiques, philosophiques et anthropologiques de la France c’est-à-dire d’un pays unitaire où la loi s’applique à tous et indivisible par sa seule communauté.

A quel point cette  approche ne correspond pas à l’histoire et à la philosophie françaises sur ces sujets ? 

Notre tradition est assimilationniste. L’assimilation se restitue dans la longue durée de l’histoire. Fort d’une culture classique solide, l’idéal assimilateur, la pensée des Lumières et des révolutionnaires du XVIIIe siècle lui confère même une vigueur nouvelle. Partant du principe qu’une communauté politique doit être unie à tout prix et porteurs d’une vision politique (et non ethnique) de la nation, ceux-ci regardent tout étranger comme un Français potentiel. Héritier des idéaux de la Révolution française, Napoléon entreprend un important travail de francisation des mœurs dans l’Empire. En interne, Napoléon contribue plus qu’en aucun autre pays à l’assimilation des Juifs, en ressuscitant le Grand Sanhédrin. C’est néanmoins avec la IIIe République que l’assimilation française connait son heure de gloire, celle-ci faisant du service militaire, du droit et de l’école obligatoire des vecteurs d’intégration essentiels à la nation française, indépendamment des origines de chacun. Par exemple, les maîtres d’école se mettent à réprimander avec véhémence l’usage du patois et remplacent les proverbes locaux par des proverbes nationaux. Cela contribue à faire apprendre le français à une population dont la moitié ne parlait pas la langue nationale jusqu’à la fin du XIXe siècle. Les jeunes Français comme leurs camarades immigrés grandissent ainsi dans un même brassage de la culture nationale. Au sortir de la Première Guerre mondiale, dans un contexte de hausse des flux migratoires et d’assouplissement des naturalisations (pour des raisons économiques et démographiques), la logique assimilationniste se trouve confortée. La législation de l’entre-deux-guerres constitue donc l’effort le plus conscient, le plus fourni, le plus méticuleux qui n’ait jamais été produit pour pousser des étrangers à l’assimilation. Pour la première fois dans l’histoire du droit métropolitain, une trace explicite de la notion d’« assimilation » apparaît, à la faveur de la circulaire d’application de la grande loi sur la nationalité du 10 août 1927. Les formulaires de demande de naturalisation deviennent extrêmement précis et les autorités s’emploient alors à vérifier que le requérant a rompu les liens avec son pays d’origine et fréquente majoritairement des Français. Dans les années 1930 en Indochine, les autorités françaises vont même jusqu’à se demander au candidat à la naturalisation s’il « fréquente les salles de cinéma ou autres salles de spectacle à la française », s’il manifeste « une politesse française » ou encore s’il « s’habille à la française ».

L’assimilation à la communauté française implique notamment une connaissance suffisante, selon sa condition, de la langue, de l’histoire, de la culture et de la société française et des droits et devoirs conférés par la nationalité française ainsi que l’adhésion aux principes et aux valeurs essentiels de la République aux articles 21-24 du Code civil qui stipule : « Nul ne peut être naturalisé s’il ne justifie de son assimilation à la communauté française, notamment par une connaissance suffisante, selon sa condition, de la langue, de l’histoire, de la culture et de la société françaises, dont le niveau et les modalités d’évaluation sont fixés par décret en Conseil d’Etat, et des droits et devoirs conférés par la nationalité française ainsi que par l’adhésion aux principes et aux valeurs essentiels de la République ».

Quels sont les risques, pour la société française, d’une lecture “systémique” de la violence ou du racisme ? 

À l’heure de la multiplication des « fractures françaises », de l’ethnicisation des débats et de l’aggravation de l’insécurité culturelle, l’assimilation pourrait se révéler plus moderne que jamais. Elle est en effet le seul modèle permettant à des individus d’origines différentes de coexister en échappant aux tensions et aux violences qui adviennent inévitablement en présence de cultures trop dissemblables. Comme le montrait déjà Machiavel en son temps, l’assimilation est, par l’unité culturelle et politique qu’elle favorise, un rempart contre les troubles et les potentiels risques de guerre civile. Alors que les exemples d’assimilations brillamment réussies étaient extrêmement nombreux, de Romain Gary à Joséphine Baker en passant par Marie Curie, Léopold Sédar Senghor ou Eugène Ionesco, le philosophe Emmanuel Levinas écrivait : « La France est une nation à laquelle on peut s'attacher par l’esprit et par le cœur aussi fortement que par les racines. » Faire France impliquerait plus que jamais de méditer ces mots, de renouer avec cet esprit mêlant générosité républicaine et exigence dans l’accueil. Progressivement, l’assimilation a donc été réduite à sa seule dimension économique et juridique, comme s’il s’agissait d’une simple « intégration ». L’assimilation s’est par ailleurs, accompagnée d’une évolution de la sémantique. À droite comme à gauche, le terme « assimilation » s’avère en effet de plus en plus délaissé au profit de termes beaucoup moins ambitieux. En 2013, le conseiller d’État Thierry Tuot préconise, dans son rapport « La grande nation : pour une société inclusive », de remplacer le concept d’intégration par celui d’inclusion. Le président de la République Emmanuel Macron lui-même a fait part, récemment, dans un entretien accordé à l’Express fin Décembre 2020, de son hostilité à l’endroit de l’assimilation, lui préférant l’idée plus libérale d’intégration : « Dans notre code civil figure encore cette notion très problématique d’assimilation. Elle ne correspond plus à ce que nous voulons faire. »

Selon cette logique, nous devrions être unis que par notre respect de la constitution démocratique, et non par des similitudes culturelles. C’est le pire des terrains pour l’assimilation, car on ne s’assimile pas à une constitution ni à un régime politique (la République, par exemple). On s’assimile à une culture et à un mode de vie, à des habitudes vestimentaires, culinaires, festives, à une façon de voir les relations entre générations ou entre hommes et femmes. C’est avec ces questions-là que la politique doit oser renouer.

Citoyenneté et identité ont été dissociées. On peut être Français sans être français. Le multiculturalisme l’a emporté. L’heure est à la prééminence de rapports relationnels entre communautés culturelles, et non plus entre citoyens. En détruisant ce qui faisant la France, son histoire et ses bases traditionnelles, nos politiciens et élites auto-proclamées ont dessiné la France comme un terrain vague. Dès lors, comment s’étonner qu’elle suscite l’appétit de conquête d’autres cultures ? Chaque communauté se dresse, et se dressera de plus en plus, contre les autres pour défendre leurs intérêts et faire triompher son système de valeurs. Rappelez-vous la déclaration de Gérard Collomb, ministre de l’Intérieur sous le gouvernement d’Édouard Philippe : « Aujourd'hui, on vit côte à côte, je crains que demain on puisse vivre face-à-face ».

Face à ces enjeux, comment théoriser de manière  opérante le racisme et la violence pour s’attaquer réellement au problème ?

Bien sûr, l’identitarisme racial qui nous vient des États-Unis commence à infuser dans certains cercles, et s’oppose frontalement à la logique assimilatrice. À rebours de cette évolution d’autant plus regrettable qu’elle n’a jamais été approuvée démocratiquement, il n’est pas trop tard de refaire de l’assimilation une réalité assumée. Cette démarche politique favoriserait le sursaut républicain dont notre pays a plus que jamais besoin et nous permettrait de renouer avec notre ADN historique : universalisme, propension à l’abstraction et cartésianisme. Rappeler cela est fondamental car l’assimilation exige une certaine abstraction des origines et de l’apparence de celui que l’on accueille. Elle présuppose que n’importe quel étranger, en ce qu’il partage une même nature humaine, peut devenir français par l’esprit et les mœurs. Cela montre bien, en dépit des procès injustes menés à son encontre, que l’assimilation est par essence humaniste, anti-raciste et anti-essentialiste.

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