Racialisation de la société et obsessions identitaires : Emmanuel Macron, miroir des ambiguïtés (et des lâchetés) des Français ?<!-- --> | Atlantico.fr
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©Ludovic MARIN / AFP

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Dans son interview à Elle, le président de la République marque son attachement à l’universalisme républicain. Pourtant sa position n’a pas toujours été aussi claire et tranchée.

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Atlantico  :Dans son interview à Elle, le président de la République marque son attachement à l’universalisme républicain. Pourtant sa position n’a pas toujours été aussi claire et tranchée. Comment évolue le discours du président ? Peut-on déterminer quelle est sa position?

Vincent Tournier : Le président est effectivement difficile à suivre. En 2018, lorsque Jean-Louis Borloo a rendu son rapport sur les banlieues, Emmanuel Macron a déclaré : « Quelque part ça n’aurait aucun sens que deux mâles blancs, ne vivant pas dans ces quartiers, s’échangent l’un un rapport, et l’autre disant 'on m’a remis un plan, je l’ai découvert'. C’est pas vrai, ça ne marche plus comme ça ». Deux ans plus tard, à l’occasion d’un entretien à l’Express, à la question « Vous pensez qu'être un homme blanc de moins de 50 ans est un privilège ? », il répond « c’est un fait ». Il ajoute : « Dans notre société, être un homme blanc crée des conditions objectives plus faciles pour accéder à la fonction qui est la mienne, pour avoir un logement, pour trouver un emploi, qu'être un homme asiatique, noir ou maghrébin, ou une femme asiatique, noire ou maghrébine ». 

Le président semblait donc acquis aux théories néo-racialistes et à l’intersectionnalité. Mais patatras, voilà que dans l’interview au magazine Elle, il dit tout le contraire : « Je suis du côté universaliste. Je ne me reconnais pas dans un combat qui renvoie chacun à son identité ou son particularisme ». Lorsque la journaliste l’interroge sur la réalisatrice afro-féministe Amandine Gay qui se définit comme « femme et noire », il s’applique à replacer le débat sur le terrain social : « Je pourrais vous présenter des jeunes hommes blancs qui s’appellent Kévin, habitent Amiens ou Saint-Quentin, et qui ont aussi d’immenses difficultés, pour des raisons différentes, à trouver un job ». Il ajoute encore : « je vois la société se racialiser progressivement. On s’était affranchis de cette approche et voilà que l’on réessentialise les gens par la race, et ce faisant on les assigne totalement à résidence », précisant que « la logique intersectionnelle fracture tout car elle renvoie chacun à son identité ».

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Bref, on est donc passé d’une chose à son contraire. Comment interpréter cette contradiction ? On a deux options : soit on y voit le fruit d’une évolution temporelle, comme s’il y avait un Macron I et un Macron II correspondant chacun à deux périodes différentes ; soit il s’agit d’une forme de tactique schizophrénique par laquelle le président tient des discours totalement différents selon le lieu et le public. La première option n’est pas exclue car le contexte a fortement changé : la question de la race a pris de l’ampleur et certains activistes basculent même dans un inquiétant registre racialiste. Le président pourrait donc être incité à signer la fin de la récréation. La seconde option est également plausible car le président est assez coutumier de ces fluctuations, conformément à son « en même temps » légendaire qui vise à satisfaire un un électorat composite mais aussi à répondre à une société française qui se divise de plus en plus entre un pôle racialiste et un pôle universaliste. On verra quelle posture il adopte pour l’élection présidentielle. 

On peut aussi se demander si ce type de circonvolution n’est pas facilité par la fragmentation des espaces médiatiques. L’époque des médias nationaux qui cherche à s’adresser à tout le monde est révolue. A l’heure des réseaux sociaux et de la multiplication des sources d’informations, les publics ont tendance à se segmenter, à se compartimenter, ce qui permet aux leaders politiques de dire des choses différentes selon les publics. Certes, ces contradictions sont bien perçues par les journalistes et les commentateurs, mais le sont-elles par les citoyens de base, lesquels ne retiennent peut-être que les messages qui les concernent ? 


Cette hésitation du président de la République sur la position à adopter n'est-elle pas le reflet d’une société française qui est, elle-même, mal à l’aise avec ses sujets ?

Il existe effectivement des sensibilités très différentes en France qui correspondent à des manières différentes, et même opposées, d’exprimer la même préoccupation égalitariste qui est constitutive de la culture politique française. Pour les uns, l’égalité implique de s’intéresser aux minorités et à leurs particularismes, pour les autres l’égalité signifie au contraire s’attacher à l’universel. Ce clivage a des implications très concrètes, par exemple les premiers privilégient la lutte contre les discriminations alors que les seconds veulent préserver les grands principes tels que le mérite ou l’égalité devant la loi ; de même, les premiers insistent sur la valeur des cultures minoritaires alors que les seconds soutiennent la grande culture héritée de l’histoire occidentale. Comme ces deux pôles sont intellectuellement et politiquement très actifs, le président de la République doit leur adresser des signaux qui montrent qu’il les comprend, ce qui le conduit à faire un grand écart permanent.

Une difficulté supplémentaire aujourd’hui est que la question raciale vient se greffer sur ce clivage. Ce retour de la race dans le débat public est au cœur du malaise actuel. Comment a-t-on pu en arriver là ? Ou plutôt : en revenir là, car c’est un sujet qui était censé appartenir au passé. N’oublions pas qu’il était question, sous le quinquennat de François Hollande, de supprimer le mot race de la Constitution de façon à ne plus donner de prise à l’idée selon laquelle les races humaines existent. Or, aujourd’hui, on assiste au contraire à un formidable retour des mouvements qui considèrent que la race constitue un facteur déterminant, comme la classe sociale était jadis censée être une clef explicative magique. 

Non seulement la race revient en force, mais de plus certains militants anti-racistes revendiquent une identité de race dont ils font un titre de fierté ou, en tout cas, un élément majeur de leur identité. On assiste alors à un basculement. Une forme de suprémacisme racial se met en place chez au détriment des personnes blanches, lesquelles se voient accusées de tous les maux : elles auraient usurpé le pouvoir et les richesses en France et dans le monde, imposé leur vision du monde, spolié les découvertes et les apports des civilisations non-européennes, exploité et discriminé les populations non-blanches, pollué la planète, et ainsi de suite. Les Blancs deviennent une race honteuse. Le Blanc est suspect, voire coupable. Toutes ses actions sont soupçonnées de défendre ses intérêts de race. Une attitude vindicative, voire agressive, se met en place. D’une cause juste et sympathique, l’antiracisme devient une cause qui divise et qui menace, comme s’il était animé d’une volonté de revanche. 

Cela n’empêche pas une partie des intellectuels de continuer à penser que le racisme anti-blanc n’existe pas : à leurs yeux, il ne peut pas exister car le racisme va forcément de pair avec la domination sociale. Seuls peuvent donc être racistes ceux qui détiennent le pouvoir. En somme, le racisme vient redoubler les relations de pouvoir : les Blancs sont racistes, mais ils ne peuvent pas être victimes du racisme puisqu’ils ont le pouvoir. L’accusation qui a été faite ces jours-ci au footballeur N’Golo Kanté d’avoir perdu son talent sportif parce qu’il est en couple avec une femme blanche, laquelle reçoit pour le coup des tombereaux d’injures racistes, n’empêche pas SOS Racisme de laisser entendre que ces messages injurieux proviennent de l’extrême-droite. 

Cette dénégation convainc en partie l’opinion publique. En 2014, d’après un sondage de l’IFOP, 47% des Français estimaient que « le racisme anti-blanc est un phénomène assez répandu en France, mais 53% pensent qu’il s’agit d’un « phénomène assez marginal » ). En 2020, le résultat est un peu différent : 47% pensent que le racisme anti-blanc correspond à une réalité (le chiffre est stable) mais cette fois seulement 36% disent qu’il s’agit de faits marginaux tandis que 17% ne se prononcent pas. La formulation de la question a certes changé entre 2014 et 2020 mais on voit que la dénégation du racisme anti-blanc est moins assurée. Par ailleurs, on remarque que le clivage gauche-droite est très marqué : en 2014, la proportion de ceux qui pensent que le racisme anti-blanc est assez répandu est de 28% à gauche, 58% à droite et 83% au FN. En 2020, ceux qui pensent que le racisme anti-blanc correspond à une réalité est de 37% à gauche, 35% au centre, 64% à droite et 68% au FN. Curieusement, ce sont donc les sympathisants du FN qui ont évolué dans un sens inattendu. En tout état de cause, il est clair que le sujet reste très clivant.  


Face à la minorité d'entrepreneurs identitaires, les Français sont-ils trop naïfs ou trop lâches pour ne pas voir ce que leurs coûtent certaines compromissions ?

On peut trouver une illustration de ce que vous dites dans la situation que connait actuellement la Belgique, notamment sa capitale Bruxelles, où les frères musulmans semblent avoir réussi à infiltrer une partie importante de la société civile, et où les débats sur l’islamisme sont désormais totalement anesthésiés. Cette situation est décrite dans l’ouvrage Cachez cet islamisme dirigé notamment par l’anthropologue Florence Bergeau-Blackler. La Belgique est aujourd’hui dans une situation très problématique par rapport au fondamentalisme religieux, ce qui assez paradoxal puisque ce pays a été beaucoup plus loin que nous sur certains points : l’abattage religieux y a été interdit et la Cour constitutionnelle belge a même autorisé les universités à proscrire les signes religieux. C’est d’ailleurs cette décision qui est à l’origine des vives polémiques dont témoigne le livre Cachez cet islamisme

Pour en revenir à la France, plutôt que de parler de naïveté ou de lâcheté, il est sans doute plus juste de dire que la société est prise dans un tissu de contradictions et de divisions. En particulier, il faut tenir compte de trois éléments.  

Le premier concerne les valeurs dominantes. En France comme dans beaucoup de pays européens, celles-ci sont très majoritairement orientées vers la tolérance et l’ouverture, ce qui est en soi très positif, mais a pour effet d’empêcher de poser certains problèmes. Il est très difficile, en particulier, d’accepter de voir que toutes les cultures ne sont pas comparables et que la cohabitation peut parfois poser des problèmes, surtout avec les cultures qui ne valorisent pas la tolérance et l’égalité. 

Le deuxième élément tient aux différences de mobilisations collectives. Contrairement à ce que soutient la théorie démocratique classique, qui considère que la population majoritaire a un pouvoir trop important et risque d’écraser les minorités, il se trouve que les groupes organisés ont en réalité beaucoup plus de poids que les masses inorganisées. Le coût de l’engagement individuel est en effet très élevé, si bien que la majorité des gens préfèrent rester silencieux ou passifs. Ce sont alors les minorités actives qui influencent les leaders politiques, surtout dans notre système politique qui accorde une large place aux associations et aux lobbies. Et l’abstention aggrave évidemment ce problème.

Le troisième élément est que la société française est très clivée. Les intenses polémiques qui agitent aujourd’hui les intellectuels en témoignent : pas une semaine ne passe sans qu’on assiste à une série de pétitions et de contre-pétitions. Les intellectuels sont certes plus politisés que la moyenne de la population mais cela montre quand même qu’il existe une forte polarisation politique, ce qui ouvre un boulevard au centre de l’échiquier politique. C’est ce boulevard qu’Emmanuel Macron a su exploiter pour parvenir au pouvoir. Or le problème est que si le centrisme est un mode de gouvernement efficace, il ne permet pas de résoudre les contradictions de la société puisqu’il incite à faire des compromis tempérés. Bien sûr, les compromis sont souvent nécessaires et positifs, mais ils peuvent aussi créer des frustrations lorsque les désaccords sont trop vifs. On le voit aujourd’hui sur la question du voile : d’un côté le gouvernement entend défendre la laïcité et lutter contre le séparatisme islamiste, mais de l’autre il refuse d’interdire les signes religieux pour les assesseurs dans les bureaux de vote, ce qui peut étonnant quand on sait que le bureau de vote est le lieu fondamental de l’expression du civisme. Il reste donc à voir si ce type d’équilibrisme est la bonne méthode pour traverser la période tumultueuse que nous connaissons, ou s’il conduit dans le mur.

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