Quartiers inaccessibles, sauvagerie et violences gratuites : après avoir perdu le contrôle d’une génération, comment préserver la suivante<!-- --> | Atlantico.fr
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L’absence de réponse pénale adéquate (particulièrement chez les adolescents) provoque un sentiment d’impunité.
L’absence de réponse pénale adéquate (particulièrement chez les adolescents) provoque un sentiment d’impunité.
©Reuters

Next generation

Un père de famille a été égorgé dans la nuit de samedi à dimanche 3 juillet dans le quartier sensible de l'Alma, à Roubaix, alors qu'il demandait à des jeunes de faire moins de bruit pour que ses trois enfants puissent dormir. Par ailleurs, une pizzeria de Poissy a décidé de ne plus envoyer ses livreurs dans le quartier "chaud" de la ville.

Laurent Bègue

Laurent Bègue

Laurent Bègue est professeur de psychologie sociale à l'université Pierre Mendès-France de Grenoble, et directeur de la Maison des Sciences de l'Homme Alpes. Spécialiste des motivations individuelles et régulations sociales dans le jugement et les conduites sociales, il s'est beaucoup penché surles phénomènes d'agression, du jugement moral, et de la psychologie sociale de la délinquance.

Il est notamment l'auteur de Psychologie du bien et du mal (Odile jacob, 2011) et d'une cinquantaine d'articles scientifiques et chapitres d'ouvrages.

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Alexandre Baratta

Alexandre Baratta

Psychiatre, praticien hospitalier, Alexandre Baratta est expert auprès de la Cour d'appel de Metz, et expert associé à l'Institut pour la Justice. Il est également correspondant national de la Société médico-psychologique

 

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Atlantico : A Roubaix, les habitants des quartiers sensibles ont été confrontés au meurtre d'un père de famille, qui aurait demandé à deux jeunes dans la rue de faire moins de bruit. Dans l’actualité également récente, une franchise de restaurant de Pizza de Poissy a décidé de ne plus envoyer ses livreurs dans le quartier "chaud" de la ville. Comment en est-on arrivé à de telles dérives et de comportement de violence gratuite ? 

Alexandre Baratta : Il s’agit d’un crime illustrant hélas de très nombreux autres (et non médiatisés) perpétrés dans les banlieues. Dans ma pratique d’expert judiciaire, je suis régulièrement confronté (de façon mensuelle voir hebdomadaire) à de tels individus ayant agressé à l’arme blanche, ou à l’arme à feu et ceci de façon gratuite. Leur point commun : une personnalité psychopathique, une absence d’emploi avec une déscolarisation très précoce et une consommation de toxiques (alcool, stupéfiants). La plupart d’entre eux sont jeunes, âgés entre 13 et 19 ans. Des adolescents vivant par ailleurs d’une économie parallèle (trafic de stupéfiants, vols…).

Concernant ces jeunes, comment espérer que des mesures éducatives (privilégiées dans le cas de la délinquance des mineurs) puissent avoir un impact significatif ? Comment proposer un emploi stable rémunéré 1500 euros nets alors que le trafic de stupéfiants leur garanti un meilleur train de vie sans les contreparties professionnelles ?

Nous en sommes arrivé là par une méconnaissance du phénomène criminel. Les effectifs de la police sont en diminution constante depuis plusieurs années. Le budget alloué au fonctionnement de la justice est dérisoire. L’idéologie gouverne la politique pénale, et ignore les signaux d’alerte qui ne cessent de s’allumer. Un nouveau pas a été franchi avec la récente réforme pénale menée tambours battant par la Garde des Sceaux. Selon toute vraisemblance, il est à prévoir une aggravation de la situation.

Laurent Bègue : Habiter un quartier sensible, c’est habiter un espace urbain où les difficultés individuelles et sociales se cumulent d’une manière qui peut être difficile à concevoir, et si la plupart des habitants font face, une infime minorité s’engage dans la délinquance et la violence. Les besoins sociaux des quartiers sensibles exigent que la sécurité publique comme les moyens éducatifs y soient dispensés de manière prioritaire et sur le long terme. Bien que ces grands principes ne soient probablement pas suffisants, ils constituent le pré-requis indispensable pour lutter contre le sentiment d’abandon que vous évoquez.

Quels sont les facteurs principaux de cette dérive, à la fois individuels et collectifs ? 

Alexandre Baratta : De toute évidence, il y a une perte de valeurs. Prenons le cas d’un adolescent classique. Soucieux du respect des lois républicaines, il paiera son entrée en boite de nuit et tachera de s’y rendre par ses propres moyens (voiture personnelle, transports en communs). Sur l’année 2013, j’ai été confronté à un total de 32 adolescents ayant volé une voiture dans le seul but de se rendre à une soirée festive (les voitures ayant été naturellement incendiées à l’issue de la soirée). La sortie "festive" s’étant à chaque fois soldé par une agression physique sur une tierce personne. Interrogés à ce sujet, les individus trouvaient naturel et habituel la démarche de voler un véhicule pour s’assurer leur déplacement. Oui, nous pouvons assurément considérer que nous sommes face à une société à 2 vitesses : il y a le citoyen respectant les lois républicaines, et puis il y a les autres. Ces derniers sont soumis à une autre loi, celle des citées. Avec ses codes, son économie parallèle : les règles de la démocratie ne s’y appliquent plus.

Le phénomène ne s’est pas banalisé pour la population respectant les lois républicaines. Au contraire, lorsque les cas sont médiatisés (1% peut-être je dirais), cela provoque l’effroi. En revanche, l’absence de réponse pénale adéquate (particulièrement chez les adolescents) provoque un sentiment d’impunité. Lorsque la peine encourue consiste en un Travail d’Intérêt Général (TIG) dans les espaces verts de la municipalité, comment croire qu’une telle "sanction" dissuade le jeune de voler à nouveau une voiture ?

Laurent Bègue : Plus généralement, la violence qui s’observe dans les quartiers résulte de logiques internes et externes aux quartiers qui s’auto-alimentent. Habiter dans un quartier sensible, c’est être exposé à de multiples facteurs de risque, comme  la présence de groupes délinquants organisés, l’exposition dès le plus jeune âge à des violences et aux trafics qui se présentent comme des options "contagieuses", ou encore la fragilisation de la sphère protectrice de la famille. Par exemple, les études indiquent que  des facteurs structuraux déterminent en partie la qualité de la surveillance éducative parentale : le chômage de longue durée ou l’exclusion sociale constituaient des facteurs de risque affaiblissant significativement les compétences parentales. Selon une recherche, l’essentiel des effets de la pauvreté sur la délinquance résultait des effets de la pauvreté sur l’affaiblissement des compétences parentales, qui conduisent à une augmentation de l’emprise des pairs ayant une influence néfaste. La fragilité des quartiers résulte évidemment d’influences multifactorielles qu’il faut identifier et traiter sérieusement et en parallèle en cessant d’opposer la prévention sociale et la sécurité.

Peut-on encore espérer pourvoir "récupérer" toute cette génération marquée par une banalisation de la violence ? Peut-on encore lui donner des repères ?  

Alexandre Baratta : Il faudrait pour cela réinstaurer les principes de la loi républicaine : c'est à dire sanctionner réellement les auteurs de délits. Habituer ces sujets sans limites à respecter un cadre par une réponse pénale ad hoc. Les moyens actuels alloués aux services de police et à la Justice sont hélas insuffisants. Le cadre doit être rappelé par le sanctuaire de la justice, le Tribunal. Comment faire appliquer un tel cadre lorsque ces jeunes tendent des embuscades aux patrouilles de police ? Comment la police peut-elle assurer la sécurité du citoyen lambda alors qu’elle est incapable d’assurer sa propre sécurité dans ces zones de non-droit ? Comment appliquer la loi républicaine lorsque ces mêmes jeunes incendient le tribunal de Bobigny comme en octobre 2009 à coups de cocktails Molotov ?

Laurent Bègue : Dans le cas du fait divers tragique que vous mentionnez, je ne suis pas certain qu’il soit particulièrement éclairant de faire l’hypothèse d’un décalage de valeurs avec le reste de la population. En réalité, la piste des différences de valeurs entre délinquants et non délinquants et des " sous cultures déviantes " a apporté des résultats mitigés en criminologie. Il me semble par ailleurs que l’analyse systématique des séquences conduisant à un homicide fait état de nombreux conflits en surface bénins mais qui, du fait de l’état psychologique de l’un ou des protagonistes et de facteurs contextuels facilitants, conduisent à l’irréparable. On a ici, par exemple, deux personnes semblait-il sous l’influence d’alcool et de cannabis qu’un habitant aurait interpelée pour cause de nuisances sonores. L’asymétrie numérique et la présence de substance constituent deux facteurs qui peuvent faciliter l’homicide. Prenons par exemple l’alcool. Selon des estimations sérieuses, sa contribution aux violences excéderait la somme de toutes les autres substances cumulées ! Dans une étude agrégeant plus de 9300 cas issus de 11 pays différents, des chercheurs ont montré que 63% des auteurs de violence grave avaient bu au moment de la commission de leurs actes ou peu de temps avant. Les estimations indiquent que de l’alcool a été consommé avant leurs actes par 85 % des auteurs de meurtres, 60 % des agresseurs sexuels, 72 % des auteurs de vols et 57 % des agressions d’autre nature. Dans une étude publiée en 2011 dans la revue Economie et Statistique (voir ici) j’ai montré que parmi les personnes de la population générale qui avaient participé à une bagarre dans un lieu public (soit 6.5% de l’échantillon), 40% avaient consommé de l’alcool dans les deux heures qui avaient précédé l’agression.

Comment faire pour ne pas reproduire les mêmes erreurs, pour que la génération suivante soit épargnée par ce cercle vicieux ? 

Alexandre Baratta : La franchise de restaurant n’est que la 1ère ligne à avoir rompu face à ce phénomène de violence. Plus grave, l’école est la seconde ligne à céder dans les quartiers difficiles (agressions d’élèves et d’enseignants). Puis les services essentiels au fonctionnement de l’Etat : la poste, EDF (agents agressés sur le terrain). Quand enfin les services d’urgence sont réticents à s’y rendre (caillassages et agressions de pompiers et de policiers) la faillite de l’Etat n’est pas loin. Elle est atteinte lorsque le temple de la Justice est attaqué (TGI de Bobigny incendié). La situation n’est donc pas récente mais hélas s’aggrave régulièrement.

La sanction pénale doit être adaptée à la gravité des délits et des crimes, même s’ils sont perpétrés par des mineurs. L’excuse de minorité est une fausse bonne idée, sachant que les adolescents sont plus impulsifs (donc plus dangereux) que les adultes. Le projet d’élargir l’excuse de minorité aux sujets âgés de 21 ans élude la question posée : le pouvoir exécutif rame dans le mauvais sens et aucune amélioration n’est à envisager avant quelques années.https://ssl.gstatic.com/ui/v1/icons/mail/images/cleardot.gif

Les potentielles solutions sont-elles obligatoirement du ressort de la collectivité ? Que peut-on faire au niveau individuel ?

Alexandre Baratta : Les solutions sont du ressort de la collectivité : ministère de la Justice (politique pénale), ministère de l’Intérieur, ministère de la Santé (lutte contre les addictions). Au niveau individuel, les possibilités sont réduites et la seule façon d’exprimer son mécontentement peut se faire dans les urnes. A condition d’être un citoyen respectant les lois républicaines bien entendu.

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