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Quand notre angoisse de perdre l'être aimé devient une dépendance captive et toxique
©Reuters

Bonnes feuilles

Avec des témoignages riches et éclairants, ce livre met au jour les origines familiales et généalogiques des dépendances affectives : accaparement de l'enfant par le parent, emprise, désamour, violence et abus, traumatismes transmis de génération en génération... Surtout il nous invite à mobiliser les ressources dont nous disposons pour accéder à la liberté d'être soi. Car le choix d'une vie non plus subie mais incarnée, même s'il est difficile, nous appartient. Extrait du livre "Les dépendances affectives", de Véronique Berger, aux Editions Eyrolles (1/2).

Véronique Berger

Véronique Berger

Véronique Berger est psychanalyste. Après une longue pratique en milieu institutionnel, elle exerce depuis plusieurs années en libéral auprès d'adultes et de couples. Elle est membre de l'Association européenne Nicolas Abraham et Maria Torok.

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L’angoisse de la perte : j’ai trop peur de te perdre

Être hanté(e) par l’angoisse de perdre l’autre, envers qui on se sent très lié, constitue une autre forme de dépendance captive et toxique. Sous certains aspects, elle se rapproche du sentiment de ne pas exister en dehors de l’autre, mais s’en différencie radicalement sur deux plans essentiels.

Tout d’abord, la personne n’est pas tant aux prises avec le sentiment de l’inexistence de ses sources vives qu’avec un interdit souverain et inconscient d’y accéder et de s’en nourrir. Tout se passe comme si elle était coupable, non d’une attente ou d’une aspiration illégitimes, mais d’un droit à être. C’est le désir même, en tant qu’énergie vitale et créatrice de l’être, qui se trouve ici frappé d’interdit2.

La seconde différence, étroitement liée à la première, tient au mode même de la relation. On ne se situe plus ici dans une relation bilatérale de l’un et l’autre (toi et moi), mais dans un rapport unilatéral de l’un ou l’autre (toi ou moi).

La construction psychique inconsciente qui prévaut est celle d’une coexistence impossible et inconciliable : l’existence vivante de l’un condamne celle de l’autre, ou, en d’autres termes, la vie de l’un suppose la non-vie de l’autre.

Les origines de cette inscription psychique semblent, là aussi, s’enraciner dans les premiers temps de la vie foetale ou natale. Ainsi, cela a pu résulter d’une mise en danger de la vie soit de la mère, soit de l’enfant (parfois des deux) ou de la grossesse vécue par la mère comme catastrophique (parce que, par exemple, honteuse). Cela peut enfin se relier à un contexte très douloureux tel que la mort d’un proche plongeant la mère dans une dépression profonde.

Quelles que soient les causes ou les circonstances, elles ont pour trait commun le télescopage du jaillissement de la vie avec le souffle de la mort. Le sujet associe ainsi, au plus profond de son être, ces deux représentations.

Dès lors, garder l’être cher reste toujours incertain, de même que s’impose l’impérieuse nécessité de n’être point trop vivant pour préserver l’être aimé et, surtout, ne pas le perdre.

Jeanne ou le fantôme de la perte

Voici l’histoire de Jeanne, femme aux contrastes saisissants. De petite taille, elle n’en impose pas moins par sa grande intelligence. Sa vivacité et sa perspicacité d’esprit ne cessent de surprendre, voire de troubler son entourage, et cela depuis sa plus tendre enfance.

Sa physionomie frêle et l’impression de fraîcheur qui émane de sa personne laissent poindre, en contrepoint à l’adulte qu’elle est, une image d’enfant alerte, espiègle et sagace. Femme de tempérament, Jeanne a développé très tôt le sens des responsabilités.

Jeune adolescente, c’est elle qui est en charge de différentes démarches administratives pour le compte de la famille. À 20 ans, suite au décès rapproché de ses deux parents, elle prend le relais auprès de ses deux jeunes soeurs. La même année, elle se marie avec Édouard, rencontré un an auparavant, et pour qui elle éprouve un grand attachement. Parallèlement, Jeanne poursuit ses études et obtient son diplôme d’orthophoniste, puis s’installe à son compte. Quelle énergie et quelle force de caractère !

Pourtant sa détermination et sa ténacité sont à la mesure de son manque de confiance et d’assurance en elle et en ses réalisations. Derrière les apparences, ce petit bout de femme si forte est habitée par un désarroi indicible, envahie par le sentiment de son incapacité absolue à vivre sans la présence de l’être cher : sa mère dès son plus jeune âge ; puis, jeune adulte, son compagnon.

Jeanne est littéralement hantée par la peur de perdre l’être aimé. Cette peur se manifeste tout particulièrement lorsqu’elle n’est plus en présence de ce dernier. Son absence physique fait naître en elle tout un cortège de sentiments de panique et de détresse.

Tout au long de son enfance, la séparation prolongée ou simplement momentanée d’avec sa mère éveille chez Jeanne une énorme angoisse de perte. Ce vécu se reproduit plus tard dans son couple. Grandement fragilisée par la mort de ses parents et surtout de sa mère, Jeanne vit très difficilement les absences de son conjoint.

Durant les premiers mois de sa psychanalyse, Jeanne revient souvent sur sa grande difficulté à vivre d’abord l’absence de sa mère, puis celle de son mari et combien leur absence, pour elle, se plaçait sous les funestes augures de leur disparition. C’est l’image d’un gouffre, d’un néant dans lequel l’être aimé est avalé.

Perte et absence

Le lien indissociable entre absence et disparition établi par Jeanne au plus profond de sa psyché trouve son origine dans le contexte de sa conception et de sa venue au monde.

Enceinte de Jeanne, sa mère est depuis plusieurs mois absorbée et accablée par la leucémie de sa fille aînée. Elle se consacre tout entière à cette enfant dont elle sait l’issue fatale proche.

L’aînée décède trois mois après la naissance de Jeanne. Celle-ci grandit au sein d’une famille profondément affectée par ce drame et auprès d’une mère brisée par ce deuil indépassable, mais que tous taisent pendant de longues années. Jeanne, en contact avec cette soeur dans les premiers temps de sa vie, n’en entendra pas parler jusqu’à ses 8 ans, où le secret lui sera révélé.

Au cours de séances d’une grande intensité, Jeanne, allongée sur le divan, retrouve des sensations et des images très anciennes au travers desquelles elle ressent la présence de sa soeur auprès d’elle nourrisson.

« J’ai l’impression que ma soeur me prenait dans ses bras, j’ai même la sensation qu’elle me parlait. Elle était là avec moi et puis elle a disparu. Plus personne ne me parlait d’elle… (silence). C’est comme si sa mort et son existence même avaient été niées ! »

Dans les premiers temps de sa vie, Jeanne a ainsi expérimenté la présence accaparante d’un être proche (sa soeur malade), qui a soudainement disparu de ses sens et de son environnement, et a laissé place à une inconcevable absence, à un vide sans nom : le vide de la soeur disparue, de la mère endeuillée et de la parole tue.

De cette soeur connue mais restée inconnue, apparue et disparue, Jeanne portera longtemps le fantôme. Au cours de sa thérapie, elle en identifie le spectre et donne sens à des sensations anciennes et récurrentes : celles d’une dualité en elle, de « faire comme un robot », d’« être dans un brouillard » ou encore de ne pouvoir s’appartenir pleinement.

Mais, pour Jeanne, cette première perte se prolonge dans une autre tout aussi insaisissable : la présence absente de sa mère accablée de malheur et de chagrin. Ainsi parle-t-elle d’une photo de sa mère, penchée sur son berceau : « Quand je regarde cette photo, je ressens un chagrin incommensurable. Je la vois comme une étoile perdue au loin, inaccessible. C’est comme si elle était là et en même temps ailleurs, et que je ne pouvais ni la capter ni la réparer. »

Très tôt, Jeanne est aux prises avec le terrible dilemme immortalisé par Shakespeare : Être ou ne pas être ? Telle est la question.

Extrait du livre Les dépendances affectives, de Véronique Berger, publié aux Editions Eyrolles

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