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Olaf Scholz serre la main du vice-Premier ministre chinois Liu He après avoir assisté à une cérémonie de signature à Pékin, le 18 janvier 2019.
Olaf Scholz serre la main du vice-Premier ministre chinois Liu He après avoir assisté à une cérémonie de signature à Pékin, le 18 janvier 2019.
©ANDY WONG / PISCINE / AFP

Mercantilisme

L’Allemagne a déployé une stratégie mercantiliste notamment en comprimant sa demande interne pour gagner des parts de marché à l’international. La Chine est devenue le premier partenaire commercial de l'Allemagne.

Sébastien Cochard

Sébastien Cochard

Sébastien Cochard est économiste, conseiller de banque centrale. Il exprime ses vues personnelles dans Atlantico.

Twitter : @SebCochard_11

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Atlantico : Alors que Pékin a pris des mesures de rétorsion contre la Lituanie suite à l’accueil d’un membre de la représentation officielle de Taïwan, l’Union européenne a fait front commun et saisi l’OMC contre la Chine. Selon Wolfgang Munchau, directeur d’Eurointelligence, l’UE souffre néanmoins face à la Chine de la position mercantiliste de l’Allemagne. Partagez-vous ce constat ? Comment se matérialise cette tendance ?

Sébastien Cochard : De manière générale, l'ensemble des politiques publiques en Allemagne sont en effet au service des objectifs mercantilistes du pays. Tout y est subordonné à la maximisation du solde extérieur. Il faut exporter toujours plus, et pour cela tous les sacrifices sont bons, en particulier la pression constante sur les salaires, depuis la réunification, pour peser sur la croissance des coûts de production et accroître toujours plus la compétitivité-prix allemande par rapport à ses concurrents et principaux marchés -et notamment la France, dans le contexte de la monnaie unique qui empêche les déséquilibres commerciaux d'être rééquilibrés par l'appréciation du change du pays au solde externe positif. La pensée ordolibérale allemande, la frugalité budgétaire, servent ainsi parfaitement les objectifs mercantilistes : moins de dépenses publiques dans le pays (et donc moins d'effet multiplicateur sur la demande interne de cette dépense publique), cela se traduit par moins d'importations qui viendraient sinon réduire le surplus externe.

Les résultats sont au rendez-vous : les excédents externes allemands sont de très loin les plus élevés au monde en montant absolu et constituent, selon le FMI, le principal déséquilibre macroéconomique mondial de ces vingt dernières années, drainant la croissance des partenaires commerciaux de l'Allemagne. Ainsi, sur la période récente, après un record de 290 milliards d'euros en 2019, l'excédent de la balance des paiements allemande s'est élevée à 232 milliards en 2020, soit 7 % du PIB (après un plus-haut de 8,5% en 2015). Soulignons au passage que, bien sûr, ce ne sont pas les classes moyennes allemandes qui profitent de ces centaines de milliards. L'ouvrier allemand, qui se serre la ceinture depuis au moins trente ans pour assurer la compétitivité externe du pays et qui voit ses services publics dépérir faute d'investissements publics, l'ouvrier allemand, donc, est l'un des plus pauvres d'Europe. Selon les statistiques de la richesse médiane par adulte en 2021, un adulte allemand a un patrimoine d'une valeur de 65.300 euros, contre 260.000 euros au Luxembourg -et 133.600 euros pour le patrimoine médian par adulte en France. L'Allemagne est dans ce classement 15ème sur 27, à peine devant la Grèce. Ceux qui profitent de ces surplus externes sont les actionnaires des sociétés exportatrices (dont une part significative sont américains) et une petite classe de "yuppies" afférente. 

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Et donc, oui, Eurointelligence a raison : pour ne pas risquer de voir des marchés qui se refermeraient, pour ne pas se trouver dans une situation à la lituanienne, l'Allemagne cherche structurellement à ne pas faire de vague, à ne pas faire de l'agitation politique sous les prétextes du jour en matière de droits de l'homme. On le voit bien ces derniers mois par exemple avec le refus, légitime, de l'Allemagne de remettre en cause le gazoduc NordStream2, comme pourtant l'hystérie anti-russe internationale orchestrée par les Etats-Unis le lui demande avec de plus en plus d'insistance.

L’Allemagne favorise-t-elle systématiquement ses intérêts contre ceux de l’Union européenne ? Cette situation est-elle nouvelle ?

Oui, bien sûr, l'Allemagne pousse son agenda à travers l'UE, et cette situation est une constante de l'Union européenne. L'élément de long terme le plus important imposé par l'Allemagne me semble avoir été jusqu'à présent l'Acte Unique de 1986 (entré en vigueur en 1993), qui a créé le marché intérieur et instauré la liberté totale de circulation des capitaux. En signant en bas de la page, la France a accepté la mort annoncée de son industrie et la mise en coupe réglée du travail (soumis au chantage permanent des délocalisations) par le capital, avec tout ce que cela implique de déconstruction sociale de notre pays.

Je ne dirais toutefois pas que les dirigeants allemands pensent favoriser leurs intérêts "contre" ceux de l'UE : les allemands sont convaincus que ce qu'ils considèrent bon pour eux devrait être imité par tous les autres -et si certains rechignent, imposé. Un exemple facile de cette manière de voir les choses serait l'orthodoxie budgétaire, que l'Allemagne rêve de voir imposée à tous. Pour rester sur le thème du mercantilisme, l'Allemagne cherche depuis les années 80 à généraliser, avec l'aide de la Commission européenne, l'objectif de la compétitivité externe comme parangon macroéconomique à tous les Etats membres de l'UE.

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La nouvelle coalition allemande pourrait-elle enclencher une autre dynamique, plus pro-européenne, en Allemagne ?

Je ne le pense pas. Le focus de la coalition "feu de signalisation" rouge-orange-vert est la "modernisation" du pays, "green" et numérique -qui devrait d'ailleurs se faire aux dépens de l'industrie dans l'esprit des verts, dans un contexte d'impasse énergétique liée à l'abandon du nucléaire (que là aussi les allemands cherchent à transposer au reste de l'UE). Nous verrons ce qu'il en advient, le SPD n'ayant pas encore totalement abandonné la classe ouvrière. Mais la "construction européenne" n'est dans tous les cas qu'un souci très secondaire de cette coalition.

Je tiens surtout à souligner qu'une telle dynamique "pro européenne" dans ce domaine n'est absolument pas souhaitable. Ainsi, la Présidence française du Conseil de l'Union européenne, soucieuse de fuite en avant européiste par idéologie et donc prête à marquer des buts contre son propre camp (directement contre l'intérêt national), veut ainsi faire aboutir rapidement un projet de la Commission européenne qui s'arroge le droit de mettre en place des sanctions économiques contre des pays qui auraient utilisé des politiques commerciales à des fins politiques. Une telle extension des pouvoirs de la Commission mettrait fin de fait à l'unanimité requise en matière de sanctions de l'UE et dépouillerait ainsi les Etats de leur véto en matière d'affaires étrangères. J'espère que nous pourrons compter sur l'Allemagne en l'occurrence pour nous servir de garde-fou, et chercher à bloquer cette extension majeure des compétences de la Commission européenne qui empièterait gravement sur la souveraineté nationale.

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