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Protection de l’eau : petit dilemme libéral sur la question des biens communs
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Problématique sociale

Ce lundi 1er juillet, le gouvernement a annoncé pas moins de vingt-cinq mesures pour mieux protéger et partager l'eau, parmi lesquelles l'instauration d'un tarif social de l'eau pour aider les ménages les plus modestes et la limitation de la consommation d'eau potable.

Jacques  Garello

Jacques Garello

Economiste libéral - Président de l'ALEPS - Professeur émérite à l'université Aix-Marseille III - Fondateur du groupe des Nouveaux Economistes

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Pascal Salin

Pascal Salin

Pascal Salin est Professeur émérite à l'Université Paris - Dauphine. Il est docteur et agrégé de sciences économiques, licencié de sociologie et lauréat de l'Institut d'Etudes Politiques de Paris.

Ses ouvrages les plus récents sont  La tyrannie fiscale (2014), Concurrence et liberté des échanges (2014), Competition, Coordination and Diversity – From the Firm to Economic Integration (Edward Elgar, 2015).

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Atlantico : Afin d'obéir aux impératifs d'efficacité économique et de justice sociale, à qui devrait revenir le traitement de l'eau ? Quelles sont les réponses qu'apporte la théorie économique ?

Pascal Salin : La théorie économique a proposé une définition de ce qu'on appelle les "biens publics" (ou les "biens communs") qui constitue certainement la meilleure justification de l'interventionnisme étatique (même si certains aspects peuvent en être débattus). Les biens publics sont des biens utiles à tous qui ne seraient pas produits s'ils devaient l'être par des décisions volontaires individuelles. Un des caractéristiques importantes d'un bien public tient au fait que, si un individu profite des services d'un bien public, cela ne diminue pas la quantité de services disponibles pour autrui. Ainsi, si un citoyen bénéficie des services de la défense nationale, cela n'empêche pas les autres citoyens d'en bénéficier également.
Or, il est évident que l'eau ne doit pas être considérée comme un bien public par nature. Et l'on doit même préciser qu'un système de distribution de l'eau purement privé aurait de gros avantages par rapport à un système totalement ou partiellement public – c'est-à-dire un système où il existe des règlementations et où la puissance publique possède des réserves d'eau ou des systèmes de distribution de l'eau (ce qui est le cas de la France). En effet, comme dans tout autre domaine, c'est un système privé qui permet la meilleure adaptation aux besoins très diversifiés des utilisateurs d'eau. Un producteur privé en concurrence avec d'autres producteurs est incité à produire et distribuer les quantités désirées d'eaux qui ont éventuellement des qualités différentes (il n'est par exemple pas nécessaire de livrer de l'eau potable à un agriculteur qui veut arroser ses plantes). La diversification des prix constitue alors le moyen par lequel les producteurs peuvent adapter au mieux la production aux besoins.
La "justice sociale" est un argument souvent invoqué par un Etat pour justifier ses interventions. Ce terme mériterait certes d'être discuté, mais si on le considère comme légitime cela n'implique pas nécessairement que l'Etat doive intervenir pour ajuster le prix de l'eau aux caractéristiques de ses utilisateurs. Ainsi, si l'on souhaite aider les plus démunis, il est préférable de le faire par un transfert de revenu en laissant à un bénéficiaire la liberté d'utiliser ce transfert comme il le souhaite et sans avoir à manipuler les prix, par exemple le prix de l'eau.   
Jacques Garello : L’efficacité économique consiste à satisfaire les besoins des consommateurs en produisant des biens et services. Un bien ou service non rare est réputé non économique (la théorie économique un siècle en arrière citait en particulier l’air, l’eau. L’eau potable peut être économique ou non.
La rencontre entre produits et besoins peut se faire dans le cadre d’un contrat, l’échange est alors marchand, ou dans le cadre d’une répartition spontanée (famille, communauté, association) ou coercitive (force publique, à différents niveaux). 
La justice sociale est un « mirage » (Hayek), en dépit des allégations de Rawls. Elle est d’ailleurs conçue en France comme l’égalité des conditions de vie, alors que la seule égalité est l’égalité en droit et en dignité (la dignité ne se mesure pas au niveau de vie). 
Il faut évidemment distinguer l’eau potable disponible à volonté en un lieu, et l’eau traitée, notamment quand elle est distribuée dans les agglomérations. L’eau traitée est-elle un « bien public » ? J’en doute, car elle peut très bien faire l’objet d’un contrat. Dans plusieurs villes du Maghreb existait un commerce de l’eau (les ânes d’Oran par exemple). Il peut y avoir bien marchand dès lors qu’il y a un droit de propriété. Ainsi la gestion de l’eau dans les oasis sahariennes est-elle assurée par les propriétaires des puits, et aucun gaspillage n’est possible pour sauvegarder ce patrimoine précieux ; par contraste les puits communs dans les villages du Sahel avec une eau « gratuite » sont vite épuisés, chacun venant se servir au-delà de ce qu’exigerait la nappe phréatique. On a vu des villages généreusement dotés de pompes très efficaces privés totalement d’eau au bout de quelques semaines. Res ullius res nullius : ce qui est à tous n’est à personne, et personne n’en prend soin, Aristote l’avait déjà compris. 
L’eau traitée n’est donc pas un « bien public », car la définition rigoureuse d’un bien public proposée par la théorie des droits de propriété (property rights, Alchian, Demsetz, Manne etc.) identifie sa double caractéristique : non exclusivité (personne ne peut se l’approprier) et non-rivalité (la consommation des uns ne diminue pas celle des autres). Or l’eau rendue potable par un traitement peut être appropriée et si les uns en usent trop les autres en auront moins. La preuve en est que l’eau potable est un des biens marchands les plus commercialisés depuis des lustres. 
Mais en France, sans doute à cause de l’influence de « l’école des services publics » (encore appelée école de Bordeaux, avec Duguit et Gèze) on a tendance à voir des biens publics partout. La classe politique, toujours à la recherche de clientèle électorale, s’est progressivement imaginé de proposer aux citoyens toutes sortes de biens et services, qui se trouvent ainsi « nationalisés ». En France les biens deviennent publics par décret. J’ai le souvenir de la campagne de VGE en 1981, alors que le Président voulait lutter contre le programme commun de la gauche particulièrement riche en nationalisations. Jean François Deniau, directeur de campagne de VGE m’avait surpris en affirmant que son candidat était contre les nationalisations, mais qu’il fallait néanmoins nationaliser l’eau – une recommandation de  Jérôme Monod, conseiller de Jacques Chirac.  Je viens d’écrire un article dans Le Journal des Libertés (juin 2019) pour expliquer pourquoi les gilets jaunes voulaient « en même temps » moins d’Etat donc moins d’impôts et plus de services publics. En réalité l’on ne peut diminuer la dépense publique sans réduire le nombre de services publics, et l’on a baptisé services publics des activités qui ne produisent pas de biens publics, mais des biens marchands ou privativement partagés. C’est l’inflation de biens publics qui mène à l’inflation de dépenses publiques : nous sommes à la limite d’une lapalissade.

Pour quelles raisons la définition claire des biens publics et biens communs est-elle difficile ? Quelles sont les conséquences de la difficulté de la puissance publique à définir clairement ce qui relève de son pouvoir et ce qui n'en relève pas ?

Jacques Garello : La puissance publique n’a aucune capacité à définir un bien public, puisque c’est elle qui invente le bien public, qui n’a aucune raison de l’être. En revanche, ce que l’on peut dire c’est qu’une fois le bien décrété public, sa production va devenir très compliquée et très coûteuse. D’abord parce que le producteur a en face de lui des usagers, et non des clients. Ensuite parce qu’il a un monopole, les usagers n’ont pas le choix. Enfin parce qu’il y aura toujours quelque argument clientéliste pour justifier les initiatives de l’administration locale, régionale ou nationale. Les 25 mesures proposées par Monsieur de Rugy sont un modèle du genre. Au passage je note que la pénurie en eau serait due au réchauffement climatique (une idée à succès en ces temps de canicule : voyez comment l’Etat prend bien soin de nos vieux, de nos malades, de nos pauvres) alors que les experts en eau craignent bien davantage la croissance démographique et surtout l’urbanisation dans les pays émergents. Je relève par exemple que des pénalités frapperont ceux qui ont des piscines ou qui lavent leur voiture (sans doute avec des moyens de surveillance et des policiers accrus). Mais en sens inverse une « eau sociale » serait accessible aux Français les plus miséreux. Supposons un pauvre qui a une voiture et a l’idée bizarre de la laver : il paiera une amende, mais cela sera compensé par la subvention touchée au titre de l’eau sociale. 
Je caricature  sans doute, mais on sait l’imagination bureaucratique de nos administrations. Ce sera de la réglementation, du contrôle, de la répartition, de la compensation, de la cotisation et de l’impôt. Aurait-on oublié que c’est un impôt « écologique » (taxe carbone) qui a lancé les gilets jaunes ? Au passage, on oublie certains droits individuels fondamentaux, comme le doit de propriété, puisque les municipalités auront le droit de préempter les terrains agricoles, surtout très arrosés ou « en milieu humide». 
Pascal Salin : Comme nous venons de le dire, la définition claire des biens publics (ou biens communs) n'est pas particulièrement difficile. En réalité la puissance publique n'a pas de difficulté particulière à ce sujet. En fait, elle renverse plutôt le raisonnement : elle décide a priori de prendre en charge certaines activités ou certains droits de propriété et elle appelle "biens publics" les biens qu'elle prend en charge (ce qui est le cas de l'eau). Le besoin se fait alors ressentir d'adopter des règlementations, par exemple pour déterminer la différenciation des prix de l'eau ou ses qualités. Mais les décisions concernant ces règlementations sont nécessairement arbitraires car il est impossible d'avoir des informations satisfaisantes au sujet des besoins réels de tous les individus. C'est pourquoi on a le sentiment que ces problèmes sont complexes. Il est significatif que le gouvernement actuel envisage 25 mesures concernant l'eau. Mais il faut bien voir que la mise en œuvre de ces mesures est forcément coûteuse et qu'elle implique donc une charge supplémentaire pour les contribuables.

Quelle serait la meilleure solution libérale au problème des biens publics et communs, la plus acceptable socialement et efficace économiquement ?

Pascal Salin : La meilleure solution consiste évidemment à minimiser les activités publiques. Mais pour cela il conviendrait en particulier de permettre la concurrence de producteurs privés de manière précisément à révéler les besoins réels des utilisateurs d'eau. 
Jacques Garello : La solution libérale est toujours à base de subsidiarité et de concurrence. La subsidiarité commence au niveau du consommateur : on le dit gaspilleur, inconscient ; donc il aurait besoin de la puissance publique pour devenir raisonnable (c’est le « nudging » : le paternalisme étatique), en réalité il sait s’adapter très bien aux situations de pénurie et si l’eau est marchande son prix rétablira très vite de saines tempérances. La subsidiarité exige encore, du côté de l’offre, que l’eau soit gérée au niveau le plus proche possible des gens concernés, et que le droit de propriété sur l’eau soit défini et dévolu avec précision. L’administration ne peut et ne doit intervenir que si les particuliers, par le jeu des contrats ou des accords communautaires ou coopératifs, ne trouvent pas la solution. Il est vrai que les collectivistes évoqueront toujours les « externalités » : chacun crée des dégâts aux autres sans le vouloir ou sans s’en préoccuper. Mais les externalités sont impossibles à mesurer, par définition. En sens inverse, Ronald Coase a mesuré comment des individus et des groupes sont capables de gérer des « biens publics » sans intervention de la puissance publique : il donne en particulier l‘exemple des phares . Donc la solution libérale est, à titre préalable, de démasqier les faux biens publics : les transports n’ont aucune raison d’être « publics », trains, tramways, autobus, transportent voyageurs et marchandises sans problème, l’art, la culture, les musées, n’ont pas à être confisqués par l’Etat. La production d’eau potable n’a pas davantage à tomber dans la sphère publique. A titre transitoire une solution peut consister à donner l’eau en concession à des entreprises privées ou à des groupements, associations et coopératives, qui en feront leur affaire (subsidiarité). Enfin, il ne faut pas oublier que les Verts, que l’on dit très « europhiles » ne doivent pas oublier que l’existence d’un marché commun entre les pays de l’Union ne permet pas de tolérer les « services publics à la française ». Nous serons peut-être dans quelques années très heureux  d’acheter notre eau en Finlande  (d’ailleurs les sociétés des eaux françaises vendent  depuis longtemps de l’eau aux Espagnols). En réalité, l’eau sera abondante et de qualité quand on aura restauré la propriété privée et le libre marché de « l’or bleu ». Il n’y a pas d’autre solution libérale au problème des soi-disant biens publics que de les rendre à l’initiative et  à la responsabilité des particuliers. 

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