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Proche-Orient : comment Moscou privilégie une approche géographique et civilisationnelle à la différence de la vision idéologisée des Occidentaux
©LOUAI BESHARA / AFP

Bonnes feuilles

Le présent essai est le fruit de mon expérience de terrain en tant que femme politique syrienne impliquée au premier plan dans la transition politique dans mon pays. Son objectif est de fournir au lecteur occidental un panorama de la situation géopolitique des grands pays de cette région stratégique, six ans après le début des révoltes dites du Printemps arabe. Extrait de "La Syrie et le retour de la Russie" de Randa Kassis, publié aux Editions des Syrtes (2/2).

Randa Kassis

Randa Kassis

Anthropologue et opposante syrienne, Randa Kassis est fondatrice du Mouvement de la société pluraliste et ancienne membre du Conseil national syrien.

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Faisant essentiellement référence à « une civilisation à fort ancrage régional, ayant des liens privilégiés avec l’Occident et le monde islamique, qui se nourrissent d’une histoire séculaire et qui doivent être préservés si la Russie veut rester une entité cohérente sur les plans culturel et politique4 », les dirigeants russes placent leur politique étrangère sous l’égide d’une approche géographique et civilisationnelle qui s’oppose à la vision idéologisée des Occidentaux.

L’attachement de la Russie à cette approche fondée sur une forte conscience collective immémoriale est d’autant plus fort qu’elle se voit comme une civilisation distincte appartenant à « une culture intégrant à la fois des éléments occidentaux et orientaux, tout en préservant sa propre spécificité et sa cohérence ». C’est pour cette raison que Moscou cherche à « promouvoir sur la scène internationale ses valeurs culturelles propres plutôt que de simples intérêts étatiques ». Dans un monde sans boussole et en pleine restructuration, la Russie se sent exposée au risque majeur que constituerait la perte de son identité unique dissoute dans la culture occidentale mondialiste (« McWorld »), ce qui explique ses prises de distance avec l’Occident, lequel a tout fait non pas pour se rapprocher d’elle, à travers un partenariat d’égal à égal, mais pour chercher à l’absorber en imposant ses propres valeurs universalistes ou « occidentalistes » (Zinoviev). Ainsi l’approche faisant éminemment référence au fait de civilisation devrait-elle permettre de « préassurer ses fondations culturelles et préserver ses relations avec les autres puissances ».

Compte tenu du fait qu’elle abrite une communauté musulmane de vingt millions de personnes environ, la Russie cherche à « favoriser le dialogue et la négociation » entre l’Occident et les pays musulmans. Comme le rappelle très justement l’expert russe en relations internationales Andreï Tsygankov, « pour sa propre survie, la Russie doit s’attacher à saper ce qu’elle voit comme les tendances extrêmes des systèmes et pratiques politiques de l’islam et de l’Ouest – l’islamisme et l’occidentalisme –, en encourageant les éléments modérés de ces deux mondes, pour que se dégagent des solutions mutuellement acceptables ».

Le Kremlin voit dans l’islamisme radicalisé et militant, souvent qualifié de « wahhabisme », l’une des menaces majeures pour l’existence même de la Russie en tant que civilisation. Aussi ce courant, ainsi que celui des Frères musulmans, est-il interdit en Russie, pour éviter que les musulmans autochtones ne soient instrumentalisés et radicalisés par l’islamisme radical sunnite. Les experts et les hommes politiques russes parlent souvent de la nécessité, pour la Russie, de maintenir avec sa communauté musulmane sa relation spéciale, qui a certes été marquée au fil des siècles par des conflits violents, mais aussi par une cohabitation respectueuse des différences. La société multiethnique qui a émergé de ce respect mutuel entre chrétiens et musulmans a survécu aussi bien à l’effondrement de l’Empire russe en 1917 qu’à la fin de l’Union soviétique en 1991.

Loin des clichés dépeignant une Russie poutinienne orthodoxe, néo-tsariste, « islamophobe », les autorités russes ont en réalité toujours tenu à faire une nette distinction entre, d’une part, les musulmans modérés qui acceptent les valeurs du monde russe et, de l’autre, les islamistes radicaux enclins à la violence. À de nombreuses reprises, Vladimir Poutine a exprimé son respect profond vis-à-vis d’un islam traditionnel, précisant qu’il est partie inté- grante du tissu religieux, culturel et social de la Russie. Pour lui, il est en fait essentiel de séparer le bon grain musulman modéré de l’ivraie islamiste et, en fin de compte, de « toutes formes d’intolérance et d’extrémisme religieux ».

En effet, le Printemps arabe n’a pas été sans conséquence sur les musulmans de Russie qui, influencés par ces processus transnationaux, ont commencé à se tourner vers l’islamisme radical et même terroriste , comme on l’a vu notamment dans le Nord Caucase durant la dernière décennie. L’influence croissante des idéologies islamistes au sein de la communauté musulmane russe majoritairement tatare, la montée de l’immigration en provenance d’anciennes républiques musulmanes à majorité musulmane (Azerbaïdjan et Asie centrale) puis l’appauvrissement et la stagnation économique du Nord Caucase ont créé un environnement dangereux pour l’évolution idéologique de l’islam dans la Fédération de Russie. Le terrorisme islamiste naguère contenu à la seule Tchétchénie s’est progressivement propagé vers d’autres républiques du Nord Caucase : le Daghestan, l’Ingouchie, la Kabardino-Balkarie et l’Ossétie du Nord . Des islamistes radicaux n’ont pas hé- sité à assassiner des imams modérés pour affaiblir l’influence de l’islam traditionnel en Russie4 . Ainsi Moscou est-elle réellement préoccupée par la montée en puissance de Daesh, qu’elle considère comme une menace existentielle pour le Caucase du Nord musulman d’où partent nombre de volontaires djihadistes vers les centres d’entraînement et sur les fronts de Syrie et d’Irak, et qui risquent de revenir chez eux un jour, tels les moudjahidines d’Afghanistan pendant la guerre froide, très préparés et dangereux. Il faut également rappeler que le chef de Daesh, le calife Ibrahim, a directement désigné le président Poutine comme une cible privilégiée à abattre puis la Russie comme un ennemi suprême, qui commet le péché d’intégrer et d’assimiler les musulmans postsoviétiques de Russie aux coutumes russes « impies ». Ces menaces ne sont pas gratuites, comme le témoigne une vidéo postée sur YouTube (20 septembre 2014), dans laquelle sont proférées des menaces directes à l’encontre de Vladimir Poutine et où un fanatique de l’État islamique proclame : « “Ton trône [...] tombera quand nous viendrons chez toi et que nous libérerons la Tchétchénie et tout le Caucase”. En montrant un avion de guerre, la vidéo de Daesh commente : “Ces avions que tu as envoyés à Bachar al-Assad, nous les enverrons chez toi, si Dieu le veut”1 »..

La relation entre la Russie et la Syrie remonte à 1970, quand Hafez al-Assad est devenu l’homme fort de ce pays. Pour autant, l’engagement politique et militaire russe en Syrie ne vise pas à défendre la personne de Bachar al-Assad, mais plutôt à stabiliser le pays dans le cadre d’un processus politique réaliste. D’une manière générale, Moscou considère que le départ d’Assad par la force, sans la mise en place d’un processus politique transitoire, ne ferait que déstabiliser davantage la région2 . Aussi la Russie s’est elle rapprochée de toutes les forces politiques régionales qu’elle perçoit comme « modérées » (face au salafisme sunnite et aux Frères musulmans), dans l’objectif général de créer une large coalition capable de venir à bout des expressions les plus abjectes de l’islamisme, à savoir Daesh et d’autres mouvements djihadistes présents en Syrie et en Irak. Elle soutient donc le gouvernement syrien aussi longtemps qu’il n’est pas constitué un gouvernement de rassemblement entre les opposants et une partie du régime syrien.

Motivations profondes et objectifs stratégiques de la Russie au Proche-Orient

Le retour de la Russie au Proche-Orient répond donc à une double logique. Premièrement, Moscou cherche à reconstituer la zone d’influence dont disposait l’Union soviétique, composée d’alliés et de clients et à restaurer son influence russe. Ainsi s’expliquent ses interventions sur la zone du Caucase et de la mer Noire, qui furent en fait autant d’événements géostratégiques majeurs, ancrés dans la durée : la victoire en Tchétchénie sur les islamistes radicaux en 1999-2000 ; l’intervention militaire en Géorgie en 2008 (conduisant quelques années plus tard à l’émergence d’un régime plus favorable aux intérêts russes) ; et finalement l’annexion de la Crimée en 2014 (permettant de sécuriser la base navale de Sébastopol qui est en fait indispensable pour la projection de la puissance militaire russe en Méditerranée). Ces événements ont mis en lumière la réorientation de l’action géopolitique russe de l’Ouest (face à l’OTAN) vers le sud islamique. Cette tendance, loin d’être récente, domine en réalité la politique étrangère russe depuis le début de l’intervention militaire en Afghanistan en 1979.

Extrait de "La Syrie et le retour de la Russie" de Randa Kassis, publié aux Editions des Syrtes 

"La Syrie et le retour de la Russie" de Randa Kassis

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