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Pourquoi le XXIe siècle ne sera (finalement) pas celui de l’Asie
©Reuters

Désillusion

Achèvement du processus de globalisation, problème démographique, situation géopolitique explosive, etc. : autant de situations qui pourraient porter préjudice aux différentes puissances asiatiques au cours du siècle à venir.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Dans un article paru sur le site de Bloomberg, A. Gary Shilling remet en cause l'idée selon laquelle le XXIe siècle serait celui de l'Asie, à travers cinq arguments que commentent ici l'historien Edouard Husson. 

1. L'achèvement du processus de globalisation

Edouard Husson : A. Gary Shilling, auteur de l'article, fonde tout d'abord son scepticisme quant à un XXIe siècle dominé par l'Asie sur le fait que la mondialisation, qui a profité à l'Asie, est en fin de cycle: les délocalisations y jouent de moins en moins au profit des plus grosses économies, à commencer par la Chine; les pays occidentaux sont saturés d'importations venues d'Asie; et l'économie serait, de plus en plus, une économie de services. Je pense que c'est la partie la plus faible de l'argumentation. L'auteur s'appuie sur une vision vieille de vingt ans de la mondialisation. En particulier l'opposition entre biens et services est assez ringarde. A l'ère numérique, il n'y a pas de produits industriels sans une bonne dose de "services" incorporés, en particulier sous la forme de logiciels. Or, ces sociétés très avancées en termes éducatifs que sont les principales puissances économiques asiatiques ont largement pris le tournant de l'économie numérique. Dans de nombreux secteurs, la Chine a rejoint le niveau technologique du Japon ou de la Corée. On a donc toutes les raisons de penser que la Chine, par exemple, qui est devenue une grande puissance technologique sera toujours plus compétitive internationalement. Mais il est non moins vrai que le passage général, en Amérique du Nord et en Europe, à "l'iconomie" (l'économie de la troisième révolution industrielle) permet les relocalisations et a nous fait sortir du modèle de division internationale du travail telle que mise en place dans les années 1990. La Chine va voir sa croissance ralentir, comme celle des autres puissances d'Asie, à moins qu'elle développe son marché intérieur.

2. La difficile transition d'une économie basée sur les exportations à une économie alimentée par la consommation domestique 

Population vieillissante au Japon, étroitesse du marché intérieur en Corée, crainte du Parti communiste chinois devant le développement d'une société de consommation de masse: tous ces constats corroborent l'idée selon laquelle les puissances économiques asiatiques auront du mal à substituer le marché intérieur au marché d'exportation. On peut cependant nuancer le point de vue: la "silver economy" japonaise représente un immense marché pour diffuser des innovations dont la mise en place sera financée par l'épargne japonaise; une réunification des deux Corée aura lieu dans les cinq ans et elle aura le même effet dopant pour l'économie sud-coréenne que la réunification des deux Allemagne pour l'ancienne RFA. Quant à la Chine, je suis prêt à prendre le pari que le Parti va tirer profit de la révolution numérique et des énormes possibilités de surveillance qu'elle permet pour mettre en place une transition encadrée vers un régime plus démocratique en apparence. Ce n'est pas ironique de dire que le développement d'un régime de surveillance potentiellement totalitaire aux Etats-Unis, sous couvert du Patriot Act, doit beaucoup rassurer les dirigeants chinois sur la survivance possible du PCC dans un régime plus démocratique. Ce qui me frappe, c'est l'homogénéisation du monde. Cela vaut pour le déclin des libertés fondamentales, qui a rapproché, après le 11 septembre 2001, sous prétexte de combattre le terrorisme, les Etats-Unis et l'Europe des régimes qu'ils disent détester; mais aussi pour l'économie mondiale, qui revient à une forme d'équiibre des puissances après les asymétries des années 1990 et 2000. Plutôt que de dire que nous n'assisterons pas à une prédominance asiatique au XXIe siècle, je préfère dire que, contrairement aux espoirs des dirigeants des deux pays vers 2000, le XXIe siècle ne sera ni américain, ni chinois. Il sera multipolaire. L'Asie y jouera donc un rôle important, sans dominer le monde pour autant. 

3. Les restrictions gouvernementales et culturelles 

A. Gary Shilling part de l'idée, juste historiquement, que le développement du capitalisme est inséparable de l'Etat de droit. C'est parfaitement vrai: invention des techniques bancaires et commerciales dans les communes d'Italie du Nord au Moyen-Age; promulgation de l'habeas corpus et mise en place du système monétaire moderne à la fin du XVIIe siècle en Angleterre; développement du parlementarisme et mise en place de la Première Révolution industrielle etc....Il est donc plausible que les restrictions mises à l'Etat de droit dans un certain nombre de pays d'Asie puissent être un frein à l'innovation à terme. On pourrait défendre le point de vue selon lequel des régimes autoritaires ou semi-autoritaires ont permis le rattrapage asiatique, progressif depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le Japon sortant de ses années "fascistes"; la Corée du Sud ou Singapour s'appuyant sur des régimes autoritaires; la Chine post-communiste etc. Mais cela ne suffirait plus dans les années qui viennent: la Californie libérale-libertaire d'après 1968 n'a-t-elle pas été le plus gros foyer d'innovation mondiale des dernières décennies? Il faut cependant se méfier des approximations. D'une part, des sociétés occidentales qui commencent à s'adonner à la chasse aux "fake news", version postmoderne de la chasse aux sorcières, sont condamnées à perdre leur force d'innovation; je constate, par exemple, que l' information diffusée dans beaucoup de médias asiatiques est beaucoup plus pluraliste que celle de nos "corporate medias".  D'autre part, le développement du capitalisme n'est pas seulement le fruit de la liberté médiévale. Il est aussi fils de la morale occidentale, qui répand, en particulier, le sens de l'épargne et le goût de l'investissement productif. Bien avant que Max Weber ne l'identifie et ne l'attribue abusivement au seul protestantisme, l'éthique du capitalisme s'était développée depuis les monastères cisterciens du XIIe siècle et les communautés franciscaines du XIIIe siècle. L'éthique confucéenne, et en particulier la place qu'y occupe les valeurs familiales, jouent un rôle comparable, essentiel dans le décollage économique du continent asiatique. 

4. Le problème démographique de certains pays asiatiques

A. Gary Shilling a raison de souligner le ralentissement démographique du Japon, les conséquences néfastes à moyen terme de la politique de l'enfant unique en Chine. Mais s'agit-il d'un problème exclusivement asiatique ? Prenons l'Allemagne: le pays est, depuis les années 1970, en régression démographique et n'a maintenu le niveau de sa population que par une politique d'immigration massive: absorption des populations de RDA et des germanophones de Russie; des réfugiés, naguère des guerres de Yougoslavie, aujourd'hui des guerres proche-orientales; de la main d'oeuvre jeune éduquée des pays asphyxiés par l'euro (Espagne, Italie, Grèce). Le problème du déclin démographique se pose à une grande partie du monde. On peut certes imaginer que le Japon ou la Chine perdent relativement en puissance économique face à des pays démographiquement plus dynamiques: Etats-Unis; Grande-Bretagne; Russie en redressement; ou même une France libérée de cette machine malthusienne qu'est l'euro. Sans parler de l'Afrique, où le renforcement de l'éducation tertiaire et le saut direct dans la Troisième Révolution industrielle font augurer d'un puissant dynamisme économique au milieu du siècle. Pour conclure sur ce point, le facteur identifié ne concerne pas seulement l'Asie; il pourrait rendre moins probable un leadership économique asiatique mais le problème du ralentissement démographique ne se limite pas à l'Asie. 

5. Les tensions géopolitiques régionales

Alors que les Etats-Unis ont connu un demi-siècle de domination impériale et que l'Europe a voulu s'organiser dans un cadre supranational, l'Asie a redécouvert, depuis la rupture sino-soviétique du début des années 1960, une période d'équilibre des puissances. Chine, Inde et Pakistan sont devenues des puissances nucléaires et ont instauré un régime de relations internationales qui ressemble beaucoup à l'Europe du XVIIIe ou du XIXe siècle, à cette différence près que les conflits même limités type "Guerre de Sept Ans" (1756-1763) ou guerre franco-prussienne (1870-71) y sont rendus impossibles par la destruction mutuelle assurée que comporterait une escalade nucléaire. Aussi délicate ait été, à plusieurs reprises, la situation entre la Chine et l'Inde, le Pakistan et l'Inde, les deux Corées etc....le continent a réussi à éviter un conflit majeur depuis les années 1970 - et ce malgré la participation des Etats-Unis et de la Russie, puissances nucléaires, au jeu diplomatique dans la région. Ou, pourrait dire un disciple du Génral de Gaulle, précisément du fait de la dissuasion nucléaire. Je suis frappé par le décollage économique parallèle de la zone: l'Asie s'est développée massivmeent en même temps qu'elle mettait un place un "équilibre des puissances". Cela nous ramène à une réalité historique oubliée, le fait que le "miracle européen" en termes économiques et culturels, depuis la Renaissance, est contemporain du régime "d'équilibre des puissances". L'existence d'Etats indépendants et l'émergence d'un système d'équilibre entre eux est toujours contemporains des plus grandes floraisons civilisationnelles: cités-Etats sumériennes ou grecques, Chine des Printemps et des Automnes, Europe du XVIe au XIXe siècle. Regardez, au contraire, comment l'Europe a raté son passage à la Troisième Révolution industrielle, depuis les années 1970, en même temps qu'elle se coulait dans une organisation monétaire toujours plus rigide, tueuse de la créativité. C'est pourquoi j'ai tendance à penser que, quelles que soient les tendances autoritaires de tel ou tel régime, l'Asie va profiter économiquement d'une situation d'équilibre des puissances. 

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