Pourquoi vous devez beaucoup plus aux sacrifices humains pratiqués dans l’Antiquité que vous ne l’auriez jamais imaginé <!-- --> | Atlantico.fr
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Le squelette d'un adolescent incas d'environ 14 ans sacrifié par son peuple.
Le squelette d'un adolescent incas d'environ 14 ans sacrifié par son peuple.
©Reuters

Vous avez dit civilisation ?

Une nouvelle étude publiée dans le journal scientifique Nature montre que les cultures qui pratiquaient le sacrifice humain avaient une organisation sociale plus rigide. Une découverte qui appuie les travaux de plusieurs historiens et intellectuels.

Pascal-Emmanuel Gobry

Pascal-Emmanuel Gobry

Pascal-Emmanuel Gobry est journaliste pour Atlantico.

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Le sacrifice humain nous fascine, nous qui sommes, à l'autre bout du grand arc de la modernité, aussi loin culturellement que possible de cette pratique. Nous apprenons peut être encore à l'école que le roi grec Agamemnon a sacrifié sa fille Iphigénie pour obtenir des vents favorables pour emmener l'armée grecque aux rives de Troie, mais cet acte nous semble incompréhensible.

A quoi servait cette institution terrible ?

L'étude qui montre la stratification sociale chez 80 cultures antiques

Selon une équipe de chercheurs dont les travaux ont été publiés dans le prestigieux journal scientifique Nature, cette institution avait un effet très simple : de stratifier les sociétés, en renforçant la position des couches sociales élevées et en maintenant celles des couches sociales basses.

Leur étude porte sur plus de 80 cultures australasiennes qui ont pratiqué le sacrifice humain, et chez qui le développement de cette pratique a tendu à donner à ces sociétés des classes sociales plus rigides. En clair, le sacrifice humain y était utilisé par les riches et puissants pour protéger leur pouvoir et faire en sorte que personne ne sorte du rang.

Les scientifiques se sont penchés sur ces cultures car elles sont toutes issues au départ de Taiwan et se sont ensuite répandues dans de nombreuses îles et archipels de la région australe du Pacifique ; partant d'un socle culturel et ethnique commun, les branches se sont ensuite développées chacune de leur côté, avec des niveaux différents de recours au sacrifice humain. De plus, les scientifiques ont eu recours à une technique appelée l'analyse phylogénique pour décortiquer les relations entre ces cultures et leur évolution et ainsi voir ce qui relevait de la relation de cause-à-effet et ce qui relevait de la coïncidence.

L'équipe a réparti les cultures en fonction de leur pratique du sacrifice humain et de leur niveau de stratification.

Dans les cultures classées comme "égalitaires", car elles interdisaient l'héritage des biens et la transmission du statut social dans les familles, seules 25% pratiquaient le sacrifice humain ; par contre, 37% des cultures "modérément stratifiées" — qui autorisaient l'héritage mais n'avaient pas de système de caste rigide — le pratiquaient, et 65% des cultures fortement stratifiées. L'analyse phylogénique a montré que dans ces sociétés, le sacrifice humain a précédé la stratification, et qu'une fois que cette stratification était en place, il était très difficile de revenir dessus, comme les scientifiques l'ont expliqué au Washington Post.

Si, comme les scientifiques l'expliquent au site The Conversation, les méthodes et les raisons des sacrifices pouvaient varier, cette dynamique se retrouvait presque partout.

Presque toujours, les victimes de sacrifice étaient issues des classes sociales les plus basses, et les sacrifices étaient très ritualisés. "Il y avait une maximisation de la terreur et de l'effet de spectacle", a expliqué Joseph Watts, directeur de l'équipe, dans une interview au Smithsonian Magazine.

Le sacrifice dans les sociétés indo-européennes, aussi un instrument de politique sociale

Tout cela est très intéressant, mais est-ce généralisable à l'institution du sacrifice en général, et notamment dans les sociétés occidentales dont nous sommes issus ?

S'il n'existe aucune étude aussi détaillée pour nos sociétés, il y a néanmoins certaines indications. Comme l'a écrit l'historien Karl Galinsky, dans le monde païen méditerranéen, la religion était "la poursuite de la politique sociale par d'autres moyens". Tous les offices publics étaient également des offices religieux, et le sacré et le politique étaient intrinsèquement entremêlés. Même à Rome, dont on pense qu'elle était déjà loin du sacrifice humain, les exécutions d'esclaves rebelles (le plus souvent par crucifixion) étaient vues comme des sacrifices divins. Après avoir écrasé la révolte de Spartacus, le général romain Crassus obtint un Triomphe, et l'allée de son défilé était ornée de 6000 croix… De même, l'exécution des prisonniers de guerre était aussi considérée comme un sacrifice au dieu de la guerre Mars.

Pour les auteurs de l'étude sur le sacrifice chez les cultures australasiennes, cette institution du sacrifice humain a permis l'émergence de la civilisation moderne, car la stratification sociale qu'elle a permis a permis le développement d'empires qui ont pu construire des routes et autres ouvrages qui nécessitaient un gouvernement central fort.

Pour le théologien, historien et expert des religions David Bentley Hart, il y a une vision du monde qui sous-tend toutes les cultures païennes indo-européennes, qu'on retrouve à la fois dans les mythes gréco-romains et dans certains passages du Mahabharata, texte sacré hindou : comme le montre le monde naturel et son cycle de prédateurs et de proies, le cosmos entier est un cycle de sacrifice où chacun, humains et dieux compris, est à la fois auteur et victime ; le cosmos entier est régi par le Destin, souvent vers un déclin depuis l'Âge d'Or passé, et le sacrifice permet de gagner du temps en obtenant la faveur des dieux, mais pas d'arrêter le Destin. Le sacrifice est donc à la fois un instrument de contrôle politique mais également psychologique, puisqu'il se retrouve au centre de la vision du monde.

Le sacrifice et le bouc-émissaire

Difficile de voir cela et de ne pas penser à la fameuse théorie de René Girard du bouc-émissaire : dans les sociétés primitives, le conflit est vite arrivé et vite envenimé ; le seul moyen d'éviter l'auto-destruction du groupe est de trouver un bouc-émissaire, qui sera rendu responsable du conflit et massacré. L'efficacité du mécanisme du bouc-émissaire fait croire à une intervention divine, qu'il faut donc continuer de susciter avec le sacrifice humain, pour maintenir la paix sociale, un sacrifice humain qui ensuite est sublimé en sacrifice animal (même si on a vu, avec l'exemple des prisonniers à Rome que le sacrifice humain ne reste jamais très loin).

Girard voyait dans le mythe d'Œdipe une mythologisation d'un événement sans doute historique. Dans la pièce, le roi Œdipe a couché avec sa mère et tué son père ; les dieux le punissent de son crime en faisant tomber une peste sur sa ville de Thèbes ; une fois qu'il se rend compte de son crime, il se crève les yeux et fuit ; la peste se lève, l'ordre est restauré par l'élimination de la victime expiatoire. Ce mythe aurait pu être inspiré d'un épisode réel d'épidémie où la populace terrifiée aurait massacré son roi ; après la fin de l'épidémie par coïncidence, ils auraient attribué au massacre du roi, donc sans doute coupable d'un grand sacrilège, la fin de la punition divine.

Le phénomène du bouc-émissaire, donc du sacrifice humain, se retrouve donc ainsi, comme dans l'étude sur les peuples australasiens, à la source de l'organisation sociale, et utilisé comme mécanisme de contrôle social. Un mécanisme cruel, puisqu'il est fondé sur une injustice, le bouc-émissaire étant innocent. Pour Girard, le seul moyen de combattre le mécanisme du bouc-émissaire est justement de dévoiler le mensonge sans lequel ce mécanisme n'a plus de force. Un mécanisme qui, même si nous ne pratiquons plus le sacrifice humain en tant que tel, existe encore de nos jours…

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