Pourquoi Vladimir Poutine n’est pas le stratège génial que certains veulent voir<!-- --> | Atlantico.fr
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Les résultats de Vladimir Poutine sont loin d'être aussi glorieux qu'on pourrait le croire.
Les résultats de Vladimir Poutine sont loin d'être aussi glorieux qu'on pourrait le croire.
©RIA Novosti / Reuters

Veni vedi vici ?

Les prises de position du Président Russe tendent à attirer l'oeil et garder l'attention. Pour autant, en dépit de propos forts, les résultats de Vladimir Poutine sont loin d'être aussi glorieux qu'on pourrait le croire... Retour sur une vraie fausse victoire, bien plus mitigée qu'il n'y paraît.

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier est docteur en géopolitique, professeur agrégé d'Histoire-Géographie, et chercheur à l'Institut français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis).

Il est membre de l'Institut Thomas More.

Jean-Sylvestre Mongrenier a co-écrit, avec Françoise Thom, Géopolitique de la Russie (Puf, 2016). 

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Cyrille Bret

Cyrille Bret

Cyrille Bret enseigne à Sciences Po Paris.

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Atlantico : Le 30 septembre 2015, Vladimir Poutine a répondu favorablement à la demande "d'aide militaire" formulée par Bachar Al-Assad le jour même. Cette action militaire s'oppose à la posture adoptée par les Etats-Unis et l'Union européenne. Cette décision d'intervenir a été saluée par certains occidentaux, mais au fond, Vladimir Poutine est-il aussi fin stratège que l'on croit ? Arrive-t-il à ses fins ? Pourquoi ? 

Cyrille Bret : En ce qui concerne l’intervention militaire russe en Syrie, le talent tactique, militaire et diplomatique, du président russe est manifeste. Après seulement trois semaines d’opérations aérienne, navale et terrestre, les autorités russes sont en passe d’atteindre leurs objectifs militaires et politiques immédiats : grâce au déploiement d’environ 5000 soldats d’infanterie de marine (de la Flotte de la Mer Noire), ils garantissent leurs infrastructures navale à Tartous et aérienne à travers la région de Lattaquié ; grâce à l’emploi d’une trentaine d’avions d’attaque au sol et d’une vingtaine d’hélicoptères, ils ont fait reculer les poches d’opposants au régime de Bachar El-Assad qui menaçaient l’axe Alep-Damas et s’approchaient trop de la côte. D’un point de vue stratégique, les résultats obtenus sont encore à examiner : en soutenant manifestement le président Syrien considérablement affaibli, les Russes apparaîtront à terme comme des obstacles à la sortie du conflit ; en renforçant l’axe chiite Damas-Téhéran en passant par Bagdad, ils alimentent le conflit confessionnel entre sunnites (monarchies du golfe et mouvements jihadistes) et chiites. En outre, un activisme en Syrie, dans l’Arctique, dans la Baltique et en Ukraine pourrait amener la future administration présidentielle américaine à durcir le ton. A terme, la résurgence de la puissance iranienne pourrait les géner sur leur flanc sud. Le talent tactique est avéré mais le génie stratégique est encore à démontrer.

Jean-Sylvestre Mongrenier : Henry Kissinger considère que la Russie de Poutine combine une certaine puissance tactique avec une réelle faiblesse stratégique. Le jugement renvoie aux moyens et outils de la puissance russe, qui ne sont pas au niveau des ambitions politiques du Kremlin. A bien des égards, ce jugement semble fondé. Puisque les dirigeants russes sont obsédés par le "paramètre américain", la comparaison avec les Etats-Unis s’impose en tout premier lieu : la population des Etats-Unis est deux fois et demie supérieure à celle de la Russie ; leur économie est toujours la première, loin devant la Chine, si l’on prend en compte tous les indicateurs (la comparaison des PIB calculés en parité de pouvoir d’achat fausse l’évaluation du rapport de puissance) ; les Etats-Unis sont également la première puissance militaire au monde, sans équivalent. L’Union européenne et ses Etats membres constituent eux-mêmes un ensemble trois fois plus peuplé que la Russie, d’un poids économique comparable à celui des Etats-Unis. En revanche, il est vrai que l’UE n’est pas un acteur global pleinement constitué. La comparaison de la Russie avec la Chine est aussi très défavorable, démographiquement parlant bien sûr, et sur le plan économique. Elle pourrait le devenir dans le domaine militaire : voir la montée en puissance des dépenses militaires chinoises et la volonté de la Chine d’être une puissance complète. Le partenariat géopolitique entre Moscou et Pékin est très déséquilibré, et Moscou a fait beaucoup d’annonces depuis le printemps 2014, sans les que les faits suivent véritablement.

Pourtant, l’autonomie du "politique" (compris comme activité originaire constitutive de l’humanité) ne doit pas être oubliée, et les rapports de puissance ne se limitent pas à la comparaison de différents indicateurs (ce n’est pas seulement un palmarès). A court et moyen termes, l’esprit de suite, le sens de la manœuvre, la capacité à saisir les opportunités et une succession de coups tactiques peuvent être décisifs. En forçant le trait, nous pourrions dire que la paranoïa, dans le domaine de la puissance, constitue un avantage comparatif (dans une certaine mesure). En matière de rapport de force, Poutine doit être vu comme l’héritier des Bolcheviks. Certes, Lénine et les siens se sont révélés être de piètres administrateurs et des économistes ubuesques, mais ils étaient aussi de redoutables tacticiens et d’indéniables stratèges politiques. Si l’on revient à Poutine, sa vision du monde, fût-elle frustre, lui fournit un cadre de pensée et d’action, et l’homme est tendu vers un objectif central : la reconstitution de la puissance russe. Il ne faut pas voir en lui un potentat mobilisé par la seule conservation du pouvoir.

Il est vrai que certains observateurs et commentateurs, lorsqu’ils traitent du cas Poutine, se livrent à une forme malsaine de culte de personnalité, avec le retour de formules qui lassent (l’habileté et la souplesse du judoka, l’intelligence et la maîtrise du joueur d’échecs, etc.). A l’inverse, il ne faut pas céder au mépris. Avant le départ de l’affaire ukrainienne, Poutine a souvent été sous-évalué, et son projet géopolitique, ses tenants et aboutissants, ont été négligés. On voulait le voir comme une sorte de parrain mafieux accaparé par les questions politiques internes, qui chercherait d’abord à maintenir un équilibre entre les clans qui gravitent autour du Kremlin. Bien entendu, il n’a pas atteint tous ses objectifs, tant s’en faut. Malgré la rhétorique sur les BRICS et les économies émergentes, Poutine n’a pas mis à profit les hauts cours du pétrole des années 2000 pour moderniser l’économie russe. En réalité, le pouvait-il ? Le système de pouvoir est étroitement lié au "capitalisme monopolistique d’Etat" qui sévit en Russie. Il reste que cette dépendance économique handicape la politique de puissance de Poutine, d’où une certaine modération dans les négociations UE-Ukraine-Russie autour du gaz (alors que les relais de la politique russe en France nous expliquaient qu’il fallait se hâter de céder à Moscou, sous peine de rupture des approvisionnements de l’UE). Au-delà de Poutine, nous pourrions faire remarquer que l’action politique est soumise aux lois de l’"hétérotélie" : d’une certaine manière, nous manquons toujours notre but (cf. Jules Monnerot, Les lois du tragique, 1969).

Quelles ont été les effets des interventions en Crimée en février et mars 2014 ? Pour quel coût ? En outre, a-t-il vraiment atteint ses objectifs en Ukraine ?

Cyrille Bret : Les effets produits par les actions en Crimée et en Ukraine ont été tout à la fois négatifs dans le positionnement de la Russie et positifs au regard des objectifs fixés par les autorités russes. Le but de la présidence russe n’a jamais été d’engager une coopération harmonieuse avec l’Europe ou les Etats-Unis mais bien plutôt de retremper sa légitimité dans la construction d’un rapport de force. L’inclusion de la Crimée dans la Fédération de Russie puis les actions dans le Donbass ont exposé la Russie à des sanctions qui entravent le financement d’une économie mise à mal par une réduction drastique des cours des hydrocarbures. En revanche, sur la scène intérieure, la politique extérieure active du président russe lui vaut un large soutien confirmé par les sondages et par les échéances électorales successives, notamment le 13 septembre aux élections régionales.

En Ukraine l’objectif principal est atteint : il n’y aura pas avant longtemps un Etat fort et pro-occidental sur la frontière sud-est de la Fédération de Russie.

Jean-Sylvestre Mongrenier : En Ukraine, Poutine voyait la prise de la Crimée comme le préalable à une action bien plus large. Il pensait que la totalité de la partie orientale basculerait vers la Russie, et la mise en avant du terme de "Novorossia" était censée préparer l’étape suivante : un "quasi-Etat", satellite de la Russie, sur les territoires situés à l’est du Dniepr. Nous sommes loin du compte. Seul le tiers du Donbass est sous le contrôle plus ou moins lâche de Moscou, et Kiev a pu organiser des élections libres dans la quasi-totalité de l’Ukraine continentale. Soucieux il y a quelques années encore de ne pas contrarier Moscou en soutenant vigoureusement l’Ukraine, les gouvernements occidentaux ont fait bloc et ils lui ont apporté leur soutien. Au total, Moscou s’est aliéné l’Ukraine. Alors que les études d’opinion, au fil des ans, montraient que la grande majorité des Ukrainiens étaient partisans d’une politique d’équilibre entre la Russie et l’Occident (une combinaison de proximité politique avec Moscou et d’ouverture vers l’UE), le pays est désormais engagé dans une transition politique et économique interne, doublée d’un retournement géopolitique. Pourtant, contrairement à ce que Moscou affirme, les Occidentaux étaient très timides en Ukraine. L’Administration Obama privilégiait le "reset" et la coopération avec Moscou sur les grandes questions internationales, au détriment de l’Ukraine et de la Géorgie. L’influence de la Russie était grande à Kiev, mais la politique ukrainienne de Poutine visait la resatellisation pure et simple du pays. D’où cet effet d’hétérotélie : agressé en Crimée et dans le Donbass, le "peuple-frère" se détourne de la Russie.

Cela dit, Poutine s’est emparé de la Crimée sans coup férir et il en fait une plate-forme géostratégique, afin de projeter forces et puissance dans le bassin pontico-méditerranéen (voir l’engagement militaire russe en Syrie, à partir de la base de Sébastopol). La partie du Donbass dont il conserve le contrôle lui procure un pouvoir de nuisance qui menace l’Etat ukrainien. Poutine cherche désormais à faire de cette guerre hybride un "conflit gelé", ce qui lui permettrait de consolider ses gains et de relâcher la pression occidentale, mais il entend conserver la possibilité de réactiver ce conflit quand il le jugera nécessaire. Ainsi dispose-t-il d’une base d’action pour une nouvelle avancée territoriale en Ukraine, si les conditions géopolitiques et militaires le permettent. En revanche, le rattachement manu militari de la Crimée et la guerre hybride lancée au Donbass ont suscité une réaction occidentale (renforcement de l’OTAN en Europe centrale et orientale, sanctions économiques). Les sanctions aggravent les effets de la baisse du pétrole et la situation hypothèque l’avenir économique de la Russie. De plus, la Crimée coûte, et coûtera, très cher au budget fédéral (versement des pensions et dotations publiques, financement d’un gazoduc et d’un pont pour relier la presqu’île à la Russie).

En somme, le bilan est mitigé : des gains partiels, en deçà des espérances politico-stratégiques, et un coût très lourd, sur le plan économique comme sur celui de la diplomatie publique (l’image de la Russie à l’extérieur). Si l’on revient sur l’aspect financier de l’opération en Crimée, quelques chiffres doivent être conservés à l’esprit. En 2014, la Crimée a coûté 126 milliards de roubles au budget russe, soit plus de 3 milliards de dollars. Simultanément, la fuite des capitaux s’est accélérée et la détérioration globale de l’économie (ralentissement économique puis récession, dégradation des finances publiques) a entraîné la chute des marchés boursiers et celle du rouble. Dès avril 2014, un mois après le rattachement manu militari de la Crimée, les pertes représentaient une somme de 179 milliards de dollars. A cela, il faut ajouter que Moscou prévoit d’allouer 700 milliards de roubles à la Crimée d’ici 2017. Pour apprécier ces ordres de grandeur à leur juste valeur, il faudrait prendre en compte également le coût de l’engagement militaire en Syrie et celui des investissements dans les infrastructures civiles et militaires dans la zone Arctique, où Moscou revendique 1,2 million de km². A l’évidence, les ambitions de puissance excèdent les moyens ; on ne peut constamment marcher sur la pointe des pieds.

Les travaux en vue de l'organisation des JO de Sotchi en 2014 ont coûté 37 milliards d'euros à la Russie. L'objectif était notamment de développer l'hégémonie russe... Quels ont été les résultats concernant la perception de la Russie à l'international ?

Cyrille Bret : Tout dépend du point de vue qu’on adopte. Vue de Berlin, de Paris ou de Washington, la stratégie russe est inutilement agressive. Mais vue des émergents ou de Budapest, c’est la construction patiente d’une alternative aux alliances occidentales, aux organisations internationales perçues comme pro-occidentales. La Russie s’inscrit dans la construction longue d’une image de puissance alternative à l’occident.

Jean-Sylvestre Mongrenier : D’un point de vue extérieur, dans les sociétés occidentales en tout cas, ces travaux sont d’abord vus comme la manifestation d’un pouvoir qui a cédé à la démesure. Le montant appelle aussi l’attention sur l’importance de la corruption, inhérente à ce type de pouvoir : dans les systèmes autoritaires-patrimoniaux, la confusion des genres est systématique (entre le public et le privé, l’économie et la politique). A l’exception des convaincus, qui n’avaient pas besoin de cette manifestation sportive pour voir en Poutine une sorte de "Père Fouettard" venant fustiger les dirigeants occidentaux, on ne saurait affirmer que les JO de Sotchi aient assuré à la Russie une plus grande influence sur la scène internationale, moins encore de l’admiration et du respect. Il faut rappeler que les JO de Sotchi ont d’abord souffert des polémiques liées à leur coût faramineux. Ensuite, ils ont vite été éclipsés par les développements de l’insurrection civique en Ukraine, l’opération russe contre la Crimée, puis la guerre au Donbass. Il est probable que bien des gens, s’ils étaient interrogés sur les JO de Sotchi, confesseraient qu’ils ont oublié cette manifestation sportive.

En fait, la Russie est principalement vue comme un pays qui n’hésite pas à recourir à la force militaire, afin de modifier les frontières en Europe. Ce révisionnisme géopolitique armé suscite une certaine inquiétude dans les opinions publiques occidentales, et pas seulement en Pologne et dans les Etats baltes, contrairement à ce que les partisans de Poutine affirment. On éprouve un sentiment de "déjà-vu" et de retour du même, alors que l’on pensait la guerre froide définitivement terminée. Tout cela suffit à annihiler les effets d’une campagne de promotion de la Russie à l’étranger. Il faut y ajouter les assassinats de journalistes et d’hommes politiques, le dernier en date étant celui de Boris Nemstov : l’effet est désastreux. Les "fans" de Poutine y verront peut-être un complot de l’étranger, pour porter atteinte à la réputation du président russe, mais ils ne sont pas si nombreux. Les pro-russes les moins caricaturaux prennent soin aujourd’hui de se désolidariser des aspects les plus contestables du régime, pour ensuite affirmer qu’il faut "faire avec" et prendre en compte d’autres paramètres. Certains d’entre eux rappellent même les doutes et interrogations autour des attentats terroristes de 1999, qui avaient rythmé la montée en puissance de Poutine, tout juste nommé par Eltsine à la tête du gouvernement, et servi de prétexte à la deuxième guerre de Tchétchénie. In fine, ils expliquent qu’il faut aider Poutine à s’extraire de cette impasse, et donc soutenir sa politique en Syrie et au Proche-Orient. Le président russe est campé en "bon tsar" victime d’un mauvais entourage. Rien de neuf sous le soleil !

Quels sont ces résultats sur le plan de sa politique intérieure ?

Jean-Sylvestre Mongrenier : L’absence de réforme économique et la forte dépendance de la Russie à l’égard des exportations d’hydrocarbures ont été évoquées plus haut. En revanche, Poutine est bien parvenu à mettre en place une "verticale du pouvoir" qui se révèle efficace. Le système politique est étroitement contrôlé, l’opposition est bridée et les médias libres ont quasiment disparu, à l’exception de sites électroniques que la majeure partie de la population ne consulte pas. Bref, le pays est tenu, les rentes économiques financent le système de pouvoir, et la population suit le chef. Précisons ici que les taux d’adhésion ne constituent pas un brevet de moralité et de vertu civique, moins encore d’adéquation à la vérité. Hélas, de nombreux systèmes politiques antipathiques, voire des régimes criminels et totalitaires, ont su dans le passé mobiliser leur population avec efficacité. C’est inquiétant, mais ce n’est pas étonnant. Dans son ouvrage sur le pouvoir, Bertrand de Jouvenel rappelait que la liberté était une revendication aristocratique, en opposition au "Minotaure", c’est-à-dire à l’Etat décrit monstre froid (cf. Du pouvoir – Histoire naturelle de sa croissance, 1945). De fait, les hommes qui dirigent la Russie voient leur population comme de simples êtres de besoins : s’ils sont nourris et physiologiquement satisfaits, ils se contenteront de leur sort et suivront la direction politique. Il reste que l’absence de croissance économique menace ce pacte implicite (l’accroissement du niveau de vie contre le recul des libertés).

Dans l’évaluation de la politique intérieure russe, comme de tout système politique,  la question est de savoir si le régime politique remplit sa finalité propre – assurer la concorde intérieure, en respectant l’autonomie des différents ordres d’activités, et la sécurité extérieure -, et s’il concourt au bien commun (qui n’est pas la "propriété" du pouvoir politique). Le "politique", en tant qu’activité originaire, doit donc instaurer les conditions qui permettent le libre développement des autres activités humaines (économie, pensée, arts et culture, etc.). Dans le cas de la Russie, le culte de la Derjava, c’est-à-dire de la puissance brute, avec ses prolongements militaires, conduit à réprimer l’opposition, dénoncée comme une "cinquième colonne" au service de l’étranger. La société civile est sous pression et les libertés ont indéniablement reculé. Les avancées des années 1990, dans le contexte de "polyarchie chaotique" qui caractérisait l’ère Eltsine, ont été remises en cause. Le premier président de la Russie post-soviétique, qui a mis sur orbite Poutine, sert de repoussoir. Le discours de l’efficacité permet de justifier le recul des libertés, mais l’efficacité n’est pas au rendez-vous. Les réels succès des années 2000 et l’augmentation du niveau de vie des Russes s’expliquaient tout simplement par un nouveau choc pétrolier et l’afflux de pétro-dollars dans les caisses du régime.

Compte tenu de ce bilan en demi-teinte sur la scène internationale, Vladimir Poutine serait-il meilleur communicant qu'influenceur géopolitique et économique ? 

Cyrille Bret : Sa communication, comme on l’a vu lors de son discours du 28 septembre devant l’assemblée générale de l’ONU est à double effet : elle braque l’Occident et fascine ailleurs. Son sens de la mise en scène, du timing et de la propagande est indiscutable. Mais c’est avant tout un homme d’Etat soucieux de son pouvoir et des intérêts nationaux de son pays. Les revers économiques provisoires sont un prix à payer pour la reconstruction de la puissance russe. Il en va de même de l’isolement à l’égard des Occidentaux. Rien n’empêche de construire des alliances de revers.

Jean-Sylvestre Mongrenier : Il serait difficile d’étayer une telle affirmation. Peut-être Poutine est-il un bon communicant sur le plan intérieur : l’homme semble maîtriser le "code mental" des Russes. Sur la scène internationale, il n’apparaît pas comme un leader d’opinion planétaire. Poutine a surtout l’ambition d’être le leader idéologique d’un petit nombre de pays opposés à la globalisation et à l’universalisme, mais il ne s’agit pas de communication à proprement parler. Il est vrai cependant qu’il a doté la Russie d’outils de propagande tournés vers les opinions publiques étrangères, et il leur a alloué des moyens financiers importants. Dans la "guerre de l’information" qu’il livre, les objectifs sont circonscrits. Sur le fond, le message est pauvre : la Russie n’est plus un pôle idéologique incarnant une sorte de "religion séculière" à destination des masses. Au total, rien de bien mobilisateur ; il s’agit uniquement d’appuyer la politique étrangère russe en fournissant des contre-arguments et des éléments de langage. A cet égard, l’affaire du vol abattu au-dessus du Donbass, en juillet 2014, est instructive. Même grossières, les contre-thèses fournies par cet appareil de propagande ont été diffusées par les relais de la politique russe, sans esprit critique (l’essentiel était de pouvoir rétorquer). Elles permettaient de gagner du temps, en attendant que l’émotion internationale s’épuise, et de riposter à la mise en accusation (livraison de missiles antiaériens aux milices dites "pro-russes" du Donbass, possible présence sur place de techniciens russes, plus aptes à manier ces engins). Des photographies truquées, de folles rumeurs sur la présence de chasseurs occidentaux au moment du tir, ont été diffusées. Tout cela était repris par des gens qui prenaient l’air de grands initiés ("Je ne dis rien de plus, mais n’en pense pas moins …"), et de connaisseurs des arcanes de la politique mondiale.

Au plan général, la tactique consiste à générer un brouillard qui conduit au relativisme généralisé, voire au nihilisme. L’état d’esprit peut être décrit comme suit : "Tout est faux et tout le monde ment. Dès lors, un peu plus ou un peu moins …". L’efficacité de ce dispositif est certaine, notamment sur les segments de l’opinion publique en rupture avec le "système", dans des sociétés post-modernes où le doute et l’esprit critique, propres à la civilisation occidentale, ont laissé place à l’hypercriticisme, à la dérision systématique, au ricanement ("A moi, on ne la fait pas !"). Ainsi sommes-nous renvoyés à l’état présent de nos sociétés, au niveau du discours médiatico-politique et à l’esprit du temps. Sur le moment, les "messages" et éléments de langage diffusés par la propagande russe peuvent avoir une certaine efficacité, mais qu’en est-il en profondeur et dans la durée …? Ce dispositif ne fait pas de la Russie une puissance globale, avec une influence d’ordre subtil et de longue portée, une puissance qui rayonnerait sur le monde. Si l’on prend l’exemple de l’engagement militaire russe en Syrie, l’argumentaire développé par les médias du Kremlin n’abuse que ceux qui veulent bien l’être. L’efficacité de cette intervention se jouera sur le terrain de la diplomatie et de la guerre, sur celui de la grande politique, non pas dans le domaine du marketing politique.

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