Pourquoi penser que l’Europe doit sacrifier son modèle social pour rester performante économiquement est tout aussi absurde que l’inverse <!-- --> | Atlantico.fr
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Des médecins manifestent contre les plans du gouvernement local pour réduire les dépenses publiques de santé à Madrid le 19 mai 2013.
Des médecins manifestent contre les plans du gouvernement local pour réduire les dépenses publiques de santé à Madrid le 19 mai 2013.
©Reuters

Fromage ET dessert

François Hollande est aujourd'hui à Berlin pour fêter les 150 ans du SPD, dont le PS souhaite faire un allié pour en finir avec l'austérité, accusée de mettre en péril le modèle social européen. Mais opposer performances économiques et préservation de l’État providence a-t-il vraiment un sens ?

François Beaudonnet et Gérard Bossuat

François Beaudonnet et Gérard Bossuat

François Beaudonnet est correspondant spécialiste des affaires européennes pour France 2 à Bruxelles.

Gérard Bossuat est professeur à l'Université de Cergy-Pontoise, titulaire de la chaire Jean Monnet ad personam.

 

 

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Atlantico : La zone euro a connu une contraction de son PIB de 0,2% au premier trimestre 2012 selon les premières estimations publiées par Eurostat et la plupart des grandes économies européennes, à l'exception de l'Allemagne, sont désormais dans le rouge. Alors que Berlin s'en tient à prôner la rigueur budgétaire en zone euro et que la dévaluation est impossible pour les économies, faut-il croire que l'Europe est face à un choix impossible entre performances économiques et maintien des modèles sociaux ? Pourquoi ?

François Beaudonnet Le choix qui est actuellement fait a un impact sur la croissance. Sans croissance, les impôts ne rentrent pas et les déficits se creusent, ce qui tend à mettre les modèles sociaux en danger. Ce qui se joue donc actuellement est l'avenir même des modèles sociaux européens, qui d'ailleurs sont différents d'un pays à l'autre, et tous les mécontentements populaires que cela peut provoquer comme nous le voyons depuis deux ans maintenant en Espagne, au Portugal ou en Grèce...

La politique aujourd'hui menée conduit un grand nombre de pays européens dans le mur. Malgré tout, cette politique se poursuit. Nous sommes désormais à un tournant et si des décisions ne sont pas prises rapidement pour desserrer "la corde qui enlace" certaines économies, une grande partie de l'économie européenne continuera à s'effondrer, ce qui est susceptible d’entraîner nos partenaires dans la tourmente : les Etats-Unis ou la Chine s'en inquiètent et l'ont fait récemment savoir. Ce n'est pas une question européo-européenne, mais un problème mondial. Il y a des signes de redémarrage de l'autre côté de l'Atlantique ou même au Japon depuis peu. Seule l'Europe est encore dans le rouge.

Nous n'avons pas fait le choix de la croissance mais celui de l'austérité. Grâce aux modèles sociaux et à leur rôle de stabilisateur de l'économie, l'Europe a plutôt résisté à la crise sur le plan social jusqu'à peu. Le choc était donc amorti. Mais nous sommes maintenant en train de remettre en cause ces modèles sociaux et la protection des citoyens tend à être revue à la baisse : moins d'allocations chômage, moins d'allocations familiales... car les systèmes sociaux sont devenus trop déficitaires et la situation extrêmement tendue. Indiscutablement, nous sommes à un tournant dont les conséquences ne seront pas qu'économiques mais également sociales et politiques. Partout, les populismes et les nationalismes montent tant certains citoyens ont l'impression que l'Europe ne les protège pas. Même si c'est en partie faux, c'est le sentiment ressenti.

Gérard Bossuat S’il est raisonnable, enfin, de fixer des limites à l’endettement des États (90% du PIB) et donc de prendre des mesures pour y parvenir progressivement, la religion du choc « salutaire » consistant à diminuer les pensions et salaires ou à accepter le chômage conduit au désespoir et à la pauvreté les salariés les plus fragiles, ce qui signifie une société dont les liens de solidarité et de fraternité se délitent.

La question qui consiste à savoir s'il faut faire un choix entre performance économique et protection des modèles sociaux, débattue dans les médias et dans l’opinion publique, depuis la crise grecque, suppose qu’existerait une seule solution, l’austérité et la rigueur pour sortir de la crise bancaire et économique. Des voix nouvelles et celles de récents convertis se font entendre pour remettre en cause des idées d’austérité à tout prix dont les conséquences sociales sont dramatiques en Espagne et en Grèce et ont des effets politiques non moins perturbants avec l’affichage public de l’extrême-droite au Parlement grec et dans la rue.

Quel rôle ont joué les modèles sociaux européens dans la construction européenne et que représentent-ils aujourd'hui ? Peuvent-ils être considérés comme un facteur de différenciation fort par rapport à d'autres zones économiques comme les Etats-Unis par exemple ?

Gérard Bossuat : On remet en cause aussi actuellement la notion de « modèles sociaux ». L’expression laisse entendre qu’il existerait sur une étagère des outils du prêt-à-porter social. L’État-providence a été constitué au cœur de la Seconde guerre mondiale en Grande-Bretagne avec pour figure emblématique, le travailliste Aneurin Bevan, fondateur du National Health Service. Il a été détruit par Margaret Thatcher. En France, le Conseil national de la Résistance a développé des idées semblables. Les premières Communautés européennes (CECA et CEE) ont disposé d’un volet social fort : politique de logements des mineurs, Fonds social européen. Les Communautés ont fait adopter une Charte communautaire des droits fondamentaux des travailleurs en 1969, repoussée par la Grande-Bretagne. Mais on doit constater combien il est difficile d’accorder les Etats sur des politiques sociales communes. La crise a bousculé le fragile édifice que Jacques Delors voulait installer sur « le triangle compétition, coopération, solidarité ». On en est loin, d’autant plus que le principe de subsidiarité protège les particularismes nationaux. La législation européenne est une sorte de filet social de sécurité aux mailles plus ou moins larges, dépendant des majorités politiques au sein des Etats et des institutions européennes.

Néanmoins on veut croire qu’il existe encore un pacte social européen implicite consistant à tenir compte de l’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle, à faciliter les investissements publics pour les jeunes enfants. Le syndicalisme européen trouve sa place dans l’espace communautaire sans exercer encore une influence prédominante sur la vie au travail. L’entreprise européenne est encore tournée vers la satisfaction des besoins des consommateurs, moins vers celle des spéculateurs boursiers.

François Beaudonnet : Les modèles sociaux ont joué un rôle essentiel dans la construction européenne. Sans ces derniers, la situation aurait été bien plus grave dans un pays comme l'Espagne. Mais comme ils sont gérés aux niveaux nationaux, les citoyens n'ont pas l'impression qu'il s'agit d'un facteur d'unité européenne alors même que des efforts ont été réalisés pour faire converger ces systèmes, ce qui s'est entre autres traduit par la création d'une carte d'assurance maladie européenne.

Même si les modèles sociaux européens varient d'un pays à l'autre, il s'agit d'un point qui unit les européens entre eux. Ils constituent une sorte de "pilier commun" qui les différencie de certaines autres zones économiques comme l'Amérique ou l'Asie. Il faut le mettre en avant.

La "déconstruction" de ces modèles représente-t-elle un risque pour l'Europe ? De quel ordre ? Les Etats membres en ont-ils conscience ?

François Beaudonnet : Effectivement, la remise en cause de ces modèles sociaux est très risquée, voire dangereuse. Même si la réalité est beaucoup plus complexe, ce qui est le plus couramment ressenti est que l'austérité et la rigueur sont imposées par Bruxelles et Berlin. Résultat : de plus en plus de citoyens souhaitent que leurs pays regagnent leurs souverainetés totales, ce qui est une menace pour la construction européenne. En Grèce, la situation a même été poussée à l'extrême avec le retour des néonazis. Une montée très forte des extrémistes est à craindre.

Il ne serait d'ailleurs pas surprenant qu'un tiers du Parlement européen soit constitué de partis anti-européens à l'issue des prochaines élections européennes de 2014. C'est le schéma qui se dessine actuellement. Ils pourraient devenir une force politique à part entière : des anti-européens siégeraient dans une institution européenne pour "déconstruire" l'Europe et l'enceinte dans laquelle ils sont élus.

Gérard Bossuat : Refuser toute évolution des « modèle sociaux » est sans doute un combat d’arrière-garde. En conserver à tout prix l’esprit quand il s’agit de favoriser l’emploi, le dialogue social et la contractualisation des rapports dans l’entreprise est indispensable. Favoriser l’intéressement aux résultats de l’entreprise est un moyen de renforcer les performances de l’entreprise.

Il faut comprendre que le bien-être des salariés est la condition de la réussite économique, que la formation continue tout au long de la vie des travailleurs est un investissement tout aussi profitable que l’investissement financier. L’Union européenne et les gouvernements nationaux progressistes peuvent répondre à ces défis.

Comment concilier la préservation des modèles sociaux avec la croissance économique ? Cela passe-t-il par une harmonisation des modèles ? Si oui, cette harmonisation est-elle politiquement possible entre des pays aux aspirations politiques et aux cultures différentes ?

François Beaudonnet : Nous ne pouvons pas continuer à "pointer du doigt" l'Allemagne sous prétexte qu'elle est trop compétitive. C'est choquant : s'ils sont bons tout en respectant les règles, tant mieux pour eux... et pour l'Europe ! Ce sont les autres pays, et en particulier la France, qui doivent se remettre en cause et se poser des questions. Sur ce point, soulignons au passage que l’hexagone n'a pas mis en place de "vraie" rigueur ni d'austérité si l'on compare aux efforts réalisés par certains pays européens.

Il faudrait un véritable plan européen de relance sur les infrastructures, que ce soit sur les réseaux routiers, autoroutiers, ferroviaires, ou ce qui touche à Internet et aux nouvelles technologies. Un nouveau plan Marshall européen, qui ne soit pas la construction d'une puissance externe mais de l'Europe elle-même pour elle même, serait également de bonne augure. Cela requiert toutefois des décisions de très grande ampleur pour que les effets se fassent ressentir et que l'impact soit maximal.

La question de l'harmonisation des modèles sociaux européens se pose donc. Un SMIC européen serait difficile car les niveaux de vie n'ont rien à voir, par exemple entre l'Allemagne et la Roumanie. Cela n'aurait de sens que s'il s'agit d'un SMIC européen relatif aux niveaux de vie de chaque pays. L'harmonisation sociale est aujourd'hui fondamentale et doit s'exercer par le haut pour favoriser le développement économique des nouveaux entrants et en faire de futurs clients et éviter ainsi la crainte de "dumping". L'Espagne est ainsi une réussite incroyable d'intégration. Mais avec la crise, les citoyens ont tendance à n'apercevoir que le côté négatif de l'intégration, en particulier sur le plan social.

Deux scénarios sont par conséquent aujourd'hui possibles : soit nous entrons dans une phase de déconstruction européenne (dans laquelle nous sommes en partie déjà entrés sur un certain nombre de dossiers), soit nous faisons en grand pas en avant en matière de construction européenne. Pour la seconde option, il faudra une grande volonté politique qui fait actuellement défaut.

Gérard Bossuat : La conscience générale est plus affûtée, du fait de la construction européenne et des réflexions politiques sur les dix dernières années. Les citoyens ont pris la mesure des dégâts causés aux sociétés des pays industrialisés ou en développement par les modèles économiques fondés sur l’exploitation des ressources non renouvelables, et aussi de la vanité des productions mises sur le marché. Apparaissent des idées nouvelles dont celle de la réforme de l’indicateur du bien-être (en remplacement du PIB comme mesure du progrès humain) à l’initiative du prix Nobel d’économie 2001, Joseph Stiglitz.

Il ne peut être question d’accepter un « modèle social » qui exclut la croissance. La vie économique du XXe siècle associe toujours modèle social performant et croissance. La période actuelle caractérisée par de grandes difficultés en Europe du fait de la crise bancaire, de la crise financière des Etats et de la crise économique qui a suivi, a toutes les caractéristiques d’une période de transition entre deux états de stabilité relative. On voit bien d’où l’on vient, sans savoir où l’on va avec la tentation de se référer à un âge d’or de la croissance. 

L’Union européenne peut devenir le catalyseur de la nouvelle économie dont les paradigmes sont le développement éthique, culturel et physique des êtres humains au prix d’innovations radicales dans la manière de produire et consommer des biens. L’Union européenne peut être poussée à ces innovations si deux grands Etats de l’Union, la France et l’Allemagne sont capables d’en être les initiateurs. Quand un grand chef d’entreprise en vient à demander hier dans Le Monde , à la suite du président de la République, une politique européenne de l’énergie, c’est la voie ouverte vers cette nouvelle économie, pourvoyeuse d’emplois très différents de ceux du siècle dernier et reposant sur le respect des équilibres naturels de notre monde. La France aura ainsi manifesté son influence, conformément à son histoire la plus brillante, au nom de l’intérêt général européen.

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