Pourquoi les médias et les élites ne comprennent vraiment plus rien au pays réel (ces maudits Français qui s’obstinent à acheter Zemmour et vouloir de Sarkozy)<!-- --> | Atlantico.fr
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Le dernier livre d'Eric Zemmour, "Le suicide Français", fait un carton en librairie, malgré les critiques des médias.
Le dernier livre d'Eric Zemmour, "Le suicide Français", fait un carton en librairie, malgré les critiques des médias.
©Reuters

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Eric Zemmour, critiqué par les chroniqueurs de toutes les émissions (ou presque...) ? Son livre bat des records de vente. Un retour de Nicolas Sarkozy raté, disent les médias ? Tous les voyants des sondages sont au vert. La "France invisible" n'est sans doute plus une minorité sans influence, n'en déplaise aux "élites" qui ont bien du mal à se mettre au diapason de la réalité.

Laurent  Chalard

Laurent Chalard

Laurent Chalard est géographe-consultant. Membre du think tank European Centre for International Affairs.

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Jérôme Fourquet

Jérôme Fourquet

Jérôme Fourquet est directeur du Département opinion publique à l’Ifop.

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Atlantico : Le livre d'Eric Zemmour "Le Suicide français" est déjà un succès et pourrait atteindre les 500 000 exemplaires vendus. Il a pourtant connu un démarrage assez moyen, mais alors qu'Eric Zemmour, invité sur de nombreux plateaux télé, a été très largement conspué par les chroniqueurs, cela a eu finalement pour effet de booster les ventes. Même si ce cas est loin d'être le seul, il est un exemple assez flagrant où "l'anathème" médiatique a eu un effet totalement inverse. Qu'est-ce que cela nous apprend de la fracture entre élites/médias et la majorité de la population ? 

Laurent Chalard : Pour une part de plus en plus importante de la population, les médias sont perçus uniquement comme les défenseurs du système établi et donc dès que les journalistes se mettent à critiquer un ouvrage ou une personnalité, cela entraîne l’effet inverse de celui escompté. Par esprit de contradiction, de nombreux Français vont s’intéresser à la personne en question, se disant que si elle subit autant les foudres de l’élite, c’est que son propos dérange et qu’il mérite consécutivement de s’y intéresser. L’effet Zemmour repose sur le même principe que l’effet Dieudonné, la diabolisation du dernier ayant entraîné de nombreux Français à s’intéresser au personnage alors qu’ils n’y prêtaient guère intérêt jusque là et pour certains à adhérer partiellement à son message. Nous avions déjà eu le même phénomène de posture contradictoire des Français avec le référendum sur la constitution européenne en 2005. Nombreux sont nos concitoyens qui s’inscrivent désormais dans un positionnement de bras d’honneur permanent vis-à-vis des élites. La confiance est perdue et il faudra longtemps pour la rétablir, si jamais elle se rétablit.

Jérôme Fourquet : Je ne serai pas aussi catégorique que votre question. Un certain nombre de ses confrères qui l’ont reçu l’ont certes critiqué, mais il a quand même bénéficié d’un plan média conséquent. Il y a certes ce qu’il raconte, mais il a tout de même eu droit à un passage chez Ruquier, des articles si ce n’est des couvertures de magazines, et des émissions de radio. Avec une telle visibilité, vous développez forcément vos ventes. On ne peut pas dire qu’Eric Zemmour a été "blacklisté", il a au contraire été au centre de tout le débat politico-médiatique de ces dernières semaines. Quantitativement, il n’a pas été maltraité par les médias. Et lui-même reconnaît que c’est parce qu’il fait vendre qu’il est invité, indépendamment du fait que ceux qui l’invitent sont en désaccord profond avec lui.

Quand on se penche sur le succès de son livre, on en arrive à la révélation qu’Eric Zemmour est le révélateur, ou l’intellectuel, qui donne une grille de lecture et d’analyse à toute une partie de la société qui se retrouve dans ses écrits et qui cherche à un moment précis – l’immersion de la société française dans le grand bain de la mondialisation – celui qui est en phase avec ces préoccupations, et peut donc expliquer les causes du profond malaise de ce basculement. Il a théorisé le phénomène, et les inquiétudes identitaires (notamment sur l’immigration et l’islam), sécuritaires, culturelles ou économiques (avec les délocalisations), qui pèsent sur une partie de la société française. Il y a des pans entiers de la société française qui sont face à ces problèmes et Eric Zemmour les a mis en perspective. Il se fait en perspective le penseur de tout cela. Il joue également beaucoup – et les médias lui rendent bien service sur ce point – sur l’idée de la "pensée unique" en disant "je pense comme vous, Français d’en-bas, et je suis très minoritaire parmi ma caste politico-médiatique". C’est un élément important car il appuie là où ça fait mal, en prétendant que les médias déclarent que les Français ont tort de penser que tout ne va pas forcément bien dans le meilleur des mondes.

De nombreux médias ont aussi annoncé que le retour de Nicolas Sarkozy était au mieux "raté", au pire "un fiasco". Un sondage Odoxa pour l'Express (lire ici) montre que l'ancien président bat tout le monde à plates coutures, à la fois dans l'adhésion aux valeurs, pour la présidence de l'UMP et pour la primaire à droite... Il dépasse nettement Alain Juppé, que les médias présentent quasiment comme le "favori"... Pourquoi là aussi un tel aveuglement sur le pouvoir d'attraction de l'ancien président ?

Laurent Chalard : Il faut se méfier du résultat d’un seul sondage pour juger de la réalité du succès ou non du retour de Nicolas Sarkozy, d’autant plus que l’institut Odoxa semble plutôt favorable à Monsieur Sarkozy. Il convient donc d’être prudent. Par contre, il est vrai que les médias ont tendance à préférer Alain Juppé car ils gardent un très mauvais souvenir du passage de Nicolas Sarkozy au pouvoir, dont l’autoritarisme n’a pas été très apprécié, surtout par ceux qui en ont été victimes. Cependant, si les Français ressentaient un trop fort penchant journalistique à dénigrer Nicolas Sarkozy, ce dernier pourrait en profiter au sein de l’électorat de droite s’il arrivait à se faire passer pour une victime du système, ce dont rien n’est moins sûr, d’autant que Marine Le Pen joue sur le même registre.

Jérôme Fourquet : L’Ifop a également récemment réalisé des sondages publiés dans le Nouvel Observateur sur Nicolas Sarkozy en 2017 qui arrivent aux mêmes conclusions. Certains médias n’apprécient pas Nicolas Sarkozy et ne souhaitent pas son retour, peut-être parce que ce dernier n’a pas toujours épargné cette profession. L’autre part de l’explication, qui compte au moins autant que la première, c’est la nécessité de créer un "storytelling" et de raconter une histoire. Un Nicolas Sarkozy qui sort de sa retraite et qui emballe le match en une mi-temps, ce n’est pas très conforme à l’intérêt des médias. Il faut plus d’obstacles, d’où la relative bienveillance avec laquelle beaucoup de journalistes traitent la candidature de Juppé. Ce dernier correspond d’avantage à la tendance dominante dans les médias, il est plus compatible avec le discours attendus par un certain nombre de journalistes.

Il peut également apparaître comme un rival crédible face à Nicolas Sarkozy. Et ce genre de pièce a déjà été joué plusieurs fois dans l’histoire politique française. Je note aussi que beaucoup de journalistes ne prennent pas les bons indicateurs pour analyser la situation politique. Beaucoup disent "Juppé est plus populaire que Sarkozy auprès des sympathisants UMP". C’est vrai en terme de cote de popularité (donc la question "appréciez-vous Juppé ; appréciez-vous Sarkozy ?"). La seule question importante dans une optique de primaire, c’est de regarder en opposition, à savoir "qui préférez-vous ?" Et là, quelque soit l’institut, Sarkozy est loin devant Juppé. Il y a encore un autre élément explicatif : force est de constater que le retour est un peu plus compliqué que ce que certains chauds partisans de Nicolas Sarkozy avaient annoncé. Les plus sérieux compétiteurs lui donnent aujourd’hui du fil à retordre, et c’est ce décalage qui peut expliquer une partie du traitement du retour de Nicolas Sarkozy.

Les "élites" et les médias dominants parlent d'une France "rance" ou "du passé" qui représenterait une grosse minorité peu influente. Or, est-on sûr qu'il s'agit encore de la "minorité" ? Comment peut-on approximativement quantifier cette population en fracture ouverte avec les "élites" ?

Laurent Chalard : Si l’on en croit les sondages, la majeure partie des Français trouve qu’il y a trop d’immigrés en France, donc si cet élément est l’indicateur d’une France "rance" ou du "passé", effectivement, croire qu’elle est minoritaire est grandement se voiler la face et témoigne du terrible décalage entre une partie des élites parisiennes et le reste du pays, y compris les élites provinciales, beaucoup plus réalistes de la situation car elles sont plus au contact des Français. Il existe un profond attachement dans le peuple français à une identité pluriséculaire qu’il ne faut pas sous-estimer. Le passage vers une société multiculturelle ne va donc pas de soi et ce n’est pas en insultant les Français qui se sentent mal à l’aise avec cette nouvelle donne qu’on arrivera à les convaincre que le multiculturalisme peut bien se vivre et qu’il ne remet pas forcément en cause l’identité nationale.

Jérôme Fourquet : Tout dépend évidemment du critère contenu, mais l’un des moments très symptomatique de ce divorce entre la société "médiatique" et la société "tout court", c’est le referendum de 2005 : 55% pour le "non", et c‘était il y a presque dix ans. les choses ne se sont sûrement pas arrangées pour les partisans du "oui" et il y a fort à parier que le résultat serait aujourd’hui encore plus important. Et quand Zemmour dit aujourd’hui que "la société française et la nation française sont en train de se dissoudre dans le multiculturalisme, la mondialisation et l’Union européenne", il identifie les trois niveaux de lecture qui faisaient déjà 55% en 2005. Et cela, que ce soit le "non" de gauche sur la défense des services publics à la française et contre le libéralisme, ou le "non" de droite contre la Turquie, les délégations de souveraineté et les accords de Schengen. Si on revient au succès du livre d’Eric Zemmour, il arrive à un moment précis du cycle idéologique où une part importante de la population ressent cela plus ou moins confusément. Il y a un vrai refus des conséquences des mutations qui agissent sur la société française au niveau économique, culturel voire sécuritaire.   

Les "élites" de leur côté cherchent de moins en moins l'adhésion de cette "France invisible" qu'elles n'hésitent pas à dénigrer. Pourquoi l'élite elle-même se positionne-t-elle dans ce rejet de plus en plus assumé ?   

Laurent Chalard : Par définition, les élites ont toujours cherché à se distinguer du peuple, c’est le propre de leur existence, et donc à rejeter en bloc toutes les idées qui en proviennent. La nouveauté est que les élites se considèrent désormais comme le défenseur des valeurs démocratiques issues de la Révolution Française, ce qui n’a pas toujours été le cas, alors que le peuple, selon elles, serait resté dans l’enfance, c’est-à-dire dans une logique nationaliste, voire pétainiste, inadaptée à la mondialisation. Il convient donc pour les élites, d’une certaine manière, même si le terme n’est jamais employé, de rééduquer le peuple pour qu’il devienne favorable à la nouvelle donne. Or, pour les personnes concernées, le ressenti est insultant et ne fait que les renforcer dans leur opinion. L’attitude des élites, que certains détracteurs dénomment la "bien-pensance", manque de réalisme et apparaît contre-productive par rapport aux objectifs recherchés de réduction des tensions socio-ethniques.

L'une des principales fractures entre les élites et la "France silencieuse" repose notamment sur les sujets d'indignation (notamment dans les faits divers). Qu'est-ce que l'on doit comprendre de cette incapacité entre les deux groupes de s'indigner pour les mêmes raisons ?

Laurent Chalard : Traditionnellement, les élites ont peu de compassion pour les malheurs qui touchent le peuple, dont elles cherchent à se distinguer à tout prix, préférant chercher des causes à défendre ailleurs dans le monde. Il est d’une certaine manière beaucoup plus facile d’avoir de l’empathie pour la famine dans un pays du Tiers-Monde que pour la misère rampante dans le Nord-Pas-de-Calais, d’autant plus si elle touche des populations semblables sur le plan ethnique. Les élites françaises, sans jamais s’en réclamer, s’inscrivent dans une logique de darwinisme social, les "Européens" qui n’ont pas réussi sont des êtres faibles qui ne méritent que le mépris de ceux qui ont réussi, alors que les immigrés extra-européens et leurs descendants étant "différents", il est normal de les aider, bien que cela cache en fait une certaine forme de racisme à la base, partant du présupposé que les "non européens" ont besoin d’aide car ils ne sont pas capables de se débrouiller tout seul…

Jérôme Fourquet : C’est une illustration supplémentaire du fossé entre les vécus, les centres d’intérêt, entre une partie des dirigeants politiques et le centre de gravité de la société française. On voit bien par exemple sur le Mariage pour tous, et des études l’avaient clairement montré, que l’électorat populaire n’était pas contre. Mais ce qui est mal passé, c’est l’énergie et le temps qu'y a consacrés la gauche alors que cet électorat populaire, plutôt proche de la gauche, attendait une initiative sur le front de l’emploi. Les dirigeants croyaient que les classes populaires étaient "réac" ce qui est absolument faux. L’autre décalage, côté droite, c’est l’organisation de la Manif pour tous. L’UMP a été très frileux sur la question, et on le voit maintenant sur la question de l’éventuelle abrogation du Mariage pour tous où ils sont très frileux également. Ils ont complètement raté le mouvement. Maintenant ils essaient de reprendre le contrôle mais il est trop tard.

Cette rupture est-elle une tendance lourde dans la vie politique et sociale française ou un phénomène récent ? Quel a été le point de rupture ? Sur quoi cette fracture risque-t-elle de déboucher ?

Laurent Chalard : La rupture entre les élites et le reste de la population n’est pas une nouveauté. Elle a toujours existé. Elle a juste tendance à s’accentuer ces vingt dernières années du fait de la déconnexion de plus en plus marquée entre les positions des élites mondialisées, qui vivent de plus en plus dans une bulle, et la réalité de la France. On ne peut donc parler de point de rupture, mais de phénomène progressif, qui se renforce consécutivement à l’absence de réaction des élites, qui, au lieu de faire leur mea culpa, préfèrent s’enfermer dans le déni des réalités, comme on a pu le voir concernant certaines prises de position sur l’ouvrage de Christophe Guilluy, dont le propos et le sérieux n’ont rien  voir avec celui de Zemmour, et qui est, pourtant, mis sur le même plan.

Comme toute fracture, si elle devient trop importante, le risque d’une révolution par le bas par les urnes est réel, en l’occurrence, étant donné le contexte actuel, plutôt une révolution nationaliste qu’une révolution de type communiste. Ce phénomène n’est pas spécifique à la France, mais s’inscrit dans une crise de la démocratie occidentale inquiétante et dont les élites sont partiellement responsables de par leur corruption et leur manque d’empathie pour les problèmes de leurs concitoyens.

Jérôme Fourquet : Une part croissante de nos concitoyens ne se reconnaissent pas dans les projets proposés par le gouvernement, ou dans la grille de lecture des médias. Il y a donc deux risques possibles. Le premier, c’est la protestation, c’est-à-dire une abstention qui progresse (et c’est le cas actuellement, élection après élection), et la hausse du score du parti qui joue sur la situation actuelle : le Front national. Hors du terrain électoral, ce peut être la volonté de se faire entendre hors du champ démocratique avec des mouvements de contestation type "Bonnets rouges". Ces mouvements s’organisent en dehors des partis politiques, obligés de prendre alors le train en marche. Sur le débat intellectuel, on a le système de personnes comme Eric Zemmour, ou de médias alternatifs – sur Internet notamment – qui critiquent un discours "officiel" et qui se calent sur ce que les gens ressentent. Tout cela est l’expression d’un décalage grandissant entre une partie de la population et ce qu’on lui propose. 

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