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Pourquoi la définition de la droite donnée par Alain Juppé ne correspond plus aux enjeux du monde actuel
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Dans un entretien à la télévision suisse, Alain Juppé a déclaré qu'il quitterait la droite "sans hésitation" si celle-ci venait à faire des "choix anti-européens", ajoutant que "l'homme de droite est viscéralement attaché à l'idée de liberté, de liberté individuelle, de liberté collective".

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico : Après voir indiqué qu'il quitterait la droite "sans hésitation" si celle-ci venait à porter un discours anti-européen, Alain Juppé déclare : "L'homme de droite est viscéralement attaché à l'idée de liberté, de liberté individuelle, de liberté collective". "Je crois moins à l'organisation collective qu'à l'initiative privée", "je récuse totalement l'idée que la droite est insensible à la question sociale". Dans quelle mesure un tel discours peut être considéré comme adapté à l'époque actuelle ? En se plaçant face à "l'organisation collective", un combat qui a principalement eu lieu jusqu'à la fin des régimes marxistes, la droite n'a-t-elle pas besoin de porter un renouvellement de ses idées, dans le contexte actuel dit "néolibéral" ?

Edouard Husson : Il y a beaucoup de personnalités politiques qui ne savent pas décrocher: Merkel, Juppé, etc..... Alain Juppé est tourné tout entier vers le passé mais il prétend encore définir ce que doit penser sa famille politique. Il parle, vous avez raison, en 2018 comme on l’aurait fait trente ans plus tôt, au moment où Reagan avait défié l’Union Soviétique sur le terrain de la liberté individuelle et de la liberté des peuples. A vrai dire, à l’époque, Juppé n’était pas en pointe sur ce combat. Il était déjà une sorte de clone un peu terne de Giscard. Juppé est toujours passé à côté des enjeux de l’époque. Aujourd’hui, le combat à mener est tout autre, quand on est de droite. « La liberté » est devenue une idéologie, le libéralisme. Et la génération politique d’Alain Juppé a largement trahi le printemps des peuples de la fin des années 1980, en particulier en faisant de la concertation entre peuples européens une construction bureaucratique totalement inadaptée aux besoins de l’époque. Le paradoxe de la position de Juppé, c’est qu’il crie à la fois « Vive la liberté! » et « Vive le système qui tue à petit feu la démocratie en Europe! », à savoir l’Union Européenne. Mais il ne se rend pas compte de cette contradiction. Alors on peut le rembarrer, on le doit même: la droite que représente Juppé est totalement insensible à la question sociale. La monnaie unique et la loi du plus fort en matière commerciale, conjuguées, ont exposé les sociétés européennes à la croissance des inégalités. Le centre-droit et le centre-gauche ont défendu ce système tandis que l’extrême-droite et l’extrême gauche l’ont dénoncé. Ce que Juppé oublie c’est qu’il aurait, élu président, mis en oeuvre un programme guère différent de celui d’Emmanuel Macron. Et très loin de ce que devrait faire la droite, aujourd’hui.

En définissant essentiellement l'homme de droite par la liberté individuelle et l’initiative privée, qui semble liée à la notion de "fin de l'histoire" n'y a-t-il pas également un décalage avec les aspirations liées aux défis collectifs ? Quels sont ces sujets qu'Alain Juppé recouvre ainsi d'un voile en ignorant ces défis collectifs ? 

D’abord, il faut dire que Juppé n’est en fait pas de droite. Giscard et Juppé ont mené leur carrière politique en briguant les suffrages de la droite mais ils sont des libéraux, c’est-à-dire des individualistes. Macron est leur continuateur. Et il a été plus cohérent en se faisant élire à partir de la gauche. Le libéralisme est bien entendu une force politique considérable. Il assume l’héritage de ces poussées individualistes régulières qui marquent l’histoire de l’Occident. L’individu est jugé plus important que la société, l’accomplissement individuel dans le présent une priorité par rapport à la transmission historique et la cohésion de la société. Parce qu’il n’arrive pas à maîtriser les forces qu’il déchaîne, l’individualisme absolu finit toujours par se retourner en son contraire. Les totalitarismes du XXe siècle sont ses fils, dans leur version dure (communisme, fascisme) comme dans leur version douce (le progressisme que les Américains appellent liberalism). A vrai dire, Juppé est plutôt, comme Giscard ou Macron, à placer dans cette filiation, du progressisme anglo-saxon. C’est un système asphyxiant pour la liberté, qui conduit à la lente destruction du parlementarisme, au règne de la technocratie et à cette dystopie qu’Huxley avait anticipée dans Le meilleur des mondes. L’Union Européenne est une machine « libérale », propre à tuer la liberté concrète, le parlementarisme, la vraie autonomie des individus, qui passe toujours par la réalité des « associations », héritées ou volontaires.  La grandeur de la droite, dans l’histoire, c’est d’opposer à l’individualisme absolu un épanouissement de la personne, de l’homme comme « animal politique », comme être sociable, comme être d’héritage et de transmission.  Etre de droite, c’est effectivement vivre dans l’histoire tandis que l’individu moderne aspire à la « fin de l’histoire ».

En plaçant également l'Europe comme point déterminant de son appartenance à la droite, ne peut-on pas également voir ici une approche plus économique que politique de l'Europe ?

De Gaulle, le plus éminent représentant de la droite dans notre histoire récente (comme Jaurès est le plus admirable représentant de la gauche) n’avait pas rejeté une Europe des réalités. Mais sa famille politique a trahi son héritage. Giscard, Mitterrand (cet homme de droite dévoyé), Chirac ont mis en place une construction technocratique et liberticide. Le destin de Sarkozy est tragique: par bien des fibres de son être politique, Sarkozy est de droite mais il ne veut pas remettre en cause l’héritage de tous ceux qui ont trahi le gaullisme. Il déploie une énergie phénoménale - et en partie vaine - à tenter de faire vivre une politique de droite dans un cadre politique liberticide. Ses héritiers ou ceux qui ont cherché à capter la droite après la défaite de 2012 n’ont pas  plus remis en cause l’Union Européenne: Juppé, bien sûr, Fillon etc.... Wauquiez n’a pas de pensée propre mais son instinct lui dit bien qu’il faudrait sortir du piège européen qui asphyxie la droite. Simplement, il ne sait pas comment s’y prendre. Ses rodomontades et son côté « caïd » ne doivent pas faire illusion: il manque totalement de la consistance intellectuelle et du courage politique qui  font les refondations Il s’est imposé à la tête des Républicains parce que ses adversaires tombent les uns après les autres, victimes du boomerang européiste.  Il n’y a plus aucune rationalité, ni politique ni économique derrière l’euro, dont  l’économiste Jean-Jacques Rosa dit très justement qu’il a été imposé par la conjugaison de la puissance politique allemande et du cartel des emprunteurs à grande échelle que sont les Etats, les banques et les grandes entreprises; La monnaie unique a creusé les déficits publiques, conduit les grandes banques européennes vers des imprudences qui n’ont rien à envier à celles de leurs homologues du monde anglophones et conforté l’aristocratie des grandes entreprises, contre le renouvellement naturel du capitalisme. C’est avant tout un problème politique. La droite n’a pas d’autre solution, si elle veut reconquérir durablement le pouvoir que d’imaginer la moins mauvaise sortie possible de l’euro (inéluctable et pas forcément catastrophique à condition de l’avoir préparée), la libération des forces entrepreneuriales, un investissement public massif dans l’éducation et la recherche, la déconcentration de l’Etat, le renouveau du parlementarisme. Tout cela est à l’opposé des conceptions politiques d’un Alain Juppé.

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