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Pourquoi l’incompétence ouvre bien souvent la voie du progrès
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Bonnes feuilles

Ce petit livre revisite un sujet que nous croyons tous trop bien connaître : l'incompétence. Et pour cause : celle-ci est sans doute la première de nos compétences. Il est question ici de cette incompétence appelée "systémique" par Michel Claessens, celle que génère notre toute nouvelle société technoscientifique et qui fait qu'un nombre croissant de nos décisions sont prises en toute "méconnaissance de cause". Extrait de "Petit éloge de l'incompétence" (1/2).

Michel Claessens

Michel Claessens

Michel Claessens est directeur de la communication du projet ITER à Cadarache.

Docteur en sciences, il a été journaliste scientifique. Son dernier ouvrage s'intitule Allo la science ? (Editions Hermann, 2011).

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L’incompétence comme voie de progrès ? J’évoque dans le livre des expériences récentes et des parcours intéressants de ce point de vue. Ainsi, des fanatiques de jeu vidéo ont collaboré avec des chercheurs américains de l’université de Washington pour résoudre en 2010 la structure tridimensionnelle d’une protéine impliquée dans la propagation du virus du sida chez le singe. Les chercheurs travaillaient depuis plusieurs années sur ce sujet, mais sans succès. La complexité leur semblait insurmontable. Les scientifiques se sont alors inspirés de la manière dont les internautes résolvent certains problèmes afin de développer des algorithmes simples et efficaces, et d’économiser du temps de calcul. L’expérience a été concluante puisque les scientifiques possèdent désormais des détails de la structure moléculaire de la protéine, qui ouvre la voie à la mise au point de nouveaux médicaments. Un bel exemple qui montre que rapprocher deux disciplines apparemment inconciliables — jeux vidéo et structures moléculaires — peut en réalité déboucher sur un réel progrès. Cette expérience montre aussi qu’une incompétence apparente peut cacher de réelles compétences et, à ce titre, être intégrée dans une démarche scientifique.

Il y a des leçons à tirer de ces avancées. Ma conviction est qu’il faut une bonne formation de base, en général dans un cadre disciplinaire bien établi. Mais ensuite, n’ayons pas peur d’affronter l’incompétence. Affirmons-la même clairement, notamment pour favoriser le travail en équipe. Encourageons ce que j’appelle les « sauts d’incompétence ». Nos limites sont des limitations qui sont souvent imposées par la société. Partageons et enrichissons les autres de nos propres expériences et compétences.

Ces perspectives ne sont pas sans conséquence pour le monde du travail. On pourrait ainsi imaginer, sous une forme à déterminer, une « prime à la mobilité » qui serait octroyée à ceux et celles qui entameraient ainsi une démarche d’incompétence. Plutôt que d’allouer aux employés des primes à l’ancienneté, qui encouragent le statu quo, il faudrait récompenser, même sur de courtes périodes, transferts, détachements, séjours d’étude et autres brainstormings.

Saluons aussi les « conférences de citoyens », qui sont une parfaite illustration de ce que j’appelle l’incompétence « productrice ». Ces conférences permettent à des panels de personnes étrangères à un sujet technique de rédiger des avis éclairés et pertinents. Sur le même mode, on voit aujourd’hui des « panels d’employés » s’emparer d’un problème particulier et être suivis, dans leurs recommandations, par leur direction. Je préconise également la suppression des « restaurants de cadres » dans les entreprises, pour permettre à tous les membres d’une équipe de s’exprimer et d’échanger dans le cadre de leur travail. Il me paraît nécessaire de remettre en question certains avantages liés au statut, qui sont autant de barrières socioprofessionnelles. Il ne faut voir ici aucun message politique, mais simplement une réflexion intellectuelle sur les conditions permettant d’organiser le travail plus efficacement.

Je rejoins également Michel Serres lorsqu’il affirme que la décentralisation du savoir et son accès gratuit imposent désormais une « présomption de compétence[1] » pour chacun de nous. Notre société technoscientifique et globalisée appelle à redéfinir les notions de compétence et d’incompétence. Car si nos compétences sont limitées, elles sont aussi plus développées et plus utiles qu’on veut bien le dire. Nous ne sommes pas des incompétents avérés. Tout comme le mot méconnaissance désigne un manque de connaissance, il me semble préférable, et plus réaliste, de parler dans ce contexte de « mécompétence ». Étant tous mécompétents, la compétence sur les grandes questions de notre époque est forcément plurielle et distribuée. La mécompétence est, pour chacun de nous, tout à la fois une réalité, une faiblesse et une force.

Nous gagnerions sans aucun doute à élargir davantage les collaborations et à rapprocher les multiples acteurs et compétences pour créer les conditions de cette « incompétence productrice » et libérer ce « potentiel humain » qui est notre unique ressource. C’est un message qui est porteur d’avenir car il pose les conditions d’un soutien cohérent et efficace non seulement de la création et de l’innovation mais également de la gouvernance qui doit aller de pair. Il n’est pas sans implication pour l’ensemble de la société et de nos dirigeants en particulier : assurer un environnement propice au développement des compétences individuelles pour le bien de l’humanité est l’objectif de tout responsable politique, et de tout responsable tout court.


[1] Serres M., 2012. Petite poucette, Le Pommier,Paris.

Extrait de "Petit éloge de l'incompétence", Michel Claessens, (Editions Quae), 2014. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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