Pourquoi il est impossible d'avoir un débat dépassionné sur la question du mariage homosexuel<!-- --> | Atlantico.fr
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Les homosexuels pourront se marier et adopter "dans les mêmes conditions que les hétérosexuels", selon un projet de loi dévoilé par la ministre de la Justice.
Les homosexuels pourront se marier et adopter "dans les mêmes conditions que les hétérosexuels", selon un projet de loi dévoilé par la ministre de la Justice.
©Reuters

Débat pour tous

La ministre de la Justice Christiane Taubira, interrogée mercredi à la sortie du conseil des ministres, a expliqué qu'il y a encore "beaucoup de travail à faire" sur le projet de loi sur le mariage et l'adoption homosexuels. Le débat agite en effet la classe politique et la population.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Lors de la dernière campagne présidentielle, François Bayrou avait proposé de reconnaître aux couples homosexuels le droit à l'adoption conjointe sans leur ouvrir pour autant le droit au mariage stricto sensu. Cette suggestion partait d'une considération de simple bon sens : il n'y a pas à être pour ou contre la famille homosexuelle, celle-ci existe déjà ; le seul enjeu vraiment concret que recouvre le débat sur le mariage homosexuel est celui de l'intérêt bien compris des enfants qui, vivant dans ce contexte, ont besoin que le lien avec le « second parent » soit reconnu par la loi pour pouvoir disposer de la même protection que les autres enfants en cas de décès du parent biologique ou de séparation du couple parental. Le mariage, bien évidemment, offrirait automatiquement cette garantie (à moins qu'on ne le conçoive comme un « PACS bis », un mariage canada dry) puisqu'il devrait logiquement comprendre la présomption de parenté et la possibilité de recourir à l'adoption plénière. En prenant toutefois l'exact contre-pied de la conception du PACS (une formule « universelle » destinée à reconnaître le couple homosexuel tout en lui interdisant de fonder une famille), on pourrait concevoir une union civile spécifique qui soit pour le coup un véritable « mariage bis », réglant les problèmes de parenté et de filiation. L'intérêt serait d'établir ainsi l'égalité des droits en évitant l'incongruité d'une redéfinition du mariage.

La proposition, jugée bizarre et hors sujet, n'a pas été débattue. Trop raisonnable pour être compris, Bayrou avait le tort de vouloir mettre à distance le choc des convictions morales pour aborder la question de l'homoparentalité de manière juste, responsable et pragmatique. Or, ce qui passionne, c'est l'image du couple d'hommes ou du couple de femmes devant Monsieur le Maire, symbole pour les uns les uns d'une émancipation par rapport à une discrimination archaïque et pour les autres d'un renversement délirant de l'ordre des choses. Chacun est sommé de choisir son camp : celui de la Révolution ou celui de la Réaction, celui du réalisme conservateur ou celui de l'utopie dévastatrice.

Les passions idéologiques que suscite le débat sur le mariage gay sont en fait compréhensibles. Dans le domaine des mœurs, nous vivons depuis les années 70 une période révolutionnaire qui est un prolongement tardif de la Révolution française. Sous la pression de la société civile, l'humanisme abstrait s'applique enfin à la sphère familiale, que le Code civil avait préservée comme une enclave de tradition dans le nouveau monde démocratique. Les droits de l'Homme –  cet homme nu et abstrait, sans déterminations, que le réactionnaire Joseph de Maistre prétendait ne pas voir, puisqu'il n'y avait à ses yeux que des Français, des Italiens, des Allemands, etc. - s'appliquait aux citoyens, non aux membres de la communauté familiale. Il a fallu attendre les dernières décennies du XXe siècle pour que soit démantelée la puissance paternelle : l'autorité parentale est désormais reconnue aux hommes et aux femmes à égalité, abstraction faite de la fameuse « différence complémentaire », laquelle n'est plus qu'un jouet spéculatif pour théologiens et psychanalystes. La reconnaissance du couple homosexuel, puis de l'homofamille s'inscrit dans la même logique : on est conduit à faire abstraction de l'orientation sexuelle pour ne voir que des personnes qui s'aiment (ou ne s'aiment plus), s'unissent ou se séparent, aiment et éduquent leurs enfants.

La virulence des convictions exprimées s'explique par le caractère révolutionnaire de la transformation en cours. Pour les partisans du mariage gay, le droit de la famille doit être entièrement passé au crible des principes de liberté et d'égalité, tout opposant  étant perçu comme un réactionnaire attaché aux discriminations et à l'homophobie de ce monde ancien dont il faut faire table rase. Les adversaires de la réforme perçoivent celle-ci comme une pure folie, une volonté de s'affranchir de l'ordre naturel les choses. Les religions ne font à cet égard que formuler une conviction qui animait également la philosophie grecque et que partagent nombre de contemporains qui ne sont ni croyants ni philosophes : il existe un ordre familial naturel, qui se reflète dans le langage le plus familier, dans les premiers mots d'un enfant (« papa » et « maman »), et qui manifeste une sorte d'harmonie préétablie entre un donné biologique (l'hétérosexualité) et une finalité sociale et culturelle (la reproduction et la transmission à travers la filiation et l'éducation des enfants).

Une révolution, dans la mesure où elle renverse l'existant, ouvre le champ des possibles, suscitant par là-même les inquiétudes et les espérances les plus folles. Les uns redoutent, les autres espèrent que tout devienne possible. Après qu'on en ait fini avec la définition classique du mariage, rêvent les utopistes, c'est l'idée même de couple et de mariage qui paraîtra désuète, et l'on pourra envisager la reconnaissance légale de la polygamie, le partenariat à plusieurs, la multiparentalité... Et pourquoi ne pas légitimer aussi l'union incestueuse, ajoutent quant à eux les conservateurs, aux yeux desquels ces fantasmes libertaires justifient l'argument de « la pente glissante » : dès lors que les hommes ne sont plus arrimés à la tradition ou à l'ordre naturel, ils sombrent dans un relativisme généralisé où rien ne parvient plus à régler une liberté devenue folle.
Il y a fort à parier que tous se trompent lorsqu’ils imaginent qu'une loi sur le mariage homosexuel aboutissant à la reconnaissance de l'homoparentalité ruinerait « l'ordre anthropologique » existant : celui-ci tient tout seul, la loi ne pouvant rien ni pour ni contre sa survie. De surcroît, la reconnaissance du couple homosexuel et de l'homofamille demeure étroitement dépendante des valeurs familiales modernes (consécration du couple et sacralisation de l'enfant) telles qu'elles s'épanouissent depuis deux siècles. L'effondrement de la civilisation n'aura pas lieu, pas davantage que le renversement de « l'hétéronormativité ». Marginale, l'homoparentalité sera très vite recouverte par l'indifférence publique et tout continuera comme avant pour les familles ordinaires.

Si l'on peut espérer que le temps se chargera de dissiper les illusions révolutionnaires et réactionnaires, il importe à présent de s'interroger sur les conditions d'un débat plus sobre et plus serein.  Comme l'écrit Luc Ferry dans la préface du rapport que le Conseil d'analyse de la société consacre à l'homoparentalité (texte disponible sur le site www.cas.gouv.fr), « il est un principe que nous devons tous garder à l'esprit comme un guide quasi sacré de notre république laïque : c'est que nous n'avons pas le droit d'interdire quoi que ce soit à qui que ce soit sans qu'il y ait une bonne raison pour le faire, c'est-à-dire une raison qui ne vaille pas simplement pour moi, à titre d'option personnelle, mais qui puisse et doive valoir aussi pour les autres. »

  L'application de ce principe devrait conduire chacun à dépasser le stade de la réaction viscérale façon Jacques Myard (« Je suis contre. Point barre ! ») pour développer une argumentation. Il faut en outre convenir, d'une manière générale qu'il s'agit là d'un critère qui fragilise beaucoup les arguments des adversaires du mariage homosexuel. L'hostilité manifestée à l'égard du « droit à l'enfant » ou la prétendue défense des droits de l'enfant ne résistent pas très longtemps à l'analyse. Au nom de quoi le désir d'enfant (celui des autres, bien sûr, le sien étant toujours hors de cause), c'est-à-dire le désir de se dévouer pour autrui, de consacrer une part de son temps et de ses ressources à l'éducation d'un enfant devrait-il être considéré comme suspect ? Quant à l'idée que l'éducation par un couple homosexuel puisse nuire à l'épanouissement ou au bonheur de l'enfant, sur quelles preuves irréfutables peut-elle s'étayer ? Il se pourrait que, si l'on organisait un référendum sur la question, cette opinion s'avère majoritaire : une somme de convictions privées n'a toutefois pas valeur d'argument, et une majorité devient tyrannique lorsqu'elle se donne pour but de brimer sans raison la liberté individuelle.

Cela ne veut pas dire qu'il n'y a plus matière à discussion, bien au contraire, comme on a commencé à s'en rendre compte avec l'esquisse de projet dévoilée par Christiane Taubira. D'abord certaines revendications (par exemple le recours à la PMA ou aux mères porteuses) exprimées par les associations militantes peuvent faire l'objet de restrictions ou d'interdiction fondées sur des réserves éthiques indépendantes de la considération de la différence d'orientation sexuelle (sans, donc, que la question de la discrimination entre en ligne de compte). Mais surtout, il existe de bonnes raisons de conserver ouverte la question même du mariage homosexuel. Il reste tout à fait légitime, si l'on s'accorde sur la nécessité d'instaurer une véritable égalité des droits, ce qui est possible dans le cadre d'une union civile réservée aux couples homosexuels (compte tenu de la différence objective de situation), de refuser la confusion d'une telle union avec le mariage. Le souci de ne pas attiser les passions pourraient suffire à choisir cette option, mais il faut y ajouter une vraie raison de fond : on ne peut pas ouvrir l'accès des couples homosexuels au mariage sans redéfinir et dénaturer celui-ci (dont, par exemple, la présomption de paternité constitue l'une des dispositions-clés). Mariage-bis établissant l'égalité dans la différence ou bien réforme globale visant à instituer une formule universelle du mariage : telle pourrait être l'alternative d'un débat dépassionné.

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