Trop, c'est trop !
Pourquoi l'idéologie de la transparence n'est en rien une solution adéquate à l'opacité du financement de la vie politique française
Dans le cadre de l'idéologie du tout transparent, une dangereuse confusion s'est opérée entre contrôle et transparence, donnant ainsi lieu à toute une législation qui entretient un climat de suspicion néfaste pour la démocratie.
André Sénik
André Sénik est agrégé de philosophie.
Éric Verhaeghe
Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.
Atlantico : Dans quelle mesure peut-on parler de confusion entre transparence et contrôle, notamment à l'heure actuelle, dans la vie politique française ? Comment cette confusion s'explique-t-elle ?
André Senik : Il faut d’abord reconnaître que les représentants du peuple doivent être soumis à une transparence et à un contrôle pour ce qui concerne leur exercice du pouvoir. Sans quoi, il faudrait ne déléguer du pouvoir qu’à des Incorruptibles. Mieux vaut partir de l’idée que nul humain normal n’est à l’abri d’un abus de pouvoir, parfois par l’inadvertance que donne l’habitude autour de soi de pratiques qui ne supporteraient pas la lumière.
La confusion à redouter n’est pas entre transparence, contrôle, et même sanctions justifiées. Elle se situe d’une part entre ce qui ce qui est privé et ne relève pas de la vie publique (Mitterand avait-il une deuxième vie ? Avait-il une fille non reconnue ?), et ce qui en relève (était-il malade au point de ne plus être en mesure de diriger la France ? Mettait-il sous écoutes ceux dont il craignait qu’ils divulguent la vie qu’il tenait secrète ? etc). L’autre confusion à éviter se situe entre la connaissance des faits par la justice et leur divulgation publique infamante par des médias qui soufflent la méfiance et le rejet populiste de tous les élus. Il manque une déontologie et des sanctions en ce domaine.
Eric Verhaeghe : Vous avez raison de souligner qu'il existe aujourd'hui une ambiguïté sur la notion de transparence, qu'on voit bien émerger à l'occasion de l'affaire Fillon. On confond en effet deux choses très différentes. Dans l'affaire Fillon, une première question se pose: pourquoi Fillon n'a-t-il pas clairement annoncé depuis plusieurs années que sa femme était rémunérée en tant qu'assistante parlementaire, que ses enfants avaient bénéficié du même traitement et qu'il travaillait donc en famille? Une deuxième question était de savoir si cette proximité familiale était gênante.
Or les deux questions relèvent de domaines très différents. La première porte sur la transparence des élus vis-à-vis des moyens publics qu'ils utilisent pour assumer leur mandat. La seconde porte sur leur liberté d'appréciation dans l'utilisation de ces moyens. En soi, recruter sa femme ou ses enfants pour un emploi de confiance, de proximité, ne me semble pas forcément choquer les Français dès lors que la règle du jeu est claire. En revanche, se soustraire à l'obligation de transparence pour occulter des choix "familiaux" est perçu comme du népotisme.
Quels sont les dangers qui peuvent être inhérents à cette volonté du tout transparent dans la vie publique ? Un certain autoritarisme n'est-il pas à craindre notamment ?
André Senik : Le risque d’abus "judiciaire" de la part du pouvoir est évident, mais on ne peut pas y répondre par le droit au secret de ce qui concerne la vie publique. Le danger qui découle de l’abus dans le montage et la dénonciation des "affaires", c’est le populisme, c’est l’indignation démesurée, c’est le "tous pourris", comme s’il fallait que le peuple se donne à un Incorruptible.
Eric Verhaeghe : Tout pouvoir a besoin d'une part de secret pour fonctionner. Vous ne pouvez pas, par exemple, retransmettre en permanence toutes les discussions qui ont lieu dans le bureau du président de la République. Ce secret s'explique assez naturellement par le besoin de construire une vision et une politique. La construction a toujours besoin d'un temps de réflexion, de débat, de délibération, où tous les avis doivent pouvoir s'exprimer sans crainte d'une exposition extérieure. Le pouvoir suppose donc une part de secret.
La question est de savoir quelle est l'étendue et le domaine de ce secret. Il me semble que les politiques qui appellent aujourd'hui à plus de transparence n'ont pas forcément toute la sincérité qu'on peut attendre d'eux. Disons même que souvent ceux qui en parlent le plus sont ceux qui la font le moins. Ces excès passeront. Notre enjeu est aujourd'hui de mieux définir le secret et de mieux le réglementer pour éviter des situations ingérables. Dans tous les cas, vous n'éluderez pas le secret, ce qui est bien d'ailleurs. En revanche, il est bon qu'il soit un jour "déclassifié" pour que, a posteriori, la transparence soit faite lorsqu'il n'y a plus de vrai enjeu d'actualité.
Outre le climat de suspicion qu'elles engendrent, dans quelle mesure peut-on dire que les lois de transparence promulguées ces dernières années n'ont pas su renforcer la démocratie ? Quels autres effets négatifs cette idéologie du tout transparent a-t-elle engendré ?
André Senik : Les lois sur la transparence auraient dû rassurer, auraient dû prouver que nul en France n’est au-dessus des lois et à l’abri de la justice, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de privilèges, ou qu’il y en a de moins en moins. En revanche, l’idéologie du tout transparent, du soupçon généralisé et de la chasse à l’homme politique, a accrédité l’idée qu’on nous cache tout ce qu’on ne de nous dit rien, et que tout élu est un salaud qui se cache. La transparence devrait se développer en vue de la confiance. C’est raté !
Eric Verhaeghe : En réalité, les lois sur la transparence sont moins abouties que vous ne le suggérez. Par exemple, la communication sur le patrimoine des députés a été largement tronquée par les parlementaires. Les déclarations de patrimoine ne sont pas mises en ligne. Elles sont consultables en préfecture. Du coup, le législateur a donné le sentiment maladroit de ne céder qu'à contre-coeur aux exigences de transparence. Les Français l'ont bien senti: là où ils expriment en premier lieu une attente d'honnêteté, la représentation nationale a, en permanence, donné le sentiment de vouloir cacher des choses. D'où une situation bancale où la transparence existe sans véritablement exister. C'est cet entre-deux qui nourrit la suspicion et l'insatisfaction. Redisons-le: on peut comprendre qu'un député travaille avec sa femme ou ses enfants, ou son voisin, ou sa maîtresse ou qui il veut, à condition qu'il ne le cache pas et qu'il ne donne pas le sentiment de dissimuler l'utilisation qu'il fait de l'argent du public.
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