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Pour une justice réparatrice du génocide arménien
©Reuters

Tribune

Dans cette tribune, Pascal Maguesyan appelle la Turquie à ouvrir un processus inaliénable de réparations et de restitution des biens nationaux arménien, la grande majorité étant laissée à l'abandon depuis plus de cent ans.

Pascal Maguesyan

Pascal Maguesyan

Pascal Maguesyan est photographe et auteur du livre Chrétiens d’Orient : ombres et lumières (Éditions Thaddée). 

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Il y a 101 ans, la Turquie a commis un génocide contre les Arméniens. Un peuple a été éliminé et son patrimoine a été détruit. Une civilisation a été anéantie sur sa terre native. Le crime est inouï, immonde, innommable. Il dépasse tout entendement humain. C’est un crime contre l’Humanité. Il est imprescriptible. Depuis 1915, l’État turc nie radicalement sa nature et ses effets. Son impunité autorise sa perpétuation. Comment ne pas voir dans les crimes de notre temps l’insoutenable écho des crimes de cet autre temps ? Malgré son absence de reconnaissance, la Turquie doit aux Arméniens réparations. C’est un processus incontournable. Cette tribune en porte témoignage.

Par deux fois, je suis allé voir le grand monastère arménien Saint-Barthélemy d'Aghpag. La première fois, c’était en 2012. Érigé au sommet d’un tertre, ceinturé de barbelés et de miradors, l’édifice se trouvait alors au milieu d’une base militaire turque. Impossible d'y pénétrer. La deuxième fois, c’était en 2015. Le campement militaire avait été déménagé. L’occasion était inespérée. Je pouvais enfin le « visiter ». Dans l’histoire arménienne, ce sanctuaire fut un haut lieu de pèlerinage. La tradition rapporte qu’il abritait les restes de Saint-Barthélemy, l’un des deux apôtres évangélisateurs de l’Arménie avec Saint-Thaddée. 

Le monastère de Saint-Barthélemy se trouve à l’extrême sud-est de la Turquie, à 10 km à l’ouest de l’Iran et à moins de 100 km au nord de l’Irak. On est ici au cœur d’un territoire que les géographes nomment encore le « haut-plateau arménien » peuplé aujourd’hui presque exclusivement de Kurdes. N’y cherchez plus les Arméniens. Ils y ont été exterminés en 1915. Tout comme les Assyro-Chaldéens. Les anthropologues nuanceraient mon propos et souligneraient sans doute l’existence de populations crypto-arméniennes dont les mères et les grands-mères ont été kidnappées et réduites en esclavage sexuel par milliers pendant le génocide.

Ne cherchez pas d’avantage Aghpag ou Alpayrag, le village du monastère, sur les cartes routières. Alpayrag est ainsi devenu Zapbaşı. Les toponymes des villes et villages où vivaient les Arméniens ont été effacés et transformés, sauf dans la mémoire locale et orale. 

Du grand monastère, il ne reste qu'une impressionnante ruine, saccagée, épierrée et dépecée depuis un siècle par les vandales et les pillards, les voleurs de pierres et les militaires qui s’y sont succédés. Saint-Barthélemy d'Aghpag aujourd’hui « dramatiquement mutilé » (Source : Union Internationale des Organisations Terre et Culture) ressemble à ce qu’il reste de la civilisation arménienne : ravagée et anéantie.  

Depuis un siècle, les églises, les monastères, les cimetières, les maisons et les monuments arméniens sont sans cesse profanés, pillés et ruinés, quand ils n’ont pas été carrément rasés. Ce sont de véritables « charniers de pierres ». Les traces de ce carnage sont encore visibles dans tout l’Est de la Turquie. Elles sont les balises de l’anéantissement d’un peuple et de sa civilisation. Elles sont trop nombreuses pour être totalement dissimulées, parce qu’une plaie béante ne se referme jamais. 

"Le patrimoine monumental arménien situé en Turquie constituait à la veille de la Première Guerre mondiale un ensemble considérable de plus de deux-mille-cinq cent églises et plusieurs centaines de monastères, possédant de vastes domaines fonciers. Ces "biens nationaux" ayant le statut de propriété de fondations religieuses (wakıf) étaient alors enregistrés au nom du Patriarcat arménien de Constantinople, institution représentant la nation arménienne au sein de l’Empire ottoman". (Raymond Kevorkian, Revue arménienne des questions contemporaines. N°7, Octobre 2007. Bibliothèque Nubar de l'UGAB, Paris. P.51). Ainsi donc, l’extermination planifiée des Arméniens s’est accompagnée d’une spoliation pareillement planifiée de tout ce qu’ils possédaient, y compris les biens les plus inaliénables et les plus sacrés. En plein génocide, alors qu’étaient perpétrés depuis 5 mois les massacres et la déportation des Arméniens, la loi du 13 septembre 1915 sur les biens dits « abandonnés » organisait la confiscation, la liquidation et l’attribution des biens et créances des personnes physiques et morales. 101 ans plus tard, cette spoliation systématique a toujours force de loi !  

La préméditation, la planification et la mise en œuvre du génocide des Arméniens de l’Empire ottoman sont universellement connues et abondamment documentées malgré le négationnisme de l’État turc. La Turquie contemporaine n’en aurait pas été tenue pour responsable si elle n’avait choisi d’amnistier et de recycler les dirigeants Jeunes-Turcs, et de conserver les acquis du génocide, assumant ainsi leur héritage politique et criminel. 

Un jour, sans doute, la Turquie fera acte de repentance, même si ce temps ne semble pas encore d’actualité. En revanche, la compassion, le pardon, le besoin de justice et le désir de fraternité dont témoignent aujourd’hui de plus en plus d’acteurs civiques en Turquie sont des voies exemplaires sur ce chemin de repentance, en dépit des immenses difficultés auxquelles ils sont aujourd’hui confrontés. 

Pour autant et indépendamment de l’exigence éthique et politique de reconnaissance du crime commis, la Turquie a, vis-à-vis des Arméniens et de l’Humanité, un devoir de justice à honorer. Il appartient donc à la Turquie contemporaine de restituer à son légitime propriétaire – en premier lieu au patriarcat arménien d’Istanbul - les « biens nationaux » arméniens, parce qu’ils n’ont pas été abandonnés mais confisqués par la puissance publique turque. Il appartient également à la Turquie de protéger ce patrimoine en péril et d’entrer ainsi dans un processus de réparations. À cet égard, la restauration en 2007 de l’église Sainte-Croix d’Aghtamar sur le lac de Van ne saurait constituer le solde politique de tout compte de la destruction d’une civilisation plurimillénaire. Pour autant le geste n’est pas vain. Il est un parmi la multitude. Pareillement, la restauration de l’église monumentale Saint-Cyriaque (Sourp Guiragos) de Diyarbakır - Dikranaguerd dans la mémoire arménienne - à l’initiative des Arméniens de Turquie avec l’aide des autorités municipales et consacrée en octobre 2011, ne saurait s’achever dans l’impasse d’une nouvelle guerre et dans la crainte d’une expropriation qui ne pourrait être interprétée que comme une spoliation de plus du patrimoine arménien. 

"Le processus de réparation est incontournable. Il l’est évidemment pour les victimes et leurs descendants (...) Il l’est aussi pour les coupables et leurs successeurs. La victime ne peut accorder son pardon que là où le coupable exprime son repentir. Résilience et repentance ne sont-elles pas liées dans un processus combiné de guérison ? " (Aram Gazarian, président de l’Organisation Terre et Culture. Extrait de son introduction au colloque « GUERRES, GÉNOCIDES, CRIMES CONTRE L’HUMANITÉ : LA QUESTION DES RÉPARATIONS ». Paris. Assemblée Nationale. 7 avril 2016.)

Citoyen français, d’origine arménienne par mes grands-parents paternels, j’en appelle à la Turquie afin qu’elle ouvre ce processus inaliénable de réparations et de restitution des biens nationaux arméniens. La Turquie ouvrirait ainsi une voie nouvelle vers un apaisement nécessaire dans une région qui bruisse encore de l’écho terrifiant d’un XXème siècle de ténèbres. Il nous appartient, ensemble, de tenter de bâtir ainsi un avenir commun. 

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