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"Punir le moins possible" : pour en finir avec l'angélisme pénal de Christiane Taubira & Co
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Bonnes feuilles

Plus on veut vivre librement et en sûreté dans une société ouverte au pluralisme des genres de vie, plus il faut sanctionner toute transgression violente des règles de juste conduite minimales qui la rendent possible. Extrait de "En finir avec l'angélisme pénal" (1/2).

Alain Laurent

Alain Laurent

Alain Laurent est philosophe, essayiste et directeur des collections « Bibliothèque classique de la liberté » et « Penseurs de la liberté » aux Belles Lettres.

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À défaut de réussir à abolir à court terme toute peine un tant soit peu punitive, l’angélisme se propose cependant de « punir le moins possible » (Thierry Pech, 2001). Et dans cette perspective, de reconfigurer radicalement le sens de la notion de peine : de littéralement la réinventer. L’idée générale est de « remettre en cause le lien qui paraissait indissoluble entre justice pénale et punition » (Antoine Garapon, 2001), de s’acheminer vers ce que Pech dénomme « l’utopie de la peine neutre » (id.) – une peine indolore, dénuée de toute « passion vindicative » et répudiant la « souffrance carcérale ». Lorsque ce même auteur demande : « Que doit-il rester de pénible dans la peine ? » (id.), la réponse négative va de soi. Cette « conception humaniste de la sanction » doit « réduire la distance entre le monde des justes et le monde des réprouvés » et cesser d’ériger « une frontière signifiant une différence irréductible entre condamnés et innocents » (id.) puisque « la séparation radicale entre les victimes et les agresseurs est une abstraction dangereuse » (Garapon, 2012). Bien sûr le transgresseur violent ne l’est jamais devenu que contraint et forcé par les circonstances (toujours atténuantes), accidentellement, à son corps défendant, et cela pourrait arriver à chacun d’entre nous ; nous sommes tous des braqueurs, des violeurs ou des tueurs potentiels – l’angélisme a partie liée avec un égalitarisme invétéré. En conséquence, il faut proscrire toute « stigmatisation de la peine » et tout « recours aux peines infamantes » pour mettre en oeuvre le « mot d’ordre moderne : faire le moins de mal possible » (id.). Ainsi pourra advenir l’heureux temps des « peines sans punition » (id., chapitre IV), celui d’une justice des anges. En quoi donc doit consister cette nouvelle peine « light » et quelle sera sa finalité ? Comme elle s’appliquera à ces victimes que sont les délinquants et les criminels, il lui faudra être douce (le thème de la « douceur des peines » est un vieux poncif de l’« humanisme pénal ») dans leur prise en charge et « régénératrice » : dans l’introduction Et dans cette perspective, de reconfigurer radicalement le sens de la notion de peine : de littéralement la réinventer.

Et ce sera justice (2001), ne nous apprend-on pas qu’« une peine juste est une peine qui régénère les liens brisés par le crime », ce qui laisse entrevoir de touchantes séquences conviviales de type « Embrassons nous, Folleville ! » entre violeurs et violées ou braqueurs et braqués – dommage qu’on ne puisse ressusciter les personnes assassinées afin qu’elles tombent d’effusion dans les bras de leurs meurtriers. Selon D. Salas, la peine « humaniste » n’a de sens que dans « une perspective rédemptrice », elle doit être « conçue pour tendre la main à celui dont on ne désespère pas qu’il revienne un jour dans sa communauté » (2005) : tendre gentiment la main à qui l’a portée brutalement ou sadiquement sur autrui, prendre ainsi durement sur soi-même, et faire de cette attitude christique le principe fondateur de la justice postcarcérale, voici qui autorise à coup sûr de parler d’angélisme pénal. Mais ce n’est pas tout. « Pour qu’une peine soit juste et utile, il faut qu’elle soit acceptée par le délinquant » et qu’il en soit « l’acteur », assurait un magistrat en exercice, rejoint par Th. Pech pour qui « une peine ne peut être fructueuse que si elle est investie par le condamné lui-même, s’il se l’approprie et la reconnaît comme juste » (2001). Le voici donc promu en juge légitime et compétent pour apprécier la réalité, la gravité et les conséquences de ce qu’on n’ose plus appeler sa faute – et par suite de la sanction qu’il mérite. Idéalement, c’est sans doute ce qu’il peut arriver de plus souhaitable. Mais dans la réalité courante, cela risque davantage de relever du vœu pieux. Et l’on est là sur un chemin où de la candeur à la complaisance, il n’y a qu’un pas. Un pas récemment franchi lors de la « conférence de consensus », quand des détenus ont été élevés à la dignité d’« experts » consultés par le comité ad hoc pour savoir que substituer à l’odieuse peine de prison. Rien ne vaut, en effet, en criminologie comme ailleurs, l’expérience vécue de l’intérieur.

« Rééducative », « curative » et « reconstructive », la bonne peine humaniste se veut en outre, on l’a vu, « restauratrice » – et aussi, dans les expectations les plus iréniques de l’angélisme, « réconciliatrice ». Dans le lexique de l’angélisme, cela se nomme « médiation », et consisterait en l’extension au domaine pénal de la procédure civile de conciliation pour de bénins litiges, ce à quoi s’employaient jadis les juges de paix et maintenant les juges de proximité. Sous la houlette d’un médiateur ayant fonction d’arbitre, la médiation permettrait essentiellement à un petit délinquant d’échapper à toute poursuite judiciaire pour peu qu’il se reconnaisse quelques torts et accepte l’éventualité de réparation ou de dédommagement à ses victimes. Mais elle impliquerait aussi que celles-ci consentent à ne pas vouloir faire punir leur agresseur, se sentent responsables de sa rédemption et donc disposées à lui pardonner – sous peine (!) d’être culpabilisées à leur tour, accusées de vouloir se venger et de faire obstacle au retour à l’harmonie sociale. Dans cette perspective d’arrangement à l’amiable, ou d’« accommodement raisonnable » comme on dit au Canada, inspiré des procédures de conciliation entre candidats au divorce ou d’arbitrage entre gens du business, le coupable et l’innocent seraient tels deux protagonistes mis en égalité, invités à mieux se comprendre dans le cadre convivial de « cercles de soutien » pour s’y consentir des concessions mutuelles en vue d’un accord. Contribuant à banaliser les formes mineures de transgression violente du droit des gens par leur dépénalisation, la réconciliation visée ne peut donc survenir qu’au bénéfice de celui qui a volé, squatté, escroqué, racketté, brutalisé ou calomnié, et au détriment de qui en a pâti, privé qu’il est de la compensation morale de faire sanctionner son agresseur par la loi et insidieusement suspecté d’avoir eu lui aussi peut-être quelques torts dans l’affaire (l’idée de médiation ne suggère-t-elle pas que lesdits torts sont partagés ?). Un peu comme lorsque dans certains pays ou milieux imprégnés de machisme réactionnaire, une femme violée se voit reprocher de l’avoir un peu cherché par sa prétendue imprudence en se promenant seule le soir ou sa provocation en s’habillant trop légèrement.

Mais en attendant d’assister à ces hypothétiques scènes de liesse réconciliatrices entre victimes (agressés) et victimes (agresseurs), la mouvance angéliste a, sous la férule de la madone des prisons qu’est Mme Taubira, accouché d’une miraculeuse mesure judiciaire d’application immédiate censée prévenir la récidive des petits délinquants tout en leur épargnant l’horreur carcérale réputée contre-productive et commençant donc à vider les prisons : la probation, expressément conçue pour ne pas être sévère puisque selon la garde des Sceaux « la sévérité ne réduit pas la récidive ». L’idée directrice n’est pas seulement d’achever de consacrer la réinsertion sociale du condamné en objectif exclusif de la sanction judiciaire, mais d’y parvenir en évacuant totalement la peine privative de liberté, qui, depuis la réforme pénale de 19457, trouvait là sa raison d’être ultime. Nous voici donc en présence d’un chef-d’oeuvre d’ingénierie sociale importé de pays plus « évolués » que la France dans la voie abolitionniste, qui répond au mot d’ordre moderne de l’écologie pénale : on ne jette plus (en prison), on recycle (en probation). Mais aussi un chef-d’oeuvre d’hypocrisie, car elle représente une grande avancée vers l’euthanasie du punir. « Probation » : aux peines de prison inférieures à deux ou trois ans et aux détestables « stratégies de punition » qu’elles infligent aux petits délinquants sera désormais substituée une « contrainte pénale communautaire » accomplie « hors les murs », en milieu ouvert et sans « surveillance coercitive ». Après « évaluation des facteurs personnels et contextuels » (qui valent d’excuses a priori dans la logique dévoyée de l’individualisation des peines), le bénéficiaire est placé auprès de bienveillantes et chaleureuses associations pour être affecté à de petites tâches d’intérêt général, recevoir soins et formation, et être doté d’un « projet de vie », le tout étant assorti d’un « suivi », qui est sans doute la meilleure idée du lot. Le but proclamé de l’opération est que cet assaut de gentillesses amènera forcément l’impétrant à « sortir de la délinquance » et à ne pas récidiver (joliment dénommé « désistance » dans le jargon des ingénieurs du socio-judiciaire). S’il ne respecte pas ses obligations, ce n’est pas un problème : de toute façon, il ne repassera pas par une case prison qui n’existe plus. Et si néanmoins il récidive une fois remis en totale liberté, ce qui après tout a un haut degré de probabilité puisque dans les expériences étrangères invoquées en exemple probant c’est le cas de 40 à 50 % des cas ? Pas de panique non plus. Un promoteur de la probation nous rassurait en effet sur ce point dans Le Monde du 21 août 2012 : « Les rechutes ne sont pas forcément inquiétantes si elles provoquent un sursaut » chez le délinquant. Comme le reconnaissait déjà Denis Salas (cf. Le Figaro magazine du 24 juin 2005) en résumant bien l’opinion de nombre de ses collègues magistrats libérant avant terme des condamnés à de lourdes peines qui s’étaient empressés de récidiver : « Le risque zéro n’existe pas […]. La société est-elle prête à prendre ce risque ?» De toute façon les adeptes de l’angélisme ne lui demandent pas son avis, bien que le risque pris porte un nom bien connu en droit pénal : « Mise en danger de la vie d’autrui. » Les futures victimes (sacrificielles) apprécieront. Cette vue des choses leur rappellera peut être ce qu’il en était dans l’armée française de jadis, qui avait « droit » à un certain pourcentage de pertes lors de l’entraînement de ses recrues.

Certes, avant que n’advienne l’heureux temps rédempteur de la probation existait déjà tout un arsenal de subterfuges permettant d’éviter de vraiment punir les « petits » délinquants : classements sans suite, dérisoires et débonnaires « rappels à la loi » évitant toute poursuite, sursis avec mise à l’épreuve, bracelet électronique, requalifications de délits en contraventions n’entraînant que des amendes, et tout simplement peines de prison ferme non exécutées. Mais c’était plus ou moins en rusant, et en principe la référence au pénal classique et au carcéral continuait de prévaloir. La nouveauté, avec la probation, c’est que très officiellement et juridiquement est acté l’enterrement de toute volonté de demander sérieusement des comptes aux « petits » délinquants et de les punir par privation de liberté. Nous voici avec elle dans l’impunité de fait, car, sans qu’on voie véritablement en quoi ladite « probation » administre la preuve de quoi que ce soit, cette peine « hors les murs » et « socialement utile » est tout sauf une vraie peine, quoi qu’en disent Louis Gallois et Étienne Pinte. Elle n’a rien de pénible ni de pénalisant. C’est tout au plus une simple mesure judiciaire, un sympathique stage de recyclage pour chauffards de la vie, une sorte de cure de sevrage et de calinothérapie ou une session de rattrapage. Pire : avec elle, on cède implicitement au chantage et au ressentiment des délinquants sur la mentalité desquels l’erreur de diagnostic est totale : si vous ne passez pas l’éponge en douceur et si l’on n’est pas gentil avec le malheureux que je suis censé être, je vous le ferai payer très cher en recommençant ! Et l’on peut penser qu’ainsi prévenus d’avance de cette mansuétude et que rien de bien ennuyeux ne peut leur arriver, les primo-délinquants n’en seront que davantage incités à passer à l’acte : probation, pousse-au-crime…

L’« État-providence pénal » (Denis Salas, 2005) qui est en voie de prendre totalement corps en évinçant un prétendu « État pénal » vilipendé par l’angélisme ne réserve pas ses faveurs à la seule petite délinquance – qui de toute façon n’est pas si « petite » que ça pour ses victimes, plus volontiers de petites gens qui s’en retrouvent traumatisés et dépouillés d’une partie appréciable du peu dont ils disposent (mais nos bonnes âmes « humanistes » s’en moquent éperdument). Dans le cadre de l’opération « Crimes sans châtiments », il les étend à la grande délinquance et aux condamnés à de longues peines elles aussi vouées à disparaître du paysage judiciaire rédempteur. Peu importe qu’il relève de la petite ou de la grande criminalité, compte avant tout que dorénavant « la société change son regard sur le délinquant, qu’elle accepte qu’il ait changé » sans que l’on sache comment vraiment s’en assurer. Si, dans un sursaut de réalisme et de simulacre de sévérité, l’angélisme consent à ce que pour les cas les plus graves subsistent encore des prisons, c’est seulement à titre d’« ultime recours » comme le prévoyait la loi pénitentiaire de 2007 (présidence Sarkozy !). Donc en emprisonnant le moins possible. Et en faisant sortir de prison le plus vite possible – grâce aux aménagements et aux remises de peine, et singulièrement par le biais de la juridictionnalisation de l’exécution des peines (lois des 15 juin 2000 et 9 mars 2004), qui confie aux magistrats en charge de cette procédure de décider discrètement entre eux de la mise des détenus en semi-liberté ou en liberté conditionnelle dès la mi-peine accomplie ; une tâche qui sera désormais considérablement allégée avec la remise en liberté programmée pour tous aux deux tiers de la durée de détention. Entre les incarcérations raréfiées où l’on veillera aimablement à atténuer le « choc carcéral » et les élargissements accélérés, le séjour en prison sera « humanisé ». Pendant leur assignation à résidence forcée et très temporaire dans ces lieux de privation de liberté salvateurs, les détenus mèneront « une vie carcérale la moins différente possible de la vie extérieure » (D. Salas, 2005). On s’attachera à alléger leur fardeau en supprimant tout risque d’ennui ou de désespérance. Les établissements pénitentiaires (quel vilain nom : à améliorer lexicalement au plus vite) se mueront en quelque sorte en centres socioculturels semi-fermés, pourvoyeurs de stages de réadaptation à la vie en liberté et, pourquoi pas, autogérés par des comités ou des syndicats de détenus. Ainsi cheminerons-nous vers la concrétisation de l’utopie émancipatrice chère à Michel Onfray souhaitant l’avènement d’« une philosophie de la prison qui procure du bonheur social pour le coupable comme pour la victime » (dans 9 m2, Actes Sud, 2007) évidemment mis à égalité. Si quelqu’un a bien saisi dans quel sens souffle ce vent « humaniste » aussi puissant en Belgique (et ailleurs en Europe) qu’en France, c’est assurément un certain Marc Dutroux. Cet assassin et tortionnaire en série n’a-t-il pas en effet fin 2012 tout bonnement demandé sa mise en liberté conditionnelle au bout de quelques années seulement d’incarcération ? Le plus significatif, en l’occurrence, n’est pas que ce geste de clémence lui ait été refusé pour cause de garantie insuffisante de non-récidive, mais que Dutroux ait pu estimer légitime de formuler cette demande, et que celle-ci ait pu être normalement prise en considération. Tous ces bienfaisants dispositifs anti-punitifs ne seront-ils pas toutefois bientôt rendus obsolètes par l’emploi massif de cette arme « humaniste » fatale qu’est la prévention ? Pas la prévention par dissuasion, naturellement, qui opère par l’exemplarité des sanctions déjà prononcées. Mais celle qui, en amont, est présumée tuer dans l’oeuf toute velléité délictuelle ou criminelle par éradication sociale du chômage, de la précarité, de la pauvreté, des perverses tentations de la consommation ostentatoire, du règne de l’argent facile, des discriminations et de l’exclusion – tenus par l’angélisme pour les seuls facteurs criminogènes concevables. À l’horizon se profile l’autre utopie angéliste : celle où, par la grâce de l’État social et éducateur, presque plus personne n’en sera réduit à transgresser la loi et le droit des autres. Celle d’une société certes sans châtiments, mais surtout sans crimes ni criminels – ces sous-produits obligés du monde bourgeois et capitaliste.

Extrait de "En finir avec l'angélisme pénal", Alain Laurent (Editions Les Belles Lettres), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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