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Policiers infirmières et pompiers : comment l’Etat en est arrivé à ne plus pouvoir payer dignement ses agents les plus essentiels
©CHRISTOPHE ARCHAMBAULT / AFP

Grogne

Rien qu'au sein du personnel hospitalier, plus de dix millions d'heures supplémentaires n'ont pas été payées l'an passé.

Jacques Bichot

Jacques Bichot

Jacques Bichot est Professeur émérite d’économie de l’Université Jean Moulin (Lyon 3), et membre honoraire du Conseil économique et social.

Ses derniers ouvrages parus sont : Le Labyrinthe aux éditions des Belles Lettres en 2015, Retraites : le dictionnaire de la réforme. L’Harmattan, 2010, Les enjeux 2012 de A à Z. L’Harmattan, 2012, et La retraite en liberté, au Cherche-midi, en janvier 2017.

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Atlantico : Dans un contexte marqué par le mouvement de la police, sur fond de mécontentement social, comment expliquer que l'Etat ne soit pas en mesure à ne plus payer dignement ses agents sur ses fonctions essentielles, de sécurité, d'éducation de santé ? Ces derniers étaient-ils "mieux" payés dans le passé ?


Jacques Bichot : Que l’Etat ne parvienne pas à payer des agents essentiels pour la sécurité nationale et l’accomplissement de fonctions régaliennes n’est pas sans précédent : les militaires gardent le souvenir cuisant des erreurs commises par le logiciel de paye « Louvois », qui tantôt versait trop, tantôt pas assez ou pas du tout. 
Dans le cas Louvois, il s’agissait de la maladresse de nos services publics quand ils doivent créer, ou faire créer, de bons logiciels. Les pouvoirs publics ne font que vanter les mérites du numérique et son absolue nécessité, mais la vérité est que beaucoup d’administrations sont très défaillantes en la matière, ne sachant ni faire, ni faire faire, un travail d’excellente qualité. Les administrations ne sont d’ailleurs pas seules à pâtir d’une mauvaise qualité des services informatiques : ainsi, à l’instant même où je rédige cette réponse, mon logiciel Office essaye de me faire écrire « nécessité » avec un « e », un programmeur ignare ayant probablement eu en tête que le « e » est automatique pour tout substantif féminin. Si le contrôle qualité de logiciels installés à un aussi grand nombre d’exemplaires est médiocre, on comprend que des bugs puissent exister dans les logiciels de l’administration. L’Education nationale et l’enseignement supérieur en ont pâti à différentes reprises, par exemple pour les inscriptions des bacheliers dans telle ou telle université.
Je n’ai aucun moyen de savoir si les incidents de paiement de différentes catégories de personnel dans les trois fonctions publiques étaient plus fréquents ou moins fréquents il y a quelques années. En revanche, il existe une constante : le carcan des lois de finance (LF) et des lois de financement de la sécurité sociale (LFSS). Tout doit être prévu à l’avance, ce qui est évidemment impossible s’agissant d’administrations qui emploient au total environ 5,6 Millions de personnes, dont 1,9 M pour l’Etat, 1,4 M pour les collectivités territoriales, et 2,1 M pour les établissements publics (dont les hôpitaux). Toute modification exige des opérations complexes effectuées à Bercy ou avenue de Ségur (pour la sécurité sociale), et les délais de traitement sont importants.
A cela, un remède pourrait et devrait être apporté pour que la France administrative gagne en efficacité : remplacer les LF et LFSS actuelles par des textes moins solennels, ne fournissant que les budgets globaux et laissant aux « corps intermédiaires » le soin d’aller dans les détails, et de réaliser en cours d’année les ajustements éventuellement nécessaires.
Par exemple, pour les établissements scolaires, l’adoption du « ticket scolaire » permettrait à chaque établissement de se gérer comme il l’entend, le proviseur et ses homologues des collèges et écoles devenant de véritables chefs d’établissement, disposant d’une grande indépendance budgétaire, avec comme contrepartie une vraie responsabilité (des comptes à rendre). Pour nos policiers, cela signifierait que le directeur général de la police nationale, et non plus un ectoplasme composé des ministres de l’intérieur et du budget et de leurs services respectifs, serait complètement en charge : à lui de faire en sorte que les heures sup soient payées dans des délais normaux. Idem, bien entendu, pour la gendarmerie.
Un complément indispensable, ou second remède, consisterait à former des gestionnaires, et non plus des « hauts fonctionnaires ». Faudrait-il pour cela supprimer l’ENA, et recruter tout bonnement des jeunes sortant de bonnes écoles de gestion, ainsi que des cadres ayant fait leurs preuves dans des entreprises ? Pourquoi pas ? La mobilité se fait actuellement presque à sens unique : de grandes entreprises « débauchent » d’anciens élèves de l’ENA pour profiter de leur connaissance du monde administratif et politique. Pourquoi l’inverse ne se produirait-il pas aussi ? 

Quelles sont les disparités de temps de travail dans la fonction publique, entre par exemple des membres de la Police qui affichent un très important stock d'heures supplémentaires, et d'autres agents qui sont dans une situation beaucoup plus favorable ? Quels sont les agents qui sont le plus sous pression ? 


Pour une partie non négligeable de la fonction publique, la notion d’heures de travail n’a pas grand sens. Allez parler d’heures de travail à l’un de nos officiers, sous-officiers ou soldats en service au Mali : ce serait psychédélique ! Quant aux enseignants, ils sont libres de préparer leurs cours et de corriger les copies quand bon leur semble. Il me semble que pour une partie des forces de l’ordre, une souplesse non pas identique, mais analogue, mutatis mutandis, serait souhaitable. Il y a des jours où il faut donner un formidable ou sérieux coup de collier, et d’autres où il est possible de lever le pied. Sortons d’une comptabilité horaire qui ne correspond pas aux réalités du terrain : une demi-journée de face à face avec des émeutiers vaut largement une journée complète de travail administratif à deux pas de la machine à café. La notion d’heure sup est passablement ringarde dans bien des métiers.
Par ailleurs, il faudrait améliorer la gestion du temps de nos fonctionnaires, y compris les policiers. Les procédures administratives imposées à la PJ atteignent des niveaux qui nuisent fortement à l’efficacité de ses membres, à celle du parquet, et à celle des magistrats. Nos tribunaux pourraient être mieux organisés ; le temps des juges, des procureurs et substituts, des greffiers, des policiers et gendarmes, pourrait être économisé, ainsi d’ailleurs que celui des avocats, dont le gaspillage augmente inévitablement le coût de la justice pour les justiciables. Quand un policier doit rester à surveiller un prévenu qui « poirote » en attendant que vienne son tour dans une audience surchargée, il travaille, certes, mais c’est largement du travail gaspillé. 
Remarquons enfin que la « pression » est, dans une certaine mesure, le résultat d’une mauvaise organisation. Les services dits d’urgences, à l’hôpital, sont typiques de cela : perpétuellement engorgés par de nombreuses personnes dont le cas relève d’une simple infirmerie, ils sont anxiogènes aussi bien pour les soignants, souvent apostrophés, et parfois même agressés, par des patients ou leurs accompagnateurs, que pour les personnes blessées ou malades. On parle certes de mettre en place des structures plus modestes, moins centralisées, qui pourraient accueillir une forte proportion des cas dans de moins mauvaises conditions, mais le passage à l’acte n’est guère rapide !

Quelle est la responsabilité de l'Etat dans cette gestion des agents publics s'illustrant par exemple par le déséquilibre entre personnel soignant et personnel administratif dans la fonction publique hospitalière ? 


La fonction publique hospitalière comporte un mélange étonnant de personnes toujours sur la brèche, ne comptant pas leurs heures, et de tire-au-flanc. Il y a d’un côté les pauses cigarettes qui se prolongent indûment, et de l’autre des internes qui assument une nuit entière des responsabilités écrasantes, presque gratuitement. Si l’on voulait développer chez les futurs praticiens et les futurs responsables d’un cabinet médical une volonté de compensation, notamment pécuniaire, à ce bizutage infernal et prolongé, on trouverait difficilement une meilleure technique.
Pour les policiers, CRS et gendarmes affectés à des tâches difficiles, dans certaines banlieues ou lors de certaines manifestations, il se produit un phénomène du même genre : leur exposition et leur implication sont très fortes, et la reconnaissance qu’ils en retirent n’est pas à la hauteur du stress enduré. L’administration compte des heures de « travail », mais elle ne mesure pas l’intensité de l’antagonisme et du danger, n’étant pas outillée pour ce faire. Ceux qui font des « heures sup » sur le terrain sont de ce fait traités presque comme s’ils avaient été assis tranquillement sur une chaise en train de dactylographier un dossier relatif à une broutille.
Aide-soignant ou policier « de base », l’agent de terrain mérite souvent une reconnaissance spécifique, parce qu’il est soumis à des risques et à des émotions fortes. Il est probable que le statut de fonctionnaire se prête mal à la reconnaissance de ces conditions de travail particulières. L’administration raisonne et agit trop exclusivement en fonction des diplômes obtenus et des concours réussis. Or telle personne qui est perdue face à une feuille blanche peut se comporter de manière remarquable avec un malade grincheux ou neurasthénique, ou avec un excité prêt à balancer des pavés sur les voitures. Ce sont ces qualités comportementales qu’il faudrait détecter et récompenser. 
Il faudrait de même repérer la qualité de jugement dans les situations délicates. Dans une manif, le bon sens des petits gradés peut éviter que le mouvement dégénère, et leur sottise peut provoquer un drame. J’ai visionné une vidéo de la manif sur les Champs Elysées le samedi 15 décembre : fort heureusement, à cet endroit des Champs, les manifestants étaient « bon enfant », et n’ont pas réagi violement aux tirs de flashballs parfaitement inutiles auxquels des policiers visiblement mal commandés les ont soumis avec insistance. Mais cela aurait pu mal tourner. Le jour où les qualités et défauts qui se révèlent dans ces occasions auront plus d’impact sur les carrières que l’habileté à se diriger dans les méandres des procédures administratives relatives à l’avancement, l’efficacité des services s’améliorera tellement que, pour une fois, l’intendance suivra, car la fonction publique fera du meilleur travail pour moins cher.

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