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Policiers en colère : ces autres besoins dont l’Etat devrait se préoccuper pour dissiper le profond malaise des forces de l’ordre
©BERTRAND GUAY / AFP

Bien plus que de l’argent

La crise des Gilets jaunes n’est pas encore terminée mais le ministère de l’Intérieur doit éteindre un nouvel incendie : une fronde des policiers qui réclament « un retour sur investissement » après leur mobilisation en masse sur les manifestations.

Guillaume Jeanson

Guillaume Jeanson

Maître Guillaume Jeanson est avocat au Barreau de Paris. 

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Atlantico: Au-delà d'une rémunération insuffisante (et non assumée, au regard des heures supplémentaires non payées), quelles sont les carences de l'État en matière de reconnaissance des forces de l'ordre ? A ce titre, que dit le discours des autorités - de ce gouvernement et des précédents - de la reconnaissance des forces de l'ordre ?

Guillaume Jeanson: De même que, dit-on, il n’existe pas d’amour mais uniquement des preuves d’amour, il n’existe probablement pas ici de reconnaissance mais uniquement des preuves de reconnaissances. Ce qui signifie que les gouvernants ne peuvent pas espérer combler ce besoin de reconnaissance simplement en vantant en public les admirables qualités de nos forces de l’ordre. Il faut que les actes suivent, c’est-à-dire qu’il faudrait que les gouvernements soutiennent effectivement les policiers et les gendarmes dans leur vocation première, qui est de lutter contre la délinquance. Ce n’est pas qu’une question de moyens en l’occurrence, c’est aussi une question de consignes et d’attitude. Les forces de l’ordre n’en peuvent plus d’arrêter toujours les mêmes individus « bien connus des services de police » que la justice répugne ou ne parvient que difficilement à enfermer, parce que les prisons sont pleines à craquer ou bien parce que certains magistrats -minoritaires heureusement- estiment que les criminels sont des victimes d’un certain ordre bourgeois. Ils n’en peuvent plus de constater que le pouvoir politique parait se soucier bien plus de la vie des délinquants que de la leur, et qu’un policier mort les inquiète bien moins qu’un « Théo » qui se répand dans les médias. Ils n’en peuvent plus de se voir enjoindre par leur hiérarchie de « ne pas provoquer » dans certains quartiers, c’est-à-dire d’abandonner le terrain (et ses habitants) aux voyous.

Dans « La peur a changé de camp », Frédéric Ploquin écrit : « A l’arrivée, ce récit lancinant qui remonte de tous les commissariats confrontés aux multirécidivistes. Où l’on comprend qu’il faudrait commettre pas moins d’une quinzaine de vols à l’arraché (connus) avant d’être condamné. Où un charbonneur (celui qui transporte les barrettes de shit vers le point de vente) revient en moyenne deux jours après son interpellation sur son lieu de travail, dans un milieu où l’on craint moins la police que le dealer, susceptible de vous couper un doigt à la première incartade. Où le patron du trafic gère son commerce depuis la prison du coin, ne manquant ni de quoi fumer ni de moyens de communication et ne pleurant même pas sa console de jeux. Une petite musique dont on se dit qu’elle est exagérée, avant de la capter de Dunkerque à Cannes, au point que l’on finit par la connaitre par cœur et par admettre qu’il y a pire que l’absence de moyens : le sentiment d’inutilité. » Policiers et gendarmes se sentiront « reconnus » lorsqu’ils n’auront plus ce sentiment d’inutilité, lorsque les politiques leur permettront de faire pleinement ce qu’ils considèrent, à juste titre, comme leur métier. De ce point de vue-là, le gouvernement actuel ne parait malheureusement pas différent des précédents. On vante l’action des forces de l’ordre, on parle de « rétablir l’ordre républicain », mais on continue à donner discrètement les mêmes consignes : ne pas « provoquer » les « quartiers sensibles ». Et on renonce à construire les places de prison supplémentaires dont la France aurait tant besoin et dont le manque engorge toute la chaine pénale. Cette situation est un secret de polichinelle et a sans doute contribué à l’exaspération des gilets jaunes, qui ont l’impression – pas entièrement infondée - que l’Etat se montre aussi impitoyable avec les infractions routières qu’il est laxiste envers une certaine criminalité. 

La crise actuelle est-elle aussi un problème d'accompagnement des forces de l'ordre, face à la violence ? S'agit-il aussi d'un problème de formation face à cette violence ?

Lors de l’attaque de policiers à Viry-Châtillon (pour mémoire, deux voitures de police stationnées pour protéger une caméra de vidéosurveillance -elle-même gênant un lieu de trafic de stupéfiants-brûlées par des cocktail molotov et deux policiers très gravement blessés, car les agresseurs avaient tenus les portes pour les empêcher de sortir de leurs véhicules en feu…) dont la violence et la détermination en 2016 avaient jeté une lumière crue sur la détérioration terrifiante de la situation sur le terrain des zones de non-droit pour les policiers, le sociologue Sébastian Roché, n’avait pas hésité à dire que ce n’était pas un « dérapage », mais bien une « violence ciblée ». La question absurde qu’on avait alors envie de poser était celle de savoir comment fallait-il protéger les policiers chargés de protéger les caméras chargées elles-mêmes de nous protéger ? Qui devrait accompagner ceux chargés de servir de rempart à la violence urbaine ? En réalité, la crise actuelle renvoie hélas à une problématique bien connue : A force d’accepter au gré des renoncements la fixation d’unités CRS en des lieux tels que Calais ou Notre Dame des Landes, à force de déployer en urgence et en grand nombre des unités pour traquer les terroristes tels qu’à Strasbourg la semaine dernière ou pour gérer les manifestations débordantes des gilets jaunes, on se retrouve contraint d’envoyer en première ligne, sur des théâtres urbains sensibles, des personnes parfois inexpérimentées et sous-équipées au péril même de leurs vies. A chaque drame, on croit que le message est passé. Mais l’attentisme semble l’emporter, ou en tout cas ce qui pour beaucoup est perçu comme tel, tant le volontarisme politique fait défaut ou manque encore cruellement d’ambition. A mesure que la situation se dégrade, le phénomène s’amplifie et les zones de non-droit s’étendent.

Est-il normal que des postiers, des pompiers ou des médecins fassent l’objet d’agressions régulières dans ces zones ? Pour quelles raisons -autres que celle de témoigner de zestes de subsistance de l’Etat- mériteraient-ils de telles violences ? Ils incarnent en effet aux yeux de ceux, désireux le plus souvent de voir leurs trafics prospérer, une émanation gênante d’un Etat dont est nié de plus en plus ouvertement l’autorité. Dans ces circonstances, ce n’est pas d’un accompagnement ou d’une nouvelle formation qu’il faut. Ce qu’il faut, c’est dérouler une vraie stratégie de reconquête territoriale de ces zones, avec un redéploiement constant de forces de police et de gendarmerie, s’appuyant sur de vrais relais locaux. Ce n’est pas en envoyant sporadiquement quelques jeunes recrues inexpérimentées et sous-équipées qu’on changera la donne. Les grandes lignes assez floues de la police de sécurité du quotidien dessinée par Gérard Collomb semblaient, du moins sur le papier, pouvoir offrir des perspectives intéressantes. Mais sans effort concret et conséquent de la part des autorités, l’échec de ce dispositif sera assuré.

Du point de vue pénal, les forces de l'ordre dénoncent aussi l'inutilité de leur action : ils sont excédés par la manière dont la justice traite les dossiers et finalement, ont l'impression de travailler pour un résultat nul. Quelle est la responsabilité de l'État, dans ce domaine ?

J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer en réponse à votre première question ce sentiment terrible d’inutilité qui les ronge. Ce qui est sûr c’est que le découragement chez de nombreux policiers est réel. Maggy Biskupski, l’ancienne Présidente de l’association « mobilisation des policiers en colère », qui s’est suicidée tragiquement le mois dernier avec son arme de service, le disait déjà vertement : «On interpelle toujours les mêmes délinquants. Parfois on les recroise dès le lendemain!». Elle évoquait également le «sentiment d'impunité» d'individus souvent mineurs et pointait du doigt «la politique du chiffre» contraignant les policiers à atteindre un quota mensuel d'interpellations. Son regard en disait enfin assez long sur l’incompréhension de nombreux français à l’endroit de leur police, souvent choqués par l’impression désagréable d’un deux poids deux mesures: «On a l'impression d'emmerder le citoyen lambda qui s'est mal garé plutôt que les vrais délinquants». C’est sans doute aussi ce qui explique en partie le double mouvement en France entre soutien et exaspération de la population à l’endroit de ses forces de l’ordre. Le zèle qui conduit à profiter de la vidéoprotection de la préfecture pour traquer les moindres vétilles des automobilistes et délivrer des PV à grande échelle alors qu’à proximité sont laissées sciemment en paix des zones ou prospère la délinquance la plus organisée en révolte plus d’un.

Et ce dernier phénomène est d’ailleurs parfaitement décrit par Frédéric Ploquin dans son livre : « Tout le monde a eu tellement peur d’une subite bascule que les comportements ont changé. Depuis, les chefs de service ne veulent surtout pas de bordel dans leur commune. Le mot d’ordre, c’est de ne pas approcher certains quartiers pour éviter que ça ne s’enflamme. Avant 2005, quand on était en difficulté sur un secteur, on revenait sur place à vingt. Depuis on a tendance à s’abstenir. » Une prudence que vivent mal les policiers. Pour eux cette faiblesse est synonyme de de reflux de la puissance de l’Etat. » Parmi les raisons ayant conduit à cette dégradation, le journaliste décrit une peur terrible. Mais une peur de nature « administrative » : « Beaucoup dans les rangs mettent ce recul sur le compte d’une suspicion qui pèserait sur eux. Le monde à l’envers, en quelque sorte, puisque l’on craindrait plus leur comportement que celui des… délinquants. Comme si la peur avait fait tâche d’huile. Pas la peur physique de prendre de mauvais coups mais la crainte de voir un flic employer la force, avec le risque de blesser ou de tuer, ce qui mettrait le quartier concerné à feu et à sang, le fonctionnaire fautif en prenant par ailleurs « plein la gueule » sur les plans administratifs, judiciaire et médiatique. »

On l’aura compris, la responsabilité de l’Etat pointe ici. Dans la gestion des hommes, de l’administration, on retrouve ce même mot d’ordre entre la police, la pénitentiaire et le politique : pas de vague. Alors, au gré de petits renoncements, on achète la paix sociale. On s’autocensure, on laisse faire, on s’interdit d’intervenir. Ce qu’on croit gagner à très court terme, on le perd dramatiquement et pour longtemps à long terme, car c’est l’autorité de l’Etat tout entière qui s’effrite. La responsabilité de l’Etat pointe également quand on sait qu’avec le manque de places de prisons créées ces trente dernières années pour suivre la démographie et l’évolution de la délinquance, de nombreuses peines sont tardivement exécutées (parfois un an après leur prononcé…). Ce n’est donc souvent pas tant les juges qui rendent des décisions qui posent question. C’est l’incapacité matérielle qu’il y a souvent à les faire exécuter rapidement. Car le manque cruel de places de prison (14.770 détenus en surnombre d’après les derniers chiffres de l’administration pénitentiaire auxquels il faut ajouter le stock approximatif des 100.000 peines de prison en attente d’exécution) est ce qui retarde d’autant le signal d’arrêt qui peut être clairement adressé devant des comportements préjudiciables qui deviennent alors difficiles à endiguer et surtout à dissuader.

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