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Plaintes contre les profs : ce que la judiciariation de la société française dénoncée par Jean-Michel Blanquer doit aux élites
©wikipédia

Pompiers pyromanes

Un enseignant d'Eaubonne s'est donné la mort après avoir été accusé d'avoir violenté un de ses élèves. Le ministre de l'Education a dénoncé une judiciarisation de l'école.

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

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Atlantico: Ne faut-il pas considérer que ce phénomène de judiciarisation est un phénomène général de société  qu'entretiennent les politiques depuis des années ?

Bertrand Vergely: Un enseignant qui a affaire à un élève surexcité le prend par le bras pour le ramener au calme. L’enfant se plaint auprès de sa mère d’avoir été « violenté ». Celle-ci porte plainte à la police et accuse l’enseignant de « violence aggravée sur mineur ». L’enseignant convoqué par l’inspection Académique fait l’objet d’une réprimande. Bouleversé par ce qu’il considère comme une injustice, il se suicide.

On a affaire là à un phénomène d’escalade et de surenchère dans la victimisation. L’enfant qui a été pris par le bras par l’enseignant n’est plus un élève surexcité. C’est une victime. L’enseignant qui est réprimandé pour avoir pris le bras  de cet élève surexcité et qui se suicide  n’est plus un enseignant.  C’est un martyr. 

Les politiques sont-ils responsables de cette situation ?  Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation Nationale et donc politique, s’est élevé contre la judiciarisation de l’incident qui a conduit au suicide de l’enseignant. Signe que des politiques, et non des moindres, sont conscients du problème. Néanmoins, il est vrai que le politique est responsable la judiciarisation de la société.

Cela remonte loin. Depuis un demi-siècle déjà, nous vivons dans un monde dominé par l’idée que « tout est politique ». Résultat : nous vivons dans un climat d’hypercritique où tout a tendance à devenir une affaire d’État. Dans ce climat, on attend tout de l’État comme on attend tout des politiques  lesquels en retour se croient obligés d’intervenir à propos de tout afin de combler cette attente.  Tocqueville dans La démocratie en Amérique termine sa réflexion en dressant un portrait de la menace qu’il sent peser sur la démocratie : une foule d’assistés qui attendent d’être pris en charge. Un État qui fait tout pour les assister et les prendre en charge.

Pourquoi regardez vous les bêtises que l’on voit à la télévision ? Parce que c’est ce qu’on nous donne à voir, disent les spectateurs. Pourquoi montrez vous tant bêtises à la télévision ? Parce que c’est ce que les gens demandent, disent les responsables des programmes  télévisuels. En politique, on a affaire au même mécanisme.  Pourquoi faites vous de la société une société d’assistés ? Parce que c’est ce que les gens demandent, dit l’État. Pourquoi êtes vous des assistés ? Parce que c’est ce que c’est l’État qui le veut, répondent les assistés.

Pourquoi politisez-vous et judiciarisez-vous  vous tout ? Parce que c’est ce que les gens demandent, disent les politiques. Parce que c’est les politiques qui poussent à cela, disent les citoyens.

Surenchère dans la victimisation. Surenchère dans la politisation. Surenchère dans la démocratie. Nous vivons aujourd’hui une explosion de la judiciarisation parce que nous vivons une explosion démocratique. En 2017, une enseignante, Barbara Lefèbvre, a publié un ouvrage au titre révélateur : Génération « J’ai le droit ». Les droits de l’ Homme ont été inventé pour éviter les abus. Aujourd’hui, ils sont utilisés afin d’abuser.

Nous vivons aujourd’hui la fin d’une certaine   démocratie. La démocratie est en train de tuer la démocratie. La démocratie telle qu’elle est pratiquée est en train de mettre fin à la démocratie telle qu’elle a été vécue. Le rêve démocratique est en train d’être remplacé par le cauchemar démocratique.

Il est beau de donner des droits aux individus. Encore convient-il de leur donner le sens des devoirs et des obligations qui vont avec. La démocratie a donné des droits. Elle a oublié d’enseigner les devoirs et la morale. Résultat, en lieu et place d’une société de citoyens responsables on a affaire à une masse mécontente revendiquant de plus en plus de droits en se proclamant lésés dès que leurs revendications ne sont pas satisfaites. Afin de le calmer, un professeur  ose toucher l’enfant surexcité d’une mère de famille ? Celle-ci porte plainte pour violence aggravée sur mineur. Les droits de l’homme ont été bafoués. Il s’agit là d’une atteinte à la dignité humaine. L’Europe qui a interdit la fessée assimilée à une torture est passée par là. Un caricaturiste l’a bien copris.   Il y a vingt ans, un élève revient chez lui avec une mauvaise note. Réaction des parents : furieux, ils lancent à l’enfant « Qu’est-ce que c’est que cette note ? ».  Aujourd’hui, un élève revient chez lui avec une mauvaise note. Réaction des parents : furieux, ils vont voir l’instituteur et lui lancent : « Qu’est-ce que c’est que cette note ? »

En d’autres temps, l’enseignant qui a pris le bras de l’élève pour le calmer aurait été félicité pour sa fermeté pédagogique et la mère de famille aurait été priée de remballer sa vindicte envers l’enseignant. Aujourd’hui,  l’enseignant est traité de tortionnaire nazi et la mère de famille qui a traîné l’enseignant en justice devient l’icône  de la République peinte par Delacroix, poitrine nue pour défendre l’opprimé. 

Platon nous a mis en garde.  Quand on n’est plus dans la pensée, on tombe dans l’opinion. Quand on tombe dans l’opinion,  la mauvaise pensée tient lieu de pensée.

Que ce soient les enseignants ou les policiers, ou encore les militaires, les figures d'autorité naturelle de la société semblent vivre désormais dans la peur. En quoi cette "judiciarisation" des rapports sociaux peut-elle être mise en lien avec une crise de l'autorité ?

Qu’est-ce qui fait que l‘on a de l’autorité ? Le fait qu’on en a et que l’on se moque pas mal que cela plaise ou non. Comme le dit Pascal, le fondement de l’autorité est mystique, comme la loi, comme la force, comme l’amour et comme la liberté. La force est forte parce qu’elle est forte. On est libre parce qu’on l’est. On amie parce qu’on aime. La règle est la règle parce qu’elle est la règle.

Il y a une crise de l’autorité aujourd’hui. Pourquoi ? Parce qu’on ne sait plus en avoir. Parce qu’on n’ose plus en avoir. On veut plaire. On veut être aimé. D’où la judiciarisation. D’où vient-elle ? Du besoin d’être aimé et de plaire. C’est elle qui veille à ce que le pouvoir soit plaisant et qu’il fasse preuve d’amour. Un élève est surexcité et pour le calmer un prof le prend par le bras. Le professeur aurait dû reprendre l’élève avec amour. Il ne l’a pas fait. Il est cruel. Il mérite d’être puni par sa hiérarchie. Des gilets jaunes manifestent et certains d’entre eux se livrent à des violences ? La riposte des policiers doit être proportionnée. La société qui est devenue hédoniste réclame que l’autorité le soit également. D’où le lien entre judiciarisation et crise de l’autorité.

L’autorité est une autorité parce qu’elle est une autorité. Reprochons à l’autorité d’être une autorité en l’accusant d’être autoritaire. Il n’y a plus d’autorité. Celle-ci vole en éclats. Vient alors une autre autorité qui n’est plus l’autorité mais l’autoritarisme, celui-ci résidant dans la tyrannie des rebelles à l’autorité qui ne supportent aucune contestation. C’est ce que nous vivons actuellement. Qui critique le pous le pouvoir. Celui qui le veut ? Qui critique le plus l’autorité ? Le tyran qui veut la remplacer. Nous vivons la fin de l’autorité mais pas de l’autoritarisme,. Au contraire. À travers les minorités hystériques et hurlantes qui dominent la scène médiatique, nous assistons à son explosion. Nietzsche l’avait bien vu. Le monde, disait-il est dominé par les faibles qui accusent le fort d’être fort au nom de l’amour et de l’humain. Nous y sommes. « Nous nous sommes donnés un prince afin d’éviter d’avoir un tyran » disait Pline à Trajan. Faute d’avoir ce prince qu’est l’autorité nous avons ce tyran qu’est le mouvement antiautoritaire avec son autoritarisme.

Comment comprendre la brutalité des rapports entre individus, qui tendent vite au lynchage aujourd'hui quand ces rapports ne sont pas judiciarisés?

Par définition, l’autorité est chargée de surveiller la société. Aujourd’hui, du fait de l’explosion démocratique des droits, de l’opinion et de l’image, c’est la société qui surveille l’autorité. Forcément, les figures  qui incarnent l’autorité ont peur.

Alain appelait de ses vœux une société de contre-pouvoirs afin d’éviter ses abus, le pouvoir conduisant, selon lui, nécessairement à l’abus de pouvoir. Il célébrait à ce titre « le citoyen contre les pouvoirs ». Aujourd’hui, son vœu s’est réalisé.

Le pouvoir n’appartient plus au pouvoir ni à l’autorité, mais aux contre-pouvoirs. La preuve : la terreur du pouvoir politique face aux medias et des medias et des politiques  face aux réseaux sociaux. C’est désormais la foule avec  sa colère et  sa haine qui règle la démocratie.

À l’occasion des gilets jaunes, on a pu s’en rendre compte. Discours d’Emmanuel Macron. Première phrase à propos des gilets jaunes : « On les comprend ». Discours d’Edouard Philippe à propos des violences suite aux manifestations des gilets jaunes : « Nous protégeons le droits de manifester ». Avant tout, faire plaisir à la foule, au gros animal toujours prompt à grogner, comme le dit Platon. Lui dire qu’on la comprend, qu’on l’aime, qu’on va tout faire pour la protéger. On a là le résultat de la revendication lancinante qui ne cesse de réclamer « plus de démocratie ».

Le mouvement démocratique appelle démocratie le fait de pouvoir exister en criant haut et fort ce qu’on a sur le cœur. Avec  la foule qui surveille toute la société on y est. On voulait que la foule en colère puisse exister. C’est désormais le cas. Elle existe et démontre constamment son existence. Il y avait jusqu’à présent l’autorité pour contenir la colère. C’est désormais la colère qui contient l’autorité en la paralysant.

Paradoxe dans cette explosion démocratique : la démocratie  finit par se prendre à son propre jeu. Les réseaux sociaux aiment bien pouvoir faire peur au pouvoir et à la politique. Interpeller l’autorité. Lui signifier qu’on n’a pas peur d’elle. Exhiber sa désobéissance. Quelle jouissance ! Cela grise. Sauf que cela a un coût.

Quand le pouvoir est à tout le onde et à personne parce qu’il n’y a plus d’autorité capable de contenir ce pouvoir protéiforme, tout le monde se met à surveiller tout le ponde en devenant l’ennemi de tout le monde. Témoin la haine des gilets jaunes entre eux et les menaces de mort lancées contre un gilet jaune quand celui-ci déclare qu’il est prêt à parler avec une figure de l’autorité ou bien encore à se présenter à des élections. Même chose sur les réseaux sociaux où Ceux qui s’y expriment risquent à tout moment d’être lapidés par les réseaux sociaux eux-mêmes, au nom de la démocratie et du démocratiquement correct. Si bien qu’à ce jeu là,   tout le monde finit par avoir peur de tout le monde avec, au final, ce paradoxe : la société finit par avoir peur de la société en se prenant elle-même en horreur. 

Quand la Révolution Française s’est développée, pour se protéger, elle a institué la terreur. Il s’agissait alors de préserver la République contre un éventuel retour à la monarchie et à l’Ancien Régime. Dans ce climat, note Hegel, tout le ponde était suspect. Tout le monde surveillait tout le monde en n’hésitant pas à dénoncer. À l’image du pouvoir qui avait peur de la monarchie, la société avait peur de la société, tout citoyen étant un opposant potentiel à la République.   Depuis la Révolution, cette peur ne nous a pas quitté. La démocratie se vit en permanence comme menacée par les ennemis de la démocratie. Et se vivant ainsi comme menacée, au nom de la démocratie elle ne cesse de terroriser la démocratie et la société.

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