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Emmanuel Macron prononce un discours lors d'une conférence de presse tenue au Pavillon Cambon Capucines à Paris le 12 juin 2024.
Emmanuel Macron prononce un discours lors d'une conférence de presse tenue au Pavillon Cambon Capucines à Paris le 12 juin 2024.
©STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

Risque bien réel

Le président de la République avait le choix entre la cohabitation (avec le RN) et la succession (par le RN), il a choisi la cohabitation et pourrait bien avoir la succession et pas en 2027… mais maintenant

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Gabriel Robin

Gabriel Robin

Gabriel Robin est journaliste et essayiste ("Le Non Du Peuple", éditions du Cerf 2019).

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Arnaud Benedetti

Arnaud Benedetti

Arnaud Benedetti est Professeur associé à Sorbonne-université et à l’HEIP et rédacteur en chef de la Revue politique et parlementaire. Son dernier ouvrage, "Comment sont morts les politiques ? Le grand malaise du pouvoir", est publié aux éditions du Cerf (4 Novembre 2021).   

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Frédéric Rouvillois

Frédéric Rouvillois

Frédéric Rouvillois est Professeur de droit public à l’université de Paris. Il est à l'origine de la Fondation du Pont-Neuf. Dernier livre paru : Liquidation, Emmanuel Macron et le Saint-Simonisme, Cerf, sept. 2020.

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Atlantico : La dissolution de l’Assemblée nationale et les élections législatives risquent de déboucher sur une cohabitation entre le Rassemblement national et le chef de l’État. Si le RN a une majorité relative à l’Assemblée et provoque une crise de régime par la grève du gouvernement, le piège politique pourrait-il se refermer sur Emmanuel Macron ? La cohabitation RN-Macron sera-t-elle similaire aux précédentes cohabitations ? En quoi les cohabitations ne sont-elles pas forcément un aller-simple pour la victoire (pour le RN) ?

Arnaud Benedetti : La cohabitation n’est pas une chose en soi. La constitution ne l’empêche pas mais c’est la politique qui la fait advenir. Le quinquennat et l’inversion du calendrier, co-production de Jacques Chirac et de Lionel Jospin, devaient de facto en limiter la possibilité mais c’était sans compter avec la pointe de l’histoire qui en a fait resurgir le spectre. Il faut aussi se souvenir que longtemps elle n’a pas été pensée comme une chose naturelle, allant de soi. Jean Foyer, Garde des sceaux du Général et l’un des inspirateurs de notre constitution, y était défavorable. En 1986, il était même allé jusqu’à conseiller à Jacques Chirac la grève du gouvernement. Raymond Barre, l’ancien Premier ministre de Valery Giscard d’Estaing, en pensait lui aussi le plus grand mal. Il n’en demeure que par trois fois le pays a été confronté à cette situation. Aucune de ces cohabitations ne se ressemblent : la toute première fut frontale, brutale, d’autant plus que les deux principaux protagonistes s’inscrivaient dans un agenda électoral. La seconde (1993/1995) entre François Mitterrand et Édouard Balladur, en généra une autre, plus inattendue, et sans répercussion constitutionnelle, entre le Premier Ministre et celui qui en avait suggéré la nomination, Jacques Chirac, tous deux entrant progressivement en concurrence dans la perspective de l’élection présidentielle de 1995. La troisième vit Jacques Chirac se confronter cette fois-ci, à front renversé de ce que lui-même avait connu en 1986, à un Premier ministre, Lionel Jospin. Ce fut la plus longue de ces trois cohabitations, étendue sur toute une législature, et elle se déroula d’une telle manière que le gouvernement de gauche ne fut pas empêché de gouverner. Au demeurant aucun des gouvernements de cohabitation (1986, 1993, 1997) ne le fut. Tous purent légiférer, nonobstant les inévitables tensions qui ne manquèrent avec plus ou moins d’intensité d’émailler ces épisodes cohabitants. Mais l’époque a changé : le pays est parcellisé, fracturé, plus éruptif, et le champ politique, sismographe des convulsions sociales et culturelles, est tout à la fois beaucoup plus fragmenté et polarisé. Les règles du jeu constitutionnel n’échappent pas, loin s’en faut, à cette forme de déréliction. 

Frédéric Rouvillois : Rappelons, pour commencer, que la question ne se pose réellement qu’en cas de majorité absolue du Rassemblement national à l’Assemblée. S’il n’obtient qu’une majorité relative, il sera en réalité en situation de minorité et c’est d’ailleurs le cas de tout parti qui n’est pas centriste et ne peut donc pas s’allier avec d’autres formations de bords politiques différents. C’est un point important puisque, pour beaucoup de gens, la différence entre majorité absolue et majorité relative reste relativement floue dans ce contexte précis. Naturellement, quand on s’appelle Gabriel Attal, on peut gouverner en s’appuyant sur une majorité relative. Ce n’est pas un problème puisqu’il est possible d’aller chercher des alliés à droite ou à gauche selon les textes de lois que l’on cherche à faire passer. Quand on est un parti plus extrême, comme c’est le cas du Rassemblement national (mais ce serait aussi vrai pour la France Insoumise, en théorie), la situation est considérablement plus complexe.

Partons à présent sur l’hypothèse d’un Rassemblement national qui remporte effectivement la majorité absolue à l’Assemblée nationale… ce qui signifie qu’il lui faudrait gagner au moins 289 sièges. Dans ce cas de figure, il se verrait offrir Matignon par Emmanuel Macron. Peut-il refuser de prendre le pouvoir ? Bien évidemment. Sur le plan juridique, rien ne l’en empêche. Techniquement, rien n’obligerait Jordan Bardella a accepté le poste de Premier ministre, du fait notamment des difficultés qu’il pourrait rencontrer dans l’exercice de gouvernement, face à un Elysée capable de multiplier les barrages et autres obstacles. Se faisant, il faut bien le comprendre, le Rassemblement national risque de se décrédibiliser et notamment aux yeux de ses électeurs à qui il sera très difficile d’expliquer ce revirement. Je ne doute pas qu’il lui faille également lutter contre contre les assauts de l’ancienne majorité, arguant que la mission refusée parce que le RN sait pertinemment qu’il n’a pas les compétences techniques pour gouverner.  Sur le plan de la psychologie électorale, c’est une situation difficile à tenir.

Soit. On peut tout de même imaginer que, malgré tout, Jordan Bardella s’obstine et refuse effectivement de gouverner. Qu’arriverait-il dans ce cas de figure ? Emmanuel Macron serait contraint, face au piège tendu par le Rassemblement national, de nommer un autre Premier ministre à Matignon. Il s’agirait cette fois d’une personnalité n’émanant pas de la majorité absolue construite par le RN et l’on peut supposer que le président puisse s’appuyer sur une quasi-majorité composée des forces de droite ou de gauche qui ne se sont pas laissées absorber par les blocs plus radicaux.  Il faut alors espérer que le RN ne vote pas de motion de censure contre le gouvernement, sans quoi le nouveau Premier ministre n’aurait d’autre choix que de remettre sa démission à Emmanuel Macron.

Nous avons un précédent en la matière. En 1962, le gouvernement fait l’objet de la seule motion de censure jamais votée. Le chef du gouvernement d’alors, Georges Pompidou, présente sa démission au président de la République. Que fait le général de Gaulle ? Il refuse la démission du gouvernement, qui continue donc de fonctionner. Bien sûr, d’aucuns pourraient estimer qu’il s’agit d’une réponse potentiellement problématique, mais ce n’est pas là la question. Ce qui importe, c’est que le président dispose d'outils pour passer outre le piège que vous décrivez. Si le Rassemblement national s’entête et cherche activement à bouleverser le fonctionnement de nos institutions en multipliant ainsi les motions de censure, le chef de l’Etat dispose d’ailleurs théoriquement d’une arme lourde ; laquelle a d’ailleurs déjà été invoquée par le passé. Il s’agit de l’article 16 de la Constitution, qui lui permettrait de gouverner sans avoir à s’appuyer sur le gouvernement. Le général de Gaulle l’a invoqué en 1961, alors que les conditions juridique de principe n’étaient pas réunies et la tentative, par le RN, de bloquer le fonctionnement normal des pouvoirs publics rentre pourtant dedans. Dans notre hypothèse de travail, on peut penser que le chef d’Etat, s’appuyant sur un Conseil constitutionnel très hostile à la formation de Marine Le Pen et Jordan Bardella, pourrait s’en tirer. A la fin des fins, il lui serait ensuite possible de dissoudre à nouveau et j’ai peine à croire, dans ce cas de figure, que le RN bénéficie d’un score comparable après avoir été écarté du pouvoir pendant un an peu ou prou.

Dès lors, je ne suis pas sûr que le Rassemblement national puisse effectivement faire la grève du Premier ministre. Cela engendrerait certainement une crise de régime, en effet, mais il faut bien comprendre que la Vème République fait l’objet d’une crise perpétuelle depuis longtemps. Celle-ci ne serait pas nécessairement la plus grave de toutes celles que nous avons traversées.

Gabriel Robin : On ne peut pas dire que ce soit le Rassemblement National qui ait « piégé » Emmanuel Macron. Il s’est piégé tout seul en provoquant la dissolution. Toutes les conséquences éventuelles que cette dissolution pourrait avoir seront donc de sa responsabilité et de son ressort. La stratégie du RN, comme l’a encore affirmé Jordan Bardella hier, sera d’essayer d’obtenir une majorité absolue, grâce notamment à la coalition passée avec Eric Ciotti. C’est le seul moyen que ce parti a pour pouvoir gouverner correctement

La dissolution provoquée par Emmanuel Macron a déjà eu des conséquences considérables à droite puisqu’elle a provoqué la division des Républicains entre Ciotti et ses partisans, tentés par l’aventure de l’alliance avec le Rassemblement National, et une grand partie des cadres et des élus au Sénat qui l’ont refusée. Tous auront sûrement toutefois constaté la difficulté pour ce parti de survivre seul aux élections nationales avec un contingent d’élus qui se réduit drastiquement à chaque scrutin ? Le parti LR subit le même sort que le Parti socialiste en 2017 qui avait explosé entre la France Insoumise et la partie incarnée par Manuel Valls. Les nuances de droite sont en train d'exploser du fait de leurs contradictions idéologiques et de leurs divergences stratégiques. On le constate aussi dans une moindre mesure, car c’est un parti récent et sans maillage territorial, avec l’explosion de Reconquête qui oppose le canal historique zemmourien qui part seul aux législatives et Marion Maréchal et ses proches qui ont souhaité l’alliance.

Si le RN était amené à avoir une majorité relative, Jordan Bardella a affirmé qu’il n’irait pas à Matignon. Avec une majorité relative, il y aura évidemment un risque de blocage parlementaire. Soit le RN trouvera une entente avec une partie du centre droit, soit le « bloc central » saura mettre de côté ses défiances internes pour former une majorité technique à définir selon les futurs équilibres de la nouvelle assemblée.

Christophe Boutin : Rien n’oblige un parti devenu majoritaire à accepter Matignon, mais il serait cependant très difficile pour lui d’expliquer son refus à ses électeurs, sauf à leur prouver qu’incapacité par le président de la République il ne pourrait réaliser son programme. Refuser est juridiquement faisable, mais très difficile politiquement à partir du moment où on se souvient que les gouvernements de cohabitation ont pu mettre en oeuvre une partie importante de leurs objectifs.

Une partie de la réponse dépendra aussi de la majorité, relative ou absolue, dont disposerait le Rassemblement national, lui conférant des légitimités différentes et des possibilités plus ou moins grandes pour éventuellement forcer la main du Président. 

Quant à savoir si cette éventuelle cohabitation serait identique à celles que l’on a déjà connues, la réponse est qu’aucune des trois n’ont été semblables. La première cohabitation, de 86 à 88, entre François Mitterrand, et Jacques Chirac, a été sans doute la plus conflictuelle, chacun des deux pouvoirs tentant, dans cette situation nouvelle, de trouver son avantage. On sait que Jacques Chirac est sorti étrillé de cette cohabitation, qu’il a estimé qu’à cause de cela il n’avait pu obtenir la présidence de la République en 1988, ce qui va le conduire à proposer à Édouard Balladur d’être Premier ministre de François Mitterrand, en 1993. Mauvais calcul, puisqu’il aura ainsi créé un rival à l’élection présidentielle, les rapports à la fois fermes et apaisés entre Mitterrand et Balladur ayant favorisé ce dernier, mais cela n’empêchera pas Chirac de gagner en 1995. 

Se pose alors la question de la troisième dissolution, celle de 1997, particulière puisqu’il ne s’agit pas, comme dans les deux précédentes, d’une nouvelle majorité arrivant au pouvoir au terme du mandat de la précédente assemblée, mais des suites d’une dissolution volontaire. Jacques Chirac disposait d’une majorité à l’Assemblée, mais espérait avoir une majorité élargie et éviter, en l’anticipant, le résultat d’une future élection parlementaire qui s’annonçait plutôt mal. Délégitimé par cet échec, il allait être peu présent pendant presque cinq années face à Lionel Jospin, mais le fait d’être le principal dirigeant français n’allait pas faciliter la tâche de ce dernier, écarté du second tour de l’élection présidentielle de 2002 qui vit s’affronter Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen. 

Pour répondre à votre question, on serait donc plus tenté d’évoquer un risque politique pour celui qui accepte Matignon que pour le locataire retranché à l’Élysée. Reste la possibilité de blocage total pour pousser dehors ce dernier, conduisant à des élections présidentielles, mais il est impossible sur certains points touchant à la « gestion des affaires courantes » si l’on peut dire, comme l’indispensable élaboration d’un budget.

En quoi cette stratégie et ce choix de la crise de régime pourraient bénéficier politiquement et être dans l’intérêt du RN en conduisant sans doute à de nouvelles élections ? En cas de cohabitation, le RN aura-t-il toutes les latitudes pour asseoir son poids politique ? 

Christophe Boutin : Il y a des éléments que la Constitution interdit au pouvoir gouvernemental en période de cohabitation, quand bien même dispose-t-il d’une majorité absolue à l’Assemblée nationale. C’est le cas par exemple des nominations réservées au Président. Mais quant à la notion de « domaine réservé » (défense, affaires étrangères, affaires européennes), gardons-nous de le voir intangible : rien dans la Constitution ne l’évoque, et il ne résulte partiellement au moins que d’un gentlemen’s agreement entre les chefs de l’État et du gouvernement qui s’est construit par la pratique. Il est vrai, rappelons-le, que la cohabitation va à rebours de l’interprétation gaullienne des institutions selon laquelle un Président désavoué par le suffrage universel – élection d’une majorité parlementaire contraire, échec à un référendum – ne saurait rester en place.

Rappelons brièvement les textes. Le président de la République « veille au respect de la Constitution », « assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l'État », et « est le garant de l'indépendance nationale, de l'intégrité du territoire et du respect des traités » (art. 5). Il « préside le conseil des ministres » (art. 9), « promulgue les lois » et « peut demander au Parlement une nouvelle délibération » (art.12), il « signe les ordonnances et les décrets délibérés en conseil des ministres » et « nomme aux emplois civils et militaires de l'État » (art. 13). Selon article 15 il est « le chef des armées » et « préside les conseils et les comités supérieurs de la défense nationale ». L’article 16 enfin lui permet d’obtenir des pouvoirs exceptionnels… en cas de circonstances exceptionnelles. En face, le Gouvernement « détermine et conduit la politique de la nation » et « dispose de l'administration et de la force armée » (art. 20), tandis que le Premier ministre « dirige l'action du Gouvernement » et « est responsable de la défense nationale » (art. 21). 

C’est sur la base de ces textes, très généraux on le voit, et situation par situation, que se fait la délimitation des domaines d’action du chef de l’État et du chef de gouvernement. Ils ont pu évolué au cours des différentes cohabitations, mais il n’en reste pas moins que dans tous les cas de figure le chef de l’État à une capacité de nuisance non négligeable, ne serait-ce que par son droit de nomination ou par les signatures qu’il doit apposer sur certains documents.

Frédéric Rouvillois : C’est un élément très important et très intéressant de l’analyse, en effet, sur lequel j’ai eu l’occasion d’écrire récemment. La question qui se pose ici est la suivante : qu’est-ce que le Rassemblement national sera-t-il en mesure de faire, s’il obtient effectivement la majorité absolue à l’Assemblée nationale ? Hélas pour lui, pas grand-chose. Il sera nécessairement bloqué par le président de la République, qui dispose de toutes les armes nécessaires pour aller, s’il le souhaite, beaucoup plus loin dans le blocage et dans le véto que n’ont plus le faire Mitterrand en 86 ou Chirac en 97, par exemple. Nos anciens présidents se sont auto-limités volontairement parce qu’ils pensaient à l’après, à leur réélection potentielle. Emmanuel Macron, pour sa part, n’a pas besoin d’y penser et pourrait donc faire le choix de ne pas s’en remettre au choix du peuple. On peut le déplorer, bien entendu, mais ce serait aussi l’occasion pour lui d’apparaître comme le sauveur de la Vème République, qui a autant que faire se peut limiter l’action d’une extrême droite arrivée à Matignon. Compte tenu de l’ensemble des outils dont il dispose, il peut étendre le blocage beaucoup plus loin que le seul domaine réservé du président de la République.

Si le président ne signe pas les textes de loi, par exemple, il ne signe pas.  Il n’existe pas de moyen de le forcer à signer. C’est d’ailleurs ce qu’avait fait Mitterrand, rappelons-le ! Emmanuel Macron peut tout à fait immobiliser le Premier ministre et le gouvernement, s’il le souhaite, surtout dans le scénario où il dispose de l’appui du Conseil constitutionnel, comme ce serait certainement le cas face au Rassemblement national. Il faut aussi parler des autres juridictions que sont le Conseil d’Etat, les juridictions administratives de façon générale qui peuvent opérer un blocage massif et  effectif au niveau de tous les actes réglementaires – décrets, arrêtés, circulaires, décisions de refus de visa, reconduites à la frontière… pour n’en citer que quelques-uns. Notons d’ailleurs que le juge judiciaire peut faire de même et nous avons récemment entendu le syndicat de la magistrature annoncer qu’il entrait en résistance. Dès lors, le RN ne peut qu’être bloqué une fois qu’il accède au gouvernement. Il pourra faire appliquer la loi déjà votée de façon plus ferme et plus sévère, c’est certain, mais pas nécessairement plus. Cela aura un impact, bien sûr, et c’est l’occasion pour lui de montrer combien le “gouvernement des juges” peut asphyxier l’action du politique. S’il parvient à le faire, il aura l’occasion, en 2027, de l’éliminer. A condition de remporter l’élection présidentielle, bien sûr.

Pour toutes ces raisons, il apparaît évident qu’une cohabitation de cette nature ne serait pas similaire aux précédents historiques que nous avons connus. Le président de la République a tout à gagner à mener la guérilla la plus violente qui soit contre le Rassemblement national et il bénéficierait de toute évidence du soutien massif de l’appui des juges pour mener sa guerre. Pour autant, c’est aussi l’occasion pour le Rassemblement national de préparer ses propres armes en vue de 2027. S’il joue ses cartes de manière intelligente, je suis persuadé qu’un tel scénario peut mener à une victoire de Marine Le Pen à la prochaine présidentielle. Cette période de trois ans a de quoi constituer l’antichambre dont le RN pourrait avoir besoin pour accéder au pouvoir. Tout dépendra de son habileté manoeuvrière, si je puis dire.

Arnaud Benedetti : Dans mon dernier ouvrage "Aux portes du pouvoir, Rn l’inéluctable victoire ?" j’évoque l’hypothèse d’une cohabitation pensée par Emmanuel Macron comme moyen de barrer la route à l’accession au pouvoir de Marine Le Pen ou de tout autre candidat du RN en 2027. En confrontant un parti n’ayant jamais exercé le pouvoir à cet exercice justement, l’Elysée pourrait imaginer ainsi apporter la démonstration de l’incapacité du RN à diriger le pays. Emmanuel Macron a forcément cette idée en tête parmi d’autres, quand bien même cette éventualité constituerait dans un premier temps un terrible échec pour celui qui n’a cessé de clamer qu’il était le meilleur rempart pour empêcher l’arrivée de ce qu’il appelle les "populistes" au pouvoir. De toutes les manières, la cohabitation constituera une terrible épreuve de scarification pour le RN. Tout d’abord parce qu’il faut qu’il s’organise dans l’urgence à l’exercice du pouvoir; ensuite parce que nombre de verrous ne manqueront pas de contraindre son action, comme celui de la signature des ordonnances s’il entend pour une part gouverner par ces dernières, ou comme la nécessité de disposer de l’accord présidentiel pour un certain nombre de nominations ; également parce que sur le sujet-phare de son logiciel, l’immigration, il ne pourra mettre en œuvre le référendum qu’il entend proposer aux français ; enfin parce que dans cette configuration se posera la question de la position de la technostructure dont l’alignement en pratique sur le gouvernement et sa politique sera fragilisé. Sans compter les organes normatifs, Conseil Constitutionnel ou Conseil d’Etat, qui ne manqueront pas de sur-interpréter leurs rôles… Donc oui, le RN au pouvoir n’aura pas toute latitude pour gouverner. Il en aura encore moins si jamais il ne disposait pas d’une majorité absolue. Jordan Bardella ne s’y est pas trompé en annonçant qu’il refuserait de gouverner s’il ne disposait pas d’une majorité claire. Il a stratégiquement raison de demander aux français de lui octroyer un mandat explicite. Et dans l’hypothèse de celui-ci il lui faudra néanmoins entrer dans une cohabitation de combat avec le Président de la République, mais au moins disposera t-il d’une légitimité incontestable lui permettant de prendre à témoin l’opinion si jamais le chef de l’Etat entendait entravait l’action du nouveau gouvernement. 

Gabriel Robin : Si Emmanuel Macron estime que la France est ingouvernable et qu'il ne peut pas gouverner avec une simple majorité relative du RN, sans toutefois trouver de chemin alternatif avec les députés du bloc central, le chef de l’Etat pourrait être amené à faire le choix de démissionner. Emmanuel Macron a néanmoins affirmé qu’il l’excluait par avance, mais on se souvient qu’il avait tenu des propos comparables en mai dernier lorsqu’on lui demandait s’il pourrait finalement dissoudre l’Assemblée nationale en cas de déroute aux élections européennes. La suite nous a prouvé le contraire.

Sur les questions des affaires étrangères et de la défense, Emmanuel Macron a entamé et a mis en place des programmes, notamment la livraison du Mirage. Le président va vouloir accélérer les choses et maintenir la promesse de l'État français. Il ne devrait pas transiger sur ces enjeux.  Sur l'Europe, il y aura aussi des débats assez affirmés sur l'économie, sur les investissements, sur la politique de réindustrialisation. Reste à savoir si Emmanuel Macron va bloquer les plans et la stratégie du Rassemblement national sur les questions d'immigration, de sécurité, d'éducation nationale en cas d’accession au pouvoir ? Emmanuel Macron a eu lui-même la tentation de droitiser son gouvernement par le passé avec la tentation d'aller chercher des gens comme Robert Ménard ou Manuel Valls sans toutefois aller au bout de son idée, se contentant de clins d’œil. Comme l’a dit Nicolas Sarkozy au JDD, le président Macron n’a pas compris que le triptyque « identité, autorité, sécurité » doit être au cœur de l’action de l’exécutif. Cela n’est pas dans son « ADN ». Il aurait eu pourtant un boulevard et nous n’en serions sûrement pas là si ces enjeux avaient été traités comme il devait l’être.

Telle est la difficulté du en même temps qui se retrouve dans une ambiguïté au centre avec de nouveau une vraie droite et une vraie gauche comme c'était le cas il y a 20 ans.

La cohabitation avec Jordan Bardella serait certainement musclée. Mais cela ne devrait pas être pire que la cohabitation entre Mitterrand et Chirac en 1986…  Les élus RPR étaient arrivés avec un programme de droite dure en opposition frontale avec celui que les socialistes du programme commun menaient depuis 1981, quand bien même l’avaient-ils progressivement amendé en désignant Laurent Fabius premier ministre. Les choses peuvent néanmoins s'emballer rapidement de nos jours. Il suffit qu’il y ait une opposition très forte sur un sujet clivant (politique étrangère, sociale ou migratoire) et il pourrait y avoir alors un troisième tour social dans la rue avec la nécessité d’assurer le maintien de l'ordre à un niveau assez élevé. On l’a constaté avec la réforme des retraites ou encore le conflit israelo-palestinien.

Emmanuel Macron a pris un risque considérable pour la stabilité de la France et pour lui-même. Le président de la République reste convaincu que le Rassemblement National n’obtiendra pas une majorité et qu’il ne sera donc pas contraint à la cohabitation. Il prend le pari que ses électeurs de premier tour de 2022 (son nombre de voix était alors supérieur de près de 1,6 millions au total de premier tour de Le Pen) n’ont pas disparu et qu’ils reviendront aux Législatives. C’est osé et la peur n’est pas un projet politique positif.

L’objectif du RN est donc d’obtenir une majorité absolue afin d’arriver au pouvoir avec certitude et d’avoir la garantie qu’Emmanuel Macron soit dans l’obligation presque certaine de nommer Jordan Bardella comme Premier ministre. Selon la Constitution, c'est le président qui nomme le Premier ministre même s’il peut proposer une autre personnalité de la future majorité.

De son côté, le Rassemblement national peut tenter de gagner du temps. Marine Le Pen  a toujours 2027 en tête. Elle peut estimer qu’un gouvernement RN lui ferait gagner du temps pour les mesures qu'elle aimerait porter dans le cadre de son projet présidentiel pour 2027. La difficulté sera de pouvoir porter les mesures d’urgence qu’ils ont déterminées dans le cadre de cette campagne express, avec déjà des reports du remplacement de la réforme des retraites ou de la baisse de la TVA sur les produits de première nécessité. L’exercice du pouvoir depuis Matignon ne sera pas évident car l’Assemblée sera assez divisée et le Conseil constitutionnel veillra. La gauche sera très remuante si elle perd et poursuivra son « agitation » parlementaire habituelle, en bloquant l’examen des projets de lois sous des milliers d’amendements et en interrompant les séances.

Le président de la République s'est rendu compte que le quinquennat, sans proportionnelle, a provoqué des bouleversements sociologiques et politiques très forts.  La Ve République est devenue un régime présidentialiste, alors qu'à l'origine il s’agissait d’un régime semi-présidentiel beaucoup plus équilibré. L’Assemblée nationale a eu tendance à se transformer en une chambre d'enregistrement, ce qui la rend très impopulaire. Idem pour le Président qui est plus assimilé à un arbitre des élégances entre intérêts de groupe divergents qu’en un chef transcendant les opinions de la population pour en ressortir une synthèse comme l’était le général de Gaulle. Emmanuel Macron reste très impopulaire. Il a fait le choix de la dissolution car  il a considéré que les nouveaux équilibres politiques entravaient trop son action et fait le pari d’un sursaut du bloc central. Réponse le 7 juillet !

Pour autant, le Rassemblement national pense-t-il réellement à un tel scénario conduisant à une crise de régime pour obtenir des élections anticipées et arriver au pouvoir ?

Christophe Boutin : On peut envisager deux perspectives sur le maintien d’une cohabitation entre Emmanuel Macron et un gouvernement du Rassemblement national jusqu’à l’élection présidentielle de 2027. Dans la première, le gouvernement fait purement et simplement la démonstration de son incapacité à gouverner, et il court le risque de voir son représentant perdre l’élection présidentielle de 2027. Emmanuel Macron, comme avant lui François Mitterrand, aura donc gagné la cohabitation. Dans la seconde, le RN arrive au contraire à porter un certain nombre de ses propositions, et montre par ailleurs clairement que si certaines autres ne peuvent être réalisées ce n’est pas de son fait, mais bien des blocages existants - mis par le Président d’une part, mais aussi par d’autres institutions, nationales, et l’on peut penser ici aux juges, ou internationales, notamment les institutions européennes. Dans ce cas, il reste légitime pour solliciter le soutien des Français à l’élection présidentielle de 2027. 

En ce sens, le RN n’a pas nécessairement un avantage à pousser à la crise, et à obtenir rapidement une démission du président de la République et des élections anticipées. Le délai de trois ans pourrait être nécessaire à un nouvel arrivé pour utiliser pleinement les moyens du pouvoir, déceler très clairement quels sont les blocages existants, les dénoncer aux Français comme antidémocratiques puisque s’opposant à la souveraineté populaire, et disposer en 2027, en même temps que de la présidence de la République, de la légitimité pour y mettre fin.

Frédéric Rouvillois : Je ne crois pas que le Rassemblement national puisse contraindre le président de la République à démissionner. Rien ne pourrait l’obliger, d’un point de vue juridique. Le Premier ministre n’est pas en mesure de se débarrasser du chef de l’Etat.

Cela étant dit, je crois savoir que certains, au sein du Rassemblement national commencent à penser assez sérieusement à cette hypothèse. Certains évoquent, de fait, la crise de régime dont nous parlons jusqu’à présent. Je ne suis pas sûr qu’il s’agisse d’une stratégie à laquelle les électeurs puissent adhérer ou même croire et si j’étais le conseiller du RN, ce qui n’est évidemment pas le cas, je recommanderai de ne pas en arriver là. C’est, à mon sens, prendre le risque de se décrédibiliser totalement pour tendre un piège au président en oubliant qu’il a lui même un piège plus fort.

En quoi un tel scénario serait dans l’intérêt des Français et de la démocratie au regard de la logique des institutions ? Est-il impossible d’avoir une clarification démocratique tant qu’Emmanuel Macron est là ? Si le centre empêche une gauche et une droite républicaine d’exister, n’y a-t-il pas un risque de crise démocratique ? 

Frédéric Rouvillois : C’est une question difficile. Je ne suis pas sûr que de chercher activement à contourner machiavéliquement l’expression de la voix du peuple pour provoquer un blocage institutionnel et administratif soit nécessairement la pratique la plus démocratique qui soit. Quant à ce qui relève de la ré-émergence d’un bloc de droite ou de gauche républicaine, j’ai bien peur que cela soit compliqué. Particulièrement après la décision prise par le Tribunal judiciaire au sujet des Républicains.

De plus, il me semble qu’il faut poser une autre question : sur la base de quoi, aujourd’hui, affirme-t-on qui est républicain de qui ne l’est pas ? Le programme que défend le Rassemblement national n’est pas si éloigné de ce que disait le RPR des années 70. Je me demande si, pour procéder à la clarification de notre vie politique, il ne faudrait pas revenir sur cet argumentaire daté et qui oublie bien volontiers que le Maréchal Pétain a décoré François Mitterrand de la Francisque. Ce discours n’est pas sérieux. Les républicains sont ceux qui se revendiquent de la République.

Si l’on parle plus spécifiquement de la réémergence de blocs de droite et de gauche radicale, j’en reviendrai au même point : le programme du RN n’est pas nécessairement plus radical que celui du RPR. Emmanuel Macron incarne, pour sa part, un très large centre gauche qui peut aller jusqu’au centre droit. Je ne sais pas si sa disparition empêcherait nécessairement la montée de gauchistes ou de révolutionnaires. L’histoire politique italienne laisse à penser que ces mouvements progressent de toute façon, puisqu’il existe des aspirations en ce sens.

Christophe Boutin : A priori, s’il y a une démocratie avec ses institutions et ses élections, c'est justement pour empêcher la guerre civile. C’est pour que des débats indispensables aient lieu, pour que l’on présente aux citoyens les différentes possibilités, pour qu’ils fassent librement des choix éclairés, et que ces choix soient ensuite respectés à la fois par les autres compétiteurs et par ceux qui ont vocation à exécuter les décisions du pouvoir démocratiquement élu et donc seul légitime à imposer sa volonté. Dans le cas où certains souhaiteraient s’affranchir des règles démocratiques pour refuser la volonté souveraine du peuple et imposer leurs choix minoritaires par la violence, les forces de l’ordre sont parfaitement légitimes à intervenir, et la police, comme la justice, doivent faire respecter l’ordre républicain. 

Il faut relativiser donc les dangers de « guerre civile » : la France est un État de droit, avec tous les éléments pour permettre qu’il soit respecté quel que soit le titulaire du pouvoir, tant du moins qu’il soit démocratiquement légitime par l’élection du peuple souverain. Qu’il y ait ensuite plus ou moins de tensions entre la présidence de la République et le chef du gouvernement, ou des tensions entre différents autres pouvoirs, c’est normal ne serait-ce que parce qu’il peut y avoir des lectures différentes du texte constitutionnel et qu’il faut débattre pour trouver une solution.

Il n’y a donc a priori pas plus de risque de dérive vers un régime autoritaire avec une crise entre l’Élysée et Matignon que celle que fait courir la majorité d’Emmanuel Macron depuis l’arrivée de ce dernier au pouvoir, en multipliant par exemple les éléments de contrôle de la population, des drones aux caméras de reconnaissance faciale, comme en autorisant les forces de l’ordre à une violence excessive lors des manifestations des Gilets jaunes.

Arnaud Benedetti :À partir du moment où le RN se dit prêt à gouverner, à mener une campagne durant les européennes sur l’exigence de dissolution à laquelle in fine le Président a fini contre toute attente par souscrire, il est difficile de refuser le pouvoir, sous réserve encore une fois que le mandat majoritaire soit on ne peut plus clair. La profondeur de la crise démocratique que nous traversons néanmoins change le contexte des cohabitations, rendant celles-ci plus matricielles pour l’équilibre des pouvoirs. Toute proportion gardée, il y a en effet comme un parfum de crise du 16 Mai 1877 qui pourrait s’installer si jamais le RN disposait d’une majorité absolue car dés lors que la cohabitation n’étant qu’une solution imparfaite pour exercer le pouvoir, le risque d’un président obstacle à la volonté populaire ne pourrait que rajouter la crise institutionnelle à la crise politique. A l’évidence la démission du Président n’est pas sur la table, mais après tout la dissolution ne l’était pas non plus officiellement quelques jours avant le scrutin des élections européennes. Le degré d’intensité du besoin d’une alternance forte et tranchée déterminera la suite des événements. Mais si les électeurs tranchaient sans ambiguïté, le Président n’aurait plus d’autre alternative que de " se soumettre ou de se démettre " pour reprendre la formule cinglante adressée par Gambetta au Président Mac-Mahon en 1877. Et en cas, autre hypothèse, de majorité impossible, il n’aurait plus qu’à se démettre car il serait l’artisan exclusif de la plus grave crise institutionnelle de la Vème République… Nous entrons mécaniquement dans un moment de fortes turbulences. 

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