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Pierre Nora publie « Une étrange obstination » aux éditions Gallimard.
Pierre Nora publie « Une étrange obstination » aux éditions Gallimard.
©MICHEL EULER / POOL / AFP

Atlantico Litterati

Après avoir passé cinquante-sept ans chez Gallimard à piloter le paquebot des sciences-humaines, l’académicien et (grand) historien Pierre Nora publie sa biographie intellectuelle : « Une étrange obstination » (Gallimard). Déjà un classique.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est écrivain, critique littéraire et journaliste. Auteure de onze romans, dont "Un amour de Sagan" -publié jusqu’en Chine- autofiction qui relate  sa vie entre Françoise Sagan et  Bernard Frank, elle publia un essai sur  les métamorphoses des hommes après  le féminisme : « Le Nouvel Homme » (Lattès). Sélectionnée Goncourt et distinguée par le prix du Premier Roman pour « Portrait d’un amour coupable » (Grasset), elle obtint ensuite le "Prix Alfred Née" de l'Académie française pour « Une femme amoureuse » (Grasset/Le Livre de Poche).

Elle fonda et dirigea  vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels le mensuel Playboy-France, l’hebdomadaire Pariscope  et «  F Magazine, »- mensuel féministe racheté au groupe Servan-Schreiber, qu’Annick Geille reformula et dirigea cinq ans, aux côtés  de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, elle dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », qui devint  Le Salon Littéraire en ligne-, tout en rédigeant chaque mois une critique littéraire pour le mensuel -papier "Service Littéraire".

Annick Geille  remet  depuis quelques années à Atlantico -premier quotidien en ligne de France-une chronique vouée à  la littérature et à ceux qui la font : «  Litterati ».

Voir la bio »

« Il est exact que les Sartre, les Foucault, les Barthes, les Lacan, les Lévi-Strauss, les Furet, les Derrida, les Lyotard, les Pierre Legendre, les Gérard Genette, les Canguilhem, les Althusser d’aujourd’hui ne courent pas les rues, que les French Studies aux États-Unis ne sont plus qu’un souvenir, que Bruno Latour n’est pas Pierre Bourdieu, que Pierre Boulez n’a pas eu d’héritier, Soulages d’égal, que Godard vient de mourir, que le Prix Nobel d’Annie Ernaux (qui aurait dû, cette année, revenir d’évidence à Salman Rushdie) fait un peu pâlichon, qu’Edgar Morin est centenaire, et que Cyril Hanouna n’est pas Bernard Pivot .L’Université aujourd’hui ? Connais pas ! Apparemment, pas un chercheur en sciences humaines n’apparaît à l’horizon digne d’intérêt ; pas un philosophe non plus, personne.».

L’écrivain et journaliste Gilles Hertzog- proche de BHL depuis toujours- vientd’officialiser dans « La Règle du Jeu » la mort de l’intelligentsia française. Mort confirmée par Eugénie Bastié, auteure voici peu d’un entretien croisé entre Pierre Nora et Régis Debraydans Le Figaro . Conclusion :« la vie intellectuelle, c’était mieux avant. »

Le débat d’idées, qui toujours suivait ou annonçait la parution d’un livre important (ce bouillonnement passionné caractérisant notre vie intellectuelle) n’est plus. « Il y a eu du début des années soixante-dix au début de années quatre-vingt-dix, les « trente glorieuses » de l’histoire et des historiens, un moment très privilégié, où la demande sociale d’histoire atrouvéchez les historiensune capacitéà y répondre ; où la discipline historique a connu une véritable explosion ; où l’histoire, ébranlée dans ses certitudes traditionnelles, n’a pas cessé de s’interroger sur elle-même ; où le rapport au passé s’est silencieusement transformé ; où les historiens sont sortis de leurs archives et de leurs bibliothèques pour jouer un rôle public (…) ; où l’histoire a paru régner sur les disciplines voisines et les historiens sur l’esprit du temps.

Or, c’est le moment qui a coïncidé avec la période la plus intense de mon activité éditoriale et enseignante » ( Pierre Nora/ « Une étrange obstination »). Un silence de mort semble avoir succédé à cette époque bénie, celui « du « grand cadavre à la renversede l’intelligentsia française », conclut Gilles Hertzog, en grande forme . Mais les œuvres littéraires, l’art en général et toutes les constructions de l’esprit sont le miroir et le reflet d’une époque et d’un lieu civilisationnel donnés. Aujourd’hui, une certaine léthargie s’est emparée de la civilisation-France, les sondages confirment « une flemme généralisée » (sic) contaminant tout et tous, jusque et y compris dans ce qui fut notre point fort, ce qui faisait notre renommée : le domaine des idées. Un texte un peu fort de café-ou d’une nouveauté intéressante dans le domaine des sciences humaines et/ou de la philosophie- n’est plus présenté, analysé, expliqué à ses futurs lecteurs ou détracteurs. L’auteur se chargera du travail via une ou plusieurs « interview(s) », note l’écrivain Gérard Genette (1930-1918)- auteur entre autres de « Palimpseste, la littérature au second degré » ( Point-Seuil/1982) . Pourquoi en serait-il autrement sur la scène intellectuelle françaisequand « tout se vaut » et que l’idée d’hier est mort-née, rabougrie, recroquevillée paralysée d’office dans le silence des élites auxquelles succèdent la foule des « réseaux  ». L’exemple vient d’en haut. C’est Tiktok, Instagram ou rien.Ce sera donc rien.

Sans doute faut-il aussi s’interroger sur la rareté des textes faisant débat, et a fortiorila disparitionde ces essais qui, hier, eussent déclenché des guerres de tranchées dans la confrontation des opinions à leur sujet. Plus de polémique, tout se vaut ; c’est bien mais en même temps c’est mauvais. So what ? Sur nos écranscertains commentateurs évoquent le coût croissant des « petfood » (« animaux de compagnie » seraitt vulgaire). Nous vivons une sorted’auto-détestation. Enfin -et peut-être surtout- quand sévit la pratique du « en même temps »  pourquoiy aurait- il débat ? « Le « présentisme » aujourd’hui s’évanouit avec l’obscurcissement de l’avenir et un temps inédit a surgi depuis deux ou trois décennies, désigné comme Anthropocène. (…)que deviennent nos façons anciennes ou nouvelles de saisir Chronos » ? (Pierre Nora/ « Une étrange obstination »).

Pourquoi nos intellectuels restent-ils muets en ce désert désolé, mutisme inimaginable hier chez Pivot, par exemple ; ont-ils conservé leur esprit de contradiction, leur voix ? S’agit-il d’un moment, d’une crise ? Sans doute les commentateurs des sciences humaines chères à Pierre Nora, qui les fonda toutes ou presque en France ne se pressent-ils pas au portillon pour dire et/ou écrire recommandations ou mises en garde, mais où sont les écrits susceptibles de les faire naître ? Ou sont ces grandes œuvres  qui les feraient bondir etprendre la plume, sortir de leur réserve, se révolter, ou s‘enthousiasmer ? « François ( Furet NDLR) m’appelait tous les jours de la campagne où il s’était installé pour l’été ; et c’était une joie de l’entendre m’exposer, tout exalté, les idées qui devaient faire de ce livre un tournant matriciel de son œuvre : la rupture avec une histoire jusque-là commémorative, pour rénover ou fonder une histoire conceptuelle qui consistait à penser le phénomène révolutionnaire en d’autres termes que ceux qui l’avaient fait naître. La Révolution française cessait d’être la prise de pouvoir par la bourgeoisie pour devenir la naissance de la démocratie moderne. Elle ne s’inscrivait pas dans l’histoire comme une nécessité, mais comme une « énigme », motfétiche de l’histoire « furétienne »(…) Cettecentaine de pages, intitulée « La révolution française est terminée » forme la première partie d’un livre qui par son titre même : « Penser la Révolution française », est devenu la marque d’une histoire conceptuelle du politique » (Pierre Nora/ « Une étrange obstination »).

L’ouvrage-pudique et limpide- de Pierre Nora se garde de donner des solutions, l’auteur est trop intelligent pour cela. Il se contente d’ exposer ce que fut la « Belle époque  des lettres ET des sciences humaines », quand les empoignades idéologiques et cette agitation des esprits nous caractérisaient sur la scène internationale ; quand livres et médias consacraient ce « débat » permanent, nécessaire, telle une respiration du peuple français, lorsque par nos esprits forts et fortes têtes nous étions influents, exigeants, sidérants. Nous ne pouvons aujourd’hui que considérer ce passé avec nostalgie, comme s’il avait été vécu par d’autres, comme si nous l’avions rêvé. Que manque-t-il à ce peuple de France, qui, toujours a su relever le défi en pensant ce qui lui manquait, justement ? Que faudrait-il pour que nos intellectuels ressurgissent soudain, que leurs voix résonnent à nouveau car nous sommes tous orphelins de ce passé que Pierre Nora incarne si bien. Cette biographie intellectuelle sans un millimètre carré de gras remue le couteau dans la plaie. Nous réalisons à la lecture d’une « Étrange obstination » que quelque chose d’essentiel, de fondamental, ne va pas. « Mais les hommes refuseront peut-être de se suicider tous ensemble , disait jadis à La Rhumerie- boulevard Saint-Germain-, le directeur de la chaire d’anthropologie de la Nature au Collège de France, Philippe Descola.Nos intellectuels,las de n’exister plus -ou si peu- dans cette époque molle telle les montres de Dali refuseront peut-être de se suicider ( symboliquement)« tous ensemble » ? Quand donc refleuriront les discours croisés, opposés, de notre intelligentsia ?Ou est passée « L’irrévérencede l’esprit français » ?  

Il est des êtres rares qui forcent le respect. Pierre Nora est de ceux-là «. Plus le temps passe, plus les historiens  prennent conscience que le véritable sujet de leurs travaux est le temps lui-même » ( Pierre Nora, « Une étrange obstination »)

Nous sommeslas, inquiets sans doute et nombreux à lui devoir quelque chose d’important. Une idée, un projet, ce moment de gaieté à la lecture. Un souvenir. « Et n’oubliez pas d’éteindre la lumière en partant » disait un ami qui l’aimait bien.

Annick GEILLE

Repères

L’écrivain Pierre Nora, élu à l’Académie française au fauteuil 27 s’est imposédans une triple carrière d’historien, d’enseignant et d’éditeur. Après avoir enseigné à Sciences- Po, il a été pendant vingt ans directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Créateur de la collection « Archives » en 1964, il est entré chez Gallimard en 1966 , où il a installé et dirigé le secteur des sciences humaines dont l’influence fut déterminante dans le monde entier. Après avoir fondé la revue Le Débat en 1980, il a réalisé son œuvre magistrale avec la parution de ses « Lieux de Mémoire «  ( 7 volumes publiés de 1984 à1993). « Près de 5 000 pages, 103 collaborateurs, 133 articles... « Si l'aspect monumental des « Lieux de mémoire » impose le respect, il ne doit pas cependant donner le vertige au lecteur. À l'origine du projet, Pierre Nora voulait établir un inventaire des lieux où s'est incarnée la mémoire nationale dans sa dimension symbolique. L'ensemble se présente donc comme une étude de cas, évitant les généralités abstraites. Les auteurs nous dévoilent les sources du succès d'œuvres que leur aspect patrimonial avait fini par rendre exemptes d'interrogations (les monuments aux morts, le drapeau bleu blanc rouge, La Marseillaise...). » Ce « marginal-central » selon la définition que Pierre Nora donne de lui-même a éditéplus de mille livres et dirigé la revue Le Débat quarante années durant.Par sa science et son influence sur la vie intellectuelle française, Pierre Nora est ce que les Japonais appellent « un Trésor vivant ».

Pierre Nora  de l’Académie française:  les auteurs, les idées,  l’époque

Cinquante-sept ans chez Gallimard, trente-cinq ans d’enseignement,  quarante ans à la tête de la revue Le Débat, Pierre Nora se définit comme un « marginal-central » dans ce livre qui tourne une page de l’histoire de France,  braquant le projecteur sur un certain rayonnement intellectuel aujourd’hui disparu.

Ce que nous avons eu de meilleur.

« Plusieurs mois s‘étaient écoulés depuis mon entrée chez Gallimard et je n’y connaissais encore personne, à commencer par Gaston. Je l’avais souvent aperçu sortant de l’ascenseur avec sa canne pour entrer dans son bureau. Il devait avoir à peu près quatre-vingt-cinq ans.

Je me décidai à aller demander un rendez-vous à sa secrétaire, la célèbre Odette Laigle.Célèbre parce qu’elle était au centre de tout, recevait les auteurs qui la courtisaient et détenait le sort de leurs manuscrits en les confiant à tel ou tel lecteur »

« Mon entrée chez Gallimard a coïncidé avec le début d’un moment culturel, ce que l’on a appelé rétrospectivement « la belle époque des sciences humaines », qui a atteint sans doute son maximum de rayonnement du milieu des années soixante au début des année soixante-dix mais s’est poursuivie jusqu’au milieu des années quatre-vingt-dix . Cette époque m’a porté et je l’ai portée. Ce n’est pas une question de génie personnel mais de circonstances. La « Bibliothèque des sciences humaines » a incarné ce moment ».

« Antoine a une très vive conscience patrimoniale. Il se sait le dépositaire d’un trésor et l’héritier d’un trône. Son père avait une sainte horreur du passé. Il craignait la comparaison de son bilan avec celui de Gaston. A tort, parce que le sien est parfaitement honorable. »

« Il y a une tout autre raison à mon extraterritorialité. J’avais suivi le conseil que m’avait donné Raymond Queneau dès notre première rencontre, dans son bureau. « Gardez un pied en dehors de la maison, sinon elle vous dévorera ». Mon pied en dehors , c’était Sciences-Po, où je suis donc resté, comme dix ans plus tard aux Hautes Études ».

« Qu’on y songe,1966 .« Le mots et les choses » de Michel Foucault, « Problèmes de linguistique générale » d’Émile Benveniste auquel j’avais joint « Ethnologie et langage ». « La parole chez le Dogons » de Geneviève Calame-Griaule, « Masse et puissance » d’Elias Canetti. En 1967, « Les étapes de la pensée sociologique » de Raymond Aron et « Homo hierarchicus ». «  Essai sur le système des castes » de Louis Dumont. Une série à laquelle appartient pour moi « La logique du vivant » de François Jacob, en 1970, qui annexe aux sciences de l’homme l’histoire de la science, sous le signe de la biologie. J’expliquerai pourquoi.

Chacun de ces titres a été un événement intellectuel, un succès commercial inattendu, et pour moi, une grande aventure éditoriale et personnelle. Foucault avait déjà étédéjà révélé au grand public, trois ans plus tôt par la publication de sa thèse « Folie et Déraison », parue chez Plon, dans une collection sur les « mentalités », dirigée par Philippe Ariès, titre que je réussirai plus tard à récupérer. C’est cependant avec « Les Mots et les Choses » qu’il a « explosé ».Le début de son magistère intellectuel date de là. Il a remplacé Sartre au firmament philosophico-littéraire. »

«  A un niveau très formel, on pourrait relever la transformation à cette époque de la « Faculté des Lettres » en « Faculté des lettres et sciences humaines », mais il s’agissait d’un phénomène bien plus profond, d’une mutation décisive de la sensibilité culturelle, la première sans doute, depuis l’existentialisme d’après-guerre. Foucault m’avait fait l’amitié, pour m’aider à caractériser la collection, de sous-titrer « Les mots et les choses » « Une archéologie des sciences humaines ».

« Dumézil. Ce grand érudit gardait pour lui ses mystères. Non seulement son homosexualité- de sa femme née à Nuit -Saint- Georges, il disait : « Elle a dû apprendre les nuits sans Georges ».

«  Claude Levy Strauss répondait à tous les livres ou presque qu’on lui envoyait. Je ne doute pas qu’il ait été assez intelligent pour comprendre très vite l’argument d’un livre, l’approuver ou le discuter. Néanmoins, il m’a confessé un jour sa méthode. Ouvrir un livre au hasard, louanger l’ensemble et ajouter : « Toutefois quand vous dites P.121… », ce qui permettaient aux auteurs qui m’amenaient tousvictorieusement sa lettre, de me dire : « Non seulement il m’a répondu- ce qu’il ne fait pas à tout le monde !- mais il m’a lu de très près ! ».

« Raymond Aron ne se trompait pas. Inclassable, j’étais pour lui incertain. Pour moitié de ceux qui avaient préféré avoir tort avec Sartre que raison avec lui. »

« Marcel ( Gauchet NDLR) est la personne la plus intelligente que j’aie connue, avec Foucault. Mais tandis que Foucault éblouissait par son art de prestidigitateur, Gauchet séduisait par son art d’aller au fond des choses, de poser dru les questions et de chercher la réponse vraie .Foucault était un acrobate de haute volée, Marcel donnait l’impression d’un laboureur qui enfonce fermement le soc de la charrue ».

« Nous avons, sommes toutes, vécu la sortie de l’âge des révolutions, tragiquement simplificateur, pour entrer dans celui de la complexité généralisée. C’est ce monde que nous avions eu l’ambition de saisir, dans la mesure de nos moyens . La crise déclenchée par la Covid-19 est peut-être arrivée pour nous confirmer qu’un cycle historique s’achevait et que celui qui allait s’ouvrir appelait d’autres modèles d’approche, d’autres formes d’expression.

A vous de jouer ! »

Copyright Pierre Nora, de l’Académiefrançaise : « Une étrange obstination » ( Gallimard) 21 euros, 339 pages, toutes librairies et ou « La Boutique »

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