Philippe Djian : esquisse d’une théorie des relations amoureuses<!-- --> | Atlantico.fr
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Philippe Djian  publie « Double Nelson » (Flammarion).
Philippe Djian  publie « Double Nelson » (Flammarion).
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Auteur de 33 livres- dont «  37, 2 ° le matin » (Ed. Bernard Barrault, adapté au cinéma par Jean-Jacques Beneix), « Impardonnables » (Gallimard/Folio/prix Freustié 2009), adapté au cinéma par André Téchiné, « Oh ! » (prix Interallié Folio/Gallimard), Philippe Djian  publie « Double Nelson » (prise de catch qui met l’adversaire au tapis) Il s’agit d’une méditation sur la relation amoureuse.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est écrivain, critique littéraire et journaliste. Auteure de onze romans, dont "Un amour de Sagan" -publié jusqu’en Chine- autofiction qui relate  sa vie entre Françoise Sagan et  Bernard Frank, elle publia un essai sur  les métamorphoses des hommes après  le féminisme : « Le Nouvel Homme » (Lattès). Sélectionnée Goncourt et distinguée par le prix du Premier Roman pour « Portrait d’un amour coupable » (Grasset), elle obtint ensuite le "Prix Alfred Née" de l'Académie française pour « Une femme amoureuse » (Grasset/Le Livre de Poche).

Elle fonda et dirigea  vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels le mensuel Playboy-France, l’hebdomadaire Pariscope  et «  F Magazine, »- mensuel féministe racheté au groupe Servan-Schreiber, qu’Annick Geille reformula et dirigea cinq ans, aux côtés  de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, elle dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », qui devint  Le Salon Littéraire en ligne-, tout en rédigeant chaque mois une critique littéraire pour le mensuel -papier "Service Littéraire".

Annick Geille  remet  depuis quelques années à Atlantico -premier quotidien en ligne de France-une chronique vouée à  la littérature et à ceux qui la font : «  Litterati ».

Voir la bio »

Le grand charme de la liberté, cette liberté que donne l’expérience, c’est qu’elle permet au professionnel de tout oser, ou presque. Philippe Djian,par exemple, sur le plan de la création romanesque, peut tout faire. Son « Double Nelson » le prouve assez. Djian est par ailleurs une forte personnalité sur la scène littéraire française. En général, le grand public et les lecteurs professionnels l’aiment bien. « Assassins » ?C’est passionnant. Ça se lit à cent pages à l'heure. On a vraiment beaucoup aimé. On a mauvais goût ou quoi? » (déclara, par exemple, un admirateur de Djian, Jean-François Josselin (1939-2003), journaliste au Nouvel Observateur et juré Freustié).A propos du Freustié, justement, cette anecdote concernant l’auteur -culte de « 37,2 le matin », révélatrice de l’estime dont bénéficie Philippe Djian dans le milieu littéraire. Le regretté Jean-Claude Fasquelle (1930 -2021)qui présida longtemps aux destinées des éditions Grasset,arrivant à une réunion Freustié, posa « Impardonnables » (Folio/Gallimard) sur notre table. «Je propose  Philippe Djian cette année :voici le roman qu’il vient de publier, que je vous recommande » déclara Jean-Claude. « Bonne idée », s’exclama Patrick Besson. «  J’aime bien », ajouta Christiane Teurlay-Freustié (qui, par testament,fit don de sa fortune à la fondation de France pour que le Prix Freustié puisse préserver la mémoire de son mari Jean Freustié (pour l’état-civil Jean-Pierre Teurlay 1914-1983).« Impardonnables » de Philippe Djian fut notre lauréat cette année-là, à la quasi unanimité du jury. Distingué peu après par le prix Interallié pour son roman « Oh »,après avoir été le favori du Médicis, Philippe Djian publie « Double Nelson », donc. Ce savoir-faire dont je parlais en préambule, Philippe Djian l’incarne plus que jamais avec « Double Nelson ». L’auteur impose une écriture classique, sophistiquée. Non que l’écriture soit relâchée dans ses romans précédents, mais « Double Nelson », du point de vue du style, est un virage dans l’œuvre de Djian. Les descriptions, par exemple semblent approfondir le champ fictionnel. « Il s’avança sur le perron, son verre à la main. Il y avait encore un peu d’animation dehors, des fenêtres étaient éclairées, des voitures se garaient, des personnes couraient, quelques-unes arrosaient leur jardin, sortaient leur chien, sautaient dans leur piscine chauffée, passaient des coups de fil à la belle étoile. Il n’était pas le seul à chercher la solution à ses problèmes. Tout le monde y passait. Ce constat le rassurait. » On jurerait un tableau de Hopper. Notons au passage chez le « plus américain des écrivains français » une volonté de classicisme et d’apaisement. La forme du livre est d’autant plus sage que, pour le narrateur, tout va mal. Il est amoureux.«Des gens qui se rencontrent, s’aiment et se détestent : je ne vois pas ça comme de la boxe, mais plutôt comme de la lutte, parce que dans les relations amoureuses, il y en a souvent un qui cherche à avoir le dessus, à prendre le pouvoir», déclara récemment Philippe Djian (Juillet 2021/ « Week-end »).Dans « Double Nelson » en effet, Djian met en pratique une théorie de Roland Barthes (1915-1980). Si l’on imagine les amoureux sur une balançoire, celui qui aime le plus devient lourd. Cette idée de la légèreté de la personne moins impliquée dans la relation, par contraste avec la lourdeur de celui -ou celle- qui aime selon Barthes, est superbement illustrée par le pitch de « Double Nelson ». Il faut d’ailleurs noter que, sur la balançoire amoureuse, les rôles peuvent s’inverser : celui qui semblait lourd soudain s’allège sans que l’on sache pourquoi ; l’Autre, du coup, pèse de tout son poids d’insistant. La relation demeure, mais les rôles sont distribués autrement, comme dans le théâtre de Shakespeare. Autre mystère de la complexité des sentiments : celui qui aime le plus peut tomber volontairement dans les pièges de l’Autre, malgré sa science de la relation amoureuse. Mais ce qui fait la force de « Double Nelson », outre cette peinture des sentiments, c’est le rôle du manuscrit en cours (le livre que nous lisons est le moteur du roman).Le narrateur est en effet un écrivain qui n’a jamais autant ressemblé à l’’auteur. « Le roman était une bonne excuse. Luc prétendait qu’il devait s’y consacrer corps et âme car il était à un tournant – en fait le truc était au point mort depuis qu’elle était là, il n’avait pas écrit une seule ligne, mais il y avait plus inquiétant en l’occurrence, le piège était devant lui et il avait beau en connaître les ressorts, les artifices, les détours, les chausse-trapes, il ne s’en méfiait pas moins. Une sortie de route était vite arrivée. » Si le narrateur de « Double Nelson » ressemble plus que jamais à Philippe Djian, le personnage féminin est un remake de la Nikita de Luc Besson. Le cinéaste avait fait de son long métrage une inoubliable métaphore de l’arrivée des femmes dans l’univers professionnel masculin . Il fallait copier les hommes, utiliser leurs armes. Devenir une tueuse, en somme. Cette tueuse, c’est Edith, sorte d’Athena 2021, combattant les preneurs d’otages, terroristes et autres trafiquants. Édith s’est imposée par l’esprit, le corps, sa force de caractère et sa force tout court dans une sorte de RAID : « Mais un écrivain, et d’ailleurs qui que ce soit d’autre, ne peut vivre avec une femme capable de tuer un homme à mains nues. Il y a des limites, vois-tu, rien que d’y penser me donne des sueurs froides. D’autant que je dois me concentrer sur mon bouquin car il ne va pas s’écrire tout seul, non, malheureusement pas. »

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Lecteur entre autres maîtres de Philipp Roth et de Faulkner, Djian ne peut s’empêcher d’adopter parfois le rythme de John Updike, autre grand auteur de la littérature américaine, spécialiste du couple made in USA (Côte Est). Pessimiste quant à la relation amoureuse, certes, mais convaincu – comme l’est ici Philippe Djian -qu’il faut se jeter dans l’aventure, afin de tout comprendre mieux, y compris soi-même.

Acceptant sa défaite, le narrateur gagne une certaine noblesse et l’auteur une dimension qu’il n’avait pas atteinte, malgré la qualité de ses précédents romans. Le non -dit de Philippe Djian dans « Double Nelson » est né de l’écriture de ce texte autobiographique semble-t-il, donc de l’inconscient de l’auteur  . « Mais qu’y pouvait-il s’il la trouvait encore plus attirante que jamais. C’était stupéfiant. Il surveillait la météo en se levant le matin pour savoir comment il allait organiser sa journée afin de s’offrir cette séance où il pourrait se rincer l’œil à domicile, avec des lunettes de soleil et une casquette à visière enfoncée sur le crâne. Un peep- show gratuit, en somme. Il imaginait Edith s’enroulant telle une liane folle autour d’une barre en acier chromé ». La défaite infligée par l’être cher est non seulement souhaitable, mais nécessaire, dit Philippe Djian-très en forme (d’où le titre : figure allégorique du pouvoir sur l’Autre).

 Il n’est peut-être pas « d’amour heureux » mais si nous voulons comprendre ceux et ce qui nous entourent, il faut accepter la relation amoureuse avec ses circonvolutions compliquées, ses reliefs dangereux, ses pentes abruptes, ses précipices inopinés . « Dès qu’elle rentrait, elle montait directement dans sa chambre et prenait une douche pour lui montrer qu’elle avait retenu la leçon. »S’agissant de la force des sentiments, Philippe Djian délivre un message subliminal illuminant comme par magie les pages de « Double Nelson ».C’est dangereux d’aimer l’Autre que l’on adore en cachette, mais il faut y aller. L’amour nous grandit, nous approfondit, nous rend meilleur et plus à même de comprendre ce monde et ses habitants. Une nouvelle sensibilité s’empare de nous, aimant l’Autre, nous aimons plus et mieux tout le monde. «La passion, c’est ce qui fait briller les choses ».

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Un extrait de l'ouvrage

Il savait bien

« Elle pouvait bien lui en donner une deuxième pour le même prix. Il n’avait pas l’intention de bouger. Sa joue était chaude. Son oreille sifflait. Elle décida qu’elle allait lui en coller une autre. Ils en étaient arrivés là.

C’était déjà difficile d’écrire un roman. D’ailleurs, avant de rencontrer Edith, il n’avait rien écrit de bon depuis des mois. Sa vie était partie en vrille, une véritable patinoire, comme d’habitude, au terme d’une énième rupture dont le souvenir s’estompait à peine. Il ne parvenait plus à se concentrer sur son travail, parfois quelques phrases lui venaient, puis son esprit s’échappait et l’entraînait dans une forêt profonde où il ne manquait pas de se perdre. Il rentrait les poches vides. En haillons. Il ne restait plus rien.

Bref, le pays sortait d’une longue période froide et brumeuse. Aux premiers jours de janvier, le soleil s’était remis à briller, l’air sentait déjà bon – des monticules de neige glacée, noircie, encombraient encore les trottoirs et ce maudit roman semblait consentir à reprendre sa route.

Luc menait de nouveau une vie sans heurts, à ce moment-là. Il vivait seul et ne fréquentait pas les sites de rencontres. Il se dégourdissait les jambes dans le jardin lorsque Edith lui était tombée dessus à bras raccourcis, comme un diable surgissant de sa boîte. Leur histoire avait ainsi débuté.

Certes, ils avaient d’emblée partagé quelques mois passionnés, intensément sexuels et sans nuages, mais les fondations s’étaient bientôt fissurées. Avant que tout ne s’effondre. Bien entendu, le roman était une fois de plus en berne – on aurait dit une dépouille jetée au fond d’un puits, il en était malade. D’être à ce point obnubilé par Édith – il aurait dû se méfier depuis le début.

Elle avait fondu sur lui à pieds joints et sous le choc l’avait flanqué par terre alors qu’il était arrêté et prêtait l’oreille à un bruit d’hélicoptère qui stationnait au-dessus des bois. Et avant qu’il n’ait eu le temps de dire ouf, elle était à cheval sur lui et le bâillonnait dans la foulée au moyen de ruban adhésif. Il avait tâché́ de la faire basculer mais elle lui avait envoyé́ son coude en pleine figure et profité de l’avoir sonné́ pour lui lier les poignets avec un Serflex.

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Il y repensait parfois avec un sourire attendri.

Elle s’entait relevée et parlait dans un microphone fixé au revers de son treillis cependant qu’il grognait, se tortillait sur le sol et cherchait à la déséquilibrer, mais elle esquivait et lui écrasait la figure sous une semelle crottée de ses rangers. Comme il ruait malgré́ tout dans les brancards, elle avait grimacé et lui avait envoyé́ un méchant crochet au menton. Elle semblait très énervée. Dans son micro, elle les traitait de connards, d’une voix sifflante. Il ne comprenait rien à̀ ce qui se passait. Elle l’avait presque mis KO. Mais déjà̀, il était ensorcelé́.

Elle lui avait rendu visite le lendemain pour s’excuser. Il s’était plus ou moins entiché d’elle sur- le-champ, au premier regard qu’ils avaient échangé́. Elle l’avait bien amoché. Il tenait une poche de glace contre sa joue, son œil droit était à demi fermé et il portait une minerve. Il la fit entrer

et retourna à son fauteuil sans attendre. Il y avait une chance sur un million pour tomber sur une femme qui éliminait toutes les autres. Et il fallait que ça lui arrive.

Il s’agissait d’une erreur. Elle en frémissait encore de dépit. Ils s’étaient trompés de maison. De cible. À cause d’un bug. Elle ne pouvait en dire plus. Elle avait abandonné́ son treillis pour une tenue de mi- saison aux couleurs claires. Elle avait défait ses cheveux. Elle était désolée.

Ça paraît dingue, n’est-ce pas, avait-elle ajouté en souriant.

Il leur avait fallu

Il leur avait fallu quelques mois avant de s’apercevoir que leur affaire ne tournait pas très rond et l’été́ se transforma en fournaise, le torchon brûla et Luc ne parvint plus à penser à̀ autre chose, il ne voulait pas la perdre mais la douleur que lui procurait cette seule pensée n’était pas sans intérêt. Ils multiplièrent les désaccords, les malentendus, les scandales dans les restaurants dès qu’ils avaient un peu bu. Les insultes.

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Et un matin, alors qu’elle avait passé́ la soirée de la veille à flirter sous son nez avec le patron de la boîte – quoi qu’elle en disait –, il avait fourré ses affaires dans un sac et il était rentré chez lui après avoir collé un Post-it sur le miroir de la salle de bains pour informer Édith qu’il la quittait.

Elle n’avait pas apprécié́ le Post-it. Le vent soufflait et elle venait de lui asséner une sacrée gifle. Leur liaison avait viré à l’aigre mais il était resté face à̀ elle, sans dire un mot, en souvenir des bons moments qu’ils avaient passés ensemble. Il commençait déjà̀ à la regretter. Elle avait eu raison de le frapper. Il aurait d’ailleurs pu lui rendre la pareille, lui envoyer quelques bonnes gifles pour y avoir mis du sien à tout foutre en l’air. Ils méritaient d’être punis tous les deux pour ce qu’ils avaient proprement piétiné́.

Il rangea le garage en rentrant. Édith l’avait encombré de son matériel et on ne pouvait plus rien y mettre. Il passa l’après-midi à monter des étagères métalliques pour y déposer son attirail, son tapis de course, son rameur, ses ballons, ses haltères et autres, et surtout le sac de frappe sus- pendu au beau milieu, autour duquel elle tournait avant de le cogner sans prévenir, le plus mécham- ment possible, lui décochant une série qui aurait mis un homme de cent kilos à genoux. Certains matins, quand il se levait à l’aube pour travailler, pour être tranquille, pour fixer toute son attention sur cette pourriture de roman en cours et afin de se laisser baigner par le silence, par l’éveil de la nature engourdie, etc., il entendait soudain l’impact des gants sur le sac et il savait qu’ensuite ce serait le grincement du rameur et pire encore que tout lorsqu’elle se mettrait à cavaler sur son tapis F75 haut de gamme comme s’il y avait le feu. De sorte que, bien entendu, son humeur s’en ressentait et il tâchait de surmonter sa contrariété, mais quelquefois il en avait marre.

Et pour dire la vérité, il n’aimait pas son côté militaire, son besoin de commander, même quand ils baisaient. Souvent c’était comme une lutte, lequel finirait par grimper sur l’autre, mais dans ce cas précis les choses lui convenaient. Ils avaient enlevé les pieds du lit pour ne pas tomber de trop haut. Il les remit.

Copyright Philippe Djian/ « Double Nelson »/Editions Flammarion

« Double Nelson »/Philippe Djian/Flammarion/ 20 euros

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