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Philippe Aghion : "Je ne suis pas fondamentalement contre l'euro, mais il est évident que cela a été mal conçu"
©Reuters

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Après avoir passé 15 années à l'Université de Harvard où il a enseigné l'économie, Philippe Aghion est aujourd'hui titulaire d'une chair au Collège de France. Proche du ministre de l'Economie, Emmanuel Macron, il revient sur la situation économique actuelle.

Philippe Aghion

Philippe Aghion

Philippe Aghion est un économiste français. Il a enseigné à l'université Harvard ainsi qu'à l'École d'économie de Paris. Depuis octobre 2015 il enseigne également au Collège de France.

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Atlantico : La Chine fait face à un ralentissement, les Etats Unis publient une croissance de 0.7% pour le dernier trimestre 2015, êtes-vous inquiet de la tournure actuelle de la conjoncture économique mondiale, notamment pour la France et l’Europe ?

Philippe Aghion : Il y a bien des raisons de penser qu’il y aura un ralentissement. Il y a non seulement le ralentissement de la Chine qui épuise les ressorts du rattrapage technologique, mais également l’effondrement du prix du pétrole: cela peut paraître comme une bonne nouvelle, mais il ne faut pas oublier que les pays dont le pétrole est la ressource sont aussi nos clients. De son côté, la France a des ressources de croissance supplémentaires qu’elle n’exploite pas, ce sont les réformes structurelles pour dynamiser les marches et restaurer la compétitivité des entreprises. Ces reformes auraient la vertu additionnelle de rétablir la confiance entre la France et l'Allemagne et par suite de faire redémarrer le moteur de la croissance européenne. En l'absence de réformes d'envergure, notre taux de croissance se rapprochera de 1.5% en 2016, ce qui correspond à la création d’environ 30 000 emplois alors que notre taux de chômage s'élève à 10,2% de la population active.

Lors de votre discours inaugural au Collège de France, vous avez pu évoquer un de vos sujets d’étude, "les énigmes de la croissance", dont l’innovation serait la pierre angulaire. Dans ce discours, vous traitez notamment du paradoxe existant entre profits et innovation au travers d’une courbe en U inversée. Pourriez-vous développer ce point ?

La courbe en U inversée correspond à la relation entre concurrence et croissance. La concurrence a deux effets contradictoires sur l'innovation. D'un côté elle réduit les rentes de monopole qui récompensent un innovateur quand l’innovation est faite par des agents extérieurs, qui ne font pas de profits actuellement. Mais en réalité, l’innovation est souvent réalisée par des entreprises qui sont à la frontière technologique, et qui donc font déjà des profits même avant d'innover. Pour ces entreprises-là, la concurrence stimule l'innovation car si elle réduit les rentes après innovation, elles réduisent encore plus les profits avant innovation (ou en l'absence d'innovation). Autrement dit, ces entreprises innovent davantage pour échapper à la concurrence (en anglais, on parle du "escape competition effect"). C’est un peu comme une classe dans une école. En faisant venir un très bon élève de l’extérieur, cela va stimuler les très bons élèves qui veulent garder leur première place mais cela va encore plus décourager les élèves en queue de peloton. C’est la même chose pour la concurrence. Les firmes qui sont proches de la frontière vont être encouragées, alors que celles qui en sont loin vont être découragées. Lorsque l’on met les deux ensembles, on obtient une courbe en U inversée. Dans un pays développé, la plupart des firmes sont à la frontière technologique et par conséquent l’effet qui domine est le "escape competition effect". A l’inverse, dans les pays peu avancés, la plupart des firmes sont loin de la frontière technologique et par conséquent l’effet qui domine est l'effet de découragement. Et plus un pays est avancé, plus la concurrence stimule la croissance. Ce qui est vrai pour la concurrence l'est également pour d’autres politiques, comme l’éducation supérieure, la flexibilité du marché du travail etc... Voilà pourquoi la France doit se reformer pour devenir une économie pleinement innovante.

En caricaturant légèrement, peut-on dire que le besoin de libéraliser l'économie française peut s'expliquer par des firmes qui font du profit et qui ne sont pas suffisamment incitées à innover ?

C'est tout à fait cela, un peu comme une entreprise très protégée qui ne ressent pas le besoin d'innover. On le voit bien d'ailleurs avec les taxis en ce moment. Ils auraient pu depuis longtemps généraliser les GPS, les cartes de crédit, etc. Ils introduisent cela maintenant, sous la pression des VTC. Sans concurrence, ils ne l'auraient pas fait. Le service taxi s'est amélioré grâce à la concurrence des VTC.

En 2013, vous avez co-publié, avec Enisse Kharroubi, un article pour la BIS (Bank for International Settlements), indiquant "Cela confirme que la cyclicité des politiques macroéconomiques est une source de croissance à long terme, en ce sens qu'elle affecte de façon essentielle la productivité du travail à long terme". Cela signifie-t-il que vous êtes favorable au changement de doctrine monétaire menée par Mario Draghi, par rapport à celle qui a pu être menée par son prédécesseur Jean-Claude Trichet ?

Je n'ai pas envie de les opposer l'un à l'autre, mais disons que je suis pour tout ce qui va dans ce sens... Trichet s'était déjà engagé dans la voie du quantitative easing. Je crois beaucoup dans la nécessité de politiques macro-économiques contra-cycliques. On veut que les entreprises innovent. Pour innover, elles doivent investir sur le long terme. Le problème, c'est que quand elles ont des contraintes de crédit en période de récession, elles tendent à réduire leurs investissements, en particulier dans l'innovation. Donc il faut que les politiques macro-économiques suppléent ce problème de rationnement de crédit en baissant les taux d'intérêt en périodes de récession, et en maintenant les aides aux entreprises innovantes le long du cycle économique. Mais il se trouve que les politiques d'effet contra-cyclique ont un effet plus important sur la croissance si elles opèrent dans un environnement avec de la concurrence et des marchés plus flexibles. Il y a donc une vraie complémentarité entre politiques macroéconomiques contra-cycliques et réformes structurelles.

Selon vous, Mario Draghi va-t-il assez loin, ou pourrait-il aller plus loin ?

Je pense qu'il a raison de maintenir le taux et de ne pas l'augmenter. Nous ne sommes pas dans la même situation que les États-Unis. Ils ont un taux de chômage de 5%, et ils craignent qu'un taux trop bas accroisse les risques d'instabilité financière et les menaces de bulles spéculatives.

Vous ne considérez pas que cela relève plutôt des politiques macro-prudentielles (qui vise donc à limiter le risque systémique ; une désorganisation d'ampleur conséquente avec un impact sur l'économie réelle), que de la politique monétaire directement ?

Le problème des politiques macro-prudentielles, comme je le montre dans l'article pour la BIS, par exemple l'imposition de ratios de capital élevés aux banques, c'est qu'elles réduisent l'efficacité des politiques monétaires contra-cycliques, et que par suite le mécanisme de transmission monétaire par les banques opère moins.

Selon un rapport relatif à l'endettement émis par la DG Ecofin (Directorate General for Economic and Financial Affairs) le 25 janvier, la France connaîtrait une croissance moyenne de l'ordre de 1,3% au cours des 10 prochaines années, et une inflation moyenne de 1,6%, soit une chute du taux de croissance du PIB nominal de 30% par rapport à la période 1995-2007. S'agit-il selon vous, plus d'une fatalité, ou d'une contrainte faite à la France ?

La France n'a pas su encore transformer son modèle économique pour passer d'une économie de rattrapage a une économie de l'innovation a la frontière. Or l'expérience d'autres pays développés montre qu'il n'est jamais trop tard pour engager des réformes d'envergure (réforme de l'Etat, reforme fiscal, réforme du marché du travail et de la formation professionnelle,..) et très vite doper la croissance grâce a de telles reformes. La Suède a quadruplé son taux de croissance après ses reformes au début des années 1990. La vraie question, c'est de savoir si elle sera capable de surmonter les blocages politiques et institutionnels qui empêchent ces réformes.

Lorsque vous avez déclaré à propos de l'euro "S'il fallait recommencer l'aventure, je ne suis pas sûr d'être partant", s'agissait-il de fatalisme face à une impossibilité de changer le modèle européen aujourd'hui ? Est-ce qu'un changement de doctrine monétaire, vers le modèle américain de l'emploi maximal, vous conduirait à soutenir l'euro plus volontiers ?

Je ne suis pas fondamentalement contre l'euro, mais il est évident que cela a été mal conçu. L'euro a été fait pour des raisons politiques, pas pour les bonnes raisons. François Mitterrand avait peur que l'Allemagne unifiée prenne trop d'importance et se détache de l'Europe. L'idée était que l'euro arrimerait l'Allemagne à l'Europe. La politique de concurrence en Europe s'est faite elle aussi pour des raisons politiques, et on finit par avoir davantage une politique d'intégration qu'une véritable politique de concurrence. Je ne suis pas un grand amateur de cette façon de procéder : faire des réformes économiques à la va-vite parce que je n'arrive pas à initier ouvertement des changements politiques. Je pense par ailleurs que nous avons intégré trop vite des pays qui n'auraient pas dû être mis dans la zone euro. Nous aurions dû établir un club très fermé dès le départ, et y aller très progressivement. Au lieu de cela, nous avons accueilli des pays à niveaux de développement trop hétérogènes, a la fois sur le plan technologique et d'un point de vue institutionnel. En particulier la Grèce est ce que l'on appelle en anglais un weak state et a mon sens un weak state n'a pas immédiatement sa place dans l'euro.

Cela ne veut pas dire qu'il faille sortir de la Grèce de l'euro, mais un weak state n'aurait pas dû être intégré. Une question par exemple est de savoir si vous avez un Etat capable de lever l'impôt. Si vous ne l'êtes pas, vous n'êtes pas mûr pour être dans l'euro. Vous pouvez être dans la communauté européenne et profiter de beaucoup d'avantages, mais l'euro doit demeurer un club très sélectif. J'ajoute enfin que nous n'étions pas du tout conscient de l'importance des réglementations macro-prudentielles à l'époque. Maastricht aurait dû inclure des volets macro-prudentiels. Cela a été fait de manière un peu rapide et improvisée. Quand des pays comme la Suède et le Royaume-Uni ont décidé de ne pas rejoindre l'euro, ils ont été très bien inspirés. Cela a dopé la croissance de la Suède.

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