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Persuadé de vous faire régulièrement piquer vos idées ? Ce petit problème de mémoire qui nous fait prendre un souvenir pour une idée originale
©DR

Vous êtes sûr(e)...?

Phénomène caractérisé par l'inconscience, la cryptomnésie constitue un biais mémoriel par lequel un individu a l'impression erronée d'avoir produit une idée alors que celle-ci a été produite par quelqu'un d'autre. Les minorités en font particulièrement les frais.

Jean-Pierre Vernet

Jean-Pierre Vernet

Jean-Pierre Vernet est l'auteur d'une thèse de doctorat (2003) portant sur le concept de "cryptomnésie sociale" qui fut son sujet de recherche jusqu’en 2010. 

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Atlantico : Qu'est-ce que la cryptomnésie ?

Jean-Pierre Vernet : À l’origine, il s’agit d’un mot de psychopathologie (la psychologie se rapportant aux malades mentaux) que d’autres branches de la psychologie ont emprunté. Il s’agit dans tous les cas de l’oubli de la source d’une idée.

Les études sur le sujet ont-elles permis de comprendre les causes de ce phénomène ?

C’est une bonne question. A ma connaissance, les causes ne sont pas réellement connues. Les études tentent d’abord de comprendre ou de décrire le phénomène. Néanmoins, le phénomène de cryptomnésie sociale s’explique bien par les théories actuelles. Ces dernières prédisaient le phénomène. Par exemple, un des grands principes de la psychologie sociale est que les gens cherchent à avoir une identité positive. On peut l’avoir parce qu’en tant qu’individu, on a un bon job, de gentils et beaux enfants, des diplômes valorisants, etc.  On peut aussi avoir une identité positive en se référant à l'identité de son groupe. Je ne suis alors plus un individu isolé (avec mes diplômes et mes enfants) mais le membre d’un groupe dont je partage l’identité. C’est ce qu’on appelle l’identité sociale. Les exemples ne manquent pas. Ce peut être la défense de la nation dans les tranchées. Ce peut encore être le fait de vouloir s’engager dans l’armée suite aux attentats. Je donnerai encore un dernier exemple : les supporters de foot - c’est d’actualité. Après tout, ce sont les 11 joueurs qui jouent et qui gagnent. Pourtant, "on a gagné" est sur toutes les lèvres car le "on" nous inclue.  La victoire des 11 rejaillit sur les supporters. Dans le but de sauvegarder une bonne image, on peut être cependant conduit à se dissocier (si les joueurs perdent, "ils ont perdu" peut remplacer le "on a perdu").
Dans le cas qui nous concerne, si la source d’une idée n’est pas valorisante (parce qu’elle est  minoritaire et qu’une minorité est généralement mal vue) mais que l’idée est bonne, on peut aussi dissocier le contenu (le message) de sa source minoritaire. Nous y reviendrons, mais il est possible déjà ici d’entrevoir une problématique avec une portée sociale importante quand on sait qu’une grande partie des évolutions dans une société provient des minorités.

Est-on conscient de "voler" une idée, ou au contraire d'avoir l'impression qu'on nous l'a dérobée lors de ce phénomène ?

Votre question me fait penser à cette célèbre réplique du Gendarme de Saint-Tropez :
- "C'est une très bonne idée, Cruchot !
- Oui mon adjudant.
- D'ailleurs, cela aurait pu être mon idée.
- Ben oui mon adjudant.
- D'ailleurs, c'est mon idée, Cruchot !"

Si on avait conscience, ce serait de la mauvaise foi (comme pour le cas de l’adjudant) et non de la cryptomnésie. Par définition, la cryptomnésie implique l’oubli. Nous ne sommes pas conscients alors de voler l’idée d’autrui.
Il faut un certain délai pour que l’on oublie la source d’une idée. Sinon, la mauvaise foi est patente (comme avec l’adjudant) autant pour le voleur que pour le volé.

Les causes peuvent-elles également être sociales (cf. le sondage sur les 1 000 patrons parmi lesquels environ la moitié ont avoué avoir piqué au moins une fois l'idée de leurs employés) ?

Comme dit plus haut, la cryptomnésie sociale est la conséquence de processus sociaux essentiellement identitaires.  

Peut-on dès lors imaginer que ce phénomène devienne plus grave qu'une simple impression de vol d'idée ?

Assurément ! Le fait d’occulter la source minoritaire permet de reprendre son message tout en continuant de la discriminer.  Voler et discriminer ! Et cela a d’importantes conséquences ! Pour la minorité, cela la conduit à resserrer les rangs, c’est-à-dire à plus de cohésion encore. En d’autres mots, elle est prête à en découdre, mais le peut-elle aisément ? Rien n'est moins sûr.
Prenons un exemple pour illustrer la cryptomnésie sociale. Tout le monde est maintenant d’accord pour dire que l’égalité des sexes est une bonne chose et que le sexisme n’est pas bien. Pourtant, les féministes qui se sont battues pour ces idées, idées pour lesquelles nous devrions leur être reconnaissants, sont toujours mal vues. Allons plus loin encore. Si les attitudes (qui relèvent du conscient) sont en effet pour l’égalité entre les sexes, les comportements (qui eux sont moins contrôlables par le conscient) restent encore fortement imprégnés de sexisme. Il n’y a pas là de contradiction. Il y a mout résultats montrant que racisme et sexisme sont ambivalents : avec une forme manifeste (où les gens se montrent généralement plus égalitaires) et une autre plus latente (où les gens se montrent plus racistes ou sexistes).

Dans ce contexte,  on découvre que les féministes sont bloquées dans leurs actions sociales d'évolution de la société vers moins de sexisme. En effet, leurs discours sont socialement invisibles. Comme tout le monde est d’accord avec l’égalité des sexes, il n’y a plus de différence qui distingue le féministe du non féministe.  Cette invisibilité gêne considérablement un changement de fond dans la société puisque le débat est simplement ignoré.  De plus, comme tout le monde est déjà d’accord avec l’égalité des sexes, les gens ne comprennent pas ce qu’elles veulent encore. Ce mot "encore" résonne fortement. Ce n’est pas pour rien qu’un mouvement féministe se nomme "Encore féministes".  Les gens taxent donc les féministes d’extrémistes car si elles manifestent alors qu’elles ont déjà l’égalité, c’est, selon eux, qu’elles en veulent plus, avec l’image en toile de fond d’une guerre des sexes. Pourtant, elles ne désirent que la conformité des comportements à l’attitude affichée. (Je schématise car le féminisme est un sujet complexe qui renvoie à des orientations parfois contraires et souvent différentes).

Est-ce un phénomène causé par une pathologie (forme de démence éventuelle, etc.) ?

Non, les processus identitaires dont découle la cryptomnésie sont tout à fait normaux, bien que parfois fort pervers.

Peuvent-ils être handicapants pour les personnes qui y sont sujettes ?

Oui, être victime de discrimination alors que l’on devrait être reconnu pour avoir fait avancer la société est handicapant. Je crois même me souvenir qu'être victime de discrimination a des conséquences sur la santé. Par ailleurs, c’est aussi handicapant pour la société elle-même qui n’évolue pas/peu. Les femmes sont encore très sujettes au plafond de verre, au mur de verre (un poste à risque est plus facilement donné à une femme. "Si elle se plante, ce n’est qu’une femme".), etc. Il y a régulièrement des articles dans les média rappelant ce sexisme.

Faut-il s'inquiéter de ressentir plus ou moins régulièrement cette impression d'idées erronées ?

Pour la cryptomnésie sociale, non, ce ressenti peut même être positif. Ce qui fut dissocié (contenu et source) peut être réassocié, impliquant dès lors un moindre rejet de la source et même une meilleure prise en compte du message. Dans une de mes recherches, les participants étaient invités à se rappeler le lien entre féministes et droits des femmes. Ce rappel, cette prise de conscience, sous certaines conditions où l’identité positive était préservée, conduisait les participants à moins rejeter les féministes et à moins de sexisme.  
Afin d'aller plus loin dans la compréhension de ce phénomène, je propose à la lecture cet article à caractère de vulgarisation. 

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