Paul Verlaine : « Je m’en fous, de Ronsard !» <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Culture
Paul Verlaine au café François Ier, photographie de Dornac dans la série « Nos contemporains chez eux », 1892 - source : Domaine Public
Paul Verlaine au café François Ier, photographie de Dornac dans la série « Nos contemporains chez eux », 1892 - source : Domaine Public
©DR

Atlantico Litterati

Voici la seule et unique interview que Paul-Marie Verlaine (1863-1915) - l’un des grands poète français - accorda à quelqu'un, en l'occurrence, le reporter Jules Huret. Ce document est extrait du recueil intitulé « Enquête sur l’évolution littéraire » dont l’auteur - inspiré - est Jules Huret. (Les Cahiers Rouges/Grasset).

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

Voir la bio »

«  Le pittoresque se joint à l’intelligence pour faire de ce livre une bible des lettres », nous dit l’éditeur. «Venue du monde anglo-saxon, l’interview s’épanouit en France à partir des années 1870-80, dans des journaux comme Le Figaro, le Gil Blas et le Petit Journal, d’abord sur des sujets politiques, puis en lien avec l’actualité littéraire, précise l’éditeur-écrivain Charles Dantzig. « Je ne vois rien dans mon instinct qui me force à chercher le pourquoi du pourquoi de mes larmes ; quand je  suis malheureux, j’écris des vers tristes, c’est tout ! » s’insurge par exemple Verlaine (« L’âme la plus sonore qui ait jamais fait chanter le verbe de la France»).

«  J’ai rencontré Verlaine en son café habituel, le François-Premier, boulevard Saint-Michel, nous dit l’interviewer, Jules Huret.  Verlaine avait fait, dans la journée, des courses pour récupérer des ors, comme il dit ; et sous son ample « macfarlane » à carreaux noirs et gris rutilait une superbe cravate de soie jaune d’or, soigneusement nouée et fichée sur un col blanc et droit. Verlaine, chacun le sait, n’est pas très causeur ; c’est l’artiste de pur instinct qui sort ses opinions par boutades drues, en images concises, quelquefois d’une brutalité voulue, mais toujours tempérées par un éclair de bonté franche et de charmante bonhomie. 

Aussi est-il très difficile de lui arracher, sur les théories d’art, des opinions rigoureusement déduites. Le mieux que j’aie à faire c’est de raconter, de notre longue conversation, ce qui a spécialement trait à mon enquête. 

Comme je lui demandais une définition du symbolisme, il me dit : 

— Vous savez, moi, j’ai du bon sens ; je n’ai peut-être que cela, mais j’en ai. Le symbolisme ?... comprends pas... Ça doit être un mot allemand... hein ? Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Moi, d’ailleurs, je m’en fiche. Quand je souffre, quand je jouis ou quand je pleure, je sais bien que ça n’est pas du symbole. Voyez-vous, toutes ces distinctions-là, c’est de l’allemandisme; qu’est-ce que ça peut faire à un poète ce que Kant, Schopenhauer, Hegel et autres boches pensent des sentiments humains ? Moi je suis Français, vous m’entendez bien, un chauvin de Français, – avant tout. Je ne vois rien dans mon instinct qui me force à chercher le pourquoi du pourquoi de mes larmes ; quand je suis malheureux, j’écris des vers tristes, c’est tout, sans autre règle que l’instinct que je crois avoir de la belle écriture, comme ils disent ! 

Sa figure s’assombrit, sa parole devint lente et grave. 

— N’empêche, continua-t-il, qu’on doit voir tout de même sous mes vers le... Gulf Stream de mon existence, où il y a des courants d’eau glacée et des courants d’eau bouillante, des débris, oui, des sables bien sûr, des fleurs, peut-être... 

À chaque instant, dans les conversations de Verlaine, on est surpris et ravi par ces antithèses imprévues de brutalité et de grâce, d’ironie gaie et d’indignation farouche. Mais, je le répète, il est impossible de suivre rigoureusement la marche d’ un entretien avec lui. Ce jour-là, il s’écartait à chaque instant du sujet, et, comme je m’efforçais par toutes sortes de biais à le ramener au symbolisme, il s’emporta plusieurs fois, et frappant de grands coups de poing sur la table de marbre dont son absinthe et mon vermouth tremblaient, il s’écria : 

— Ils m’embêtent, à la fin, les cymbalistes ! eux et leurs manifestations ridicules ! Quand on veut vraiment faire de la révolution en art, est-ce que c’est comme ça qu’on procède ! En 1830, on s’emballait et on partait à la bataille avec un seul drapeau où il y avait écrit Hernani ! Aujourd’hui, c’est des assauts de pieds plats qui ont chacun leur bannière où il y a écrit Réclame ! Et ils l’ont eue leur réclame, une réclame digne de Richebourg... Des banquets... je vous demande un peu... 

Il haussa les épaules, et parut se calmer, comme après un grand effort. Il y eut un instant de silence. Puis il reprit : 

— N’est-ce pas ridicule tout cela, après tout! Le ridicule a des bornes, pourtant, comme toutes les bonnes choses... 

Par bribes, il continua, la pipe constamment éteinte et rallumée : 

— La Renaissance ! Remonter à la Renaissance ! Et cela s’appelle renouer la tradition ! En passant par -dessus le dix-septième et le dix-huitième siècles ! Quelle folie ! Et Racine, et Corneille, ça n’est donc pas des poètes français, ceux-là ! Et La Fontaine, l’auteur du vers libre, et Chénier! ils ne comptent pas non plus! Non, c’est idiot, ma parole, idiot. 

Toujours il haussait les épaules, ses lèvres avaient une moue dédaigneuse, son sourcil se fronçait. Il dit encore : — Où sont-elles, les nouveautés ? Est-ce que Arthur Rimbaud, – et je ne l’en félicite pas – n’a pas fait tout cela avant eux ? Et même Krysinska ! Moi aussi, parbleu,page77image5783392page77image7132544je me suis amusé à faire des blagues, dans le temps ! Mais enfin, je n’ai pas la prétention de les imposer en évangile ! Certes, je ne regrette pas mes vers de quatorze pieds ; j’ai élargi la discipline du vers, et cela est bon ; mais je ne l’ai pas supprimée ! Pour qu’il y ait vers, il faut qu’il y ait rythme. À présent, on fait des vers à mille pattes ! Ça n’est plus des vers, c’est de la prose, quelquefois même ce n’est que du charabia... Et surtout, ça n’est pas français, non, ça n’est pas français ! On appelle ça des vers rythmiques ! Mais nous ne sommes ni des Latins, ni des Grecs, nous autres ! Nous sommes des Français, sacré nom de Dieu ! 

— Mais... Ronsard ?... hasardai-je. 

— Je m’en fous de Ronsard ! Il y a eu, avant lui, un nommé François Villon qui lui dame crânement le pion ! Ronsard! Pffif! Encore un qui a traduit le français en moldo-valaque ! 

— Les jeunes, pourtant, ne se réclament-ils pas de vous ? dis-je. 

— Qu’on prouve que je suis pour quelque chose dans cette paternité-là ! Qu’on lise mes vers ! 

Sur un ton comique, il ajouta :
— 19, quai Saint-Michel, 3 francs !
Puis :
— J’ai eu des élèves,oui;mais je lesconsidère comme des élèves révoltés : Moréas*(voir ci-dessous NDLR), au fond, en est un.
— Ah! fis-je.
— Mais oui ! Je suis un oiseau, moi (comme Zola est un bœuf, d’ailleurs), et il y a des mauvaises langues qui prétendent que j’ai fait école de serins. C’est faux. Les symbolistes aussi sont des oiseaux, sauf restrictions. Moréas aussi en est un, mais non... lui, ce serait plutôt un paon... Et puis il est resté enfant, un enfant de dix-huit ans. Moi aussi je suis gosse... (Ici, Verlaine prend sa posture coutumière : il redresse la tête, avance les lèvres, fixe devant lui, étend le bras)... mais un gosse français, crénom de Dieu ! en outre ! Et aussitôt il se mit à rire d’un rire bonhomme, vraiment gai, contagieux, qui me prit à mon tour ; 

— Comment se fait-il que vous ayez accepté l’épithète de décadent, et que signifia-t-elle pour vous ? 

— C’est bien simple. On nous l’avait jetée comme une insulte, cette épithète ; je l’ai ramassée comme cri de guerre ; mais elle ne signifiait rien de spécial, que je sache. Décadent ! Est-ce que le crépuscule d’un beau jour ne vaut pas toutes les aurores ! Et puis, le soleil qui a l’air de se coucher, ne se lèvera-t-il pas demain ? Décadent, au fond ne voulait rien dire du tout. Je vous le répète, c’était plutôt un cri et un drapeau sans rien autour. Pour se battre, y a-t-il besoin de phrases ! Les trois couleurs devant l’aigle noir, ça suffit, on se bat !... 

— On reproche aux symbolistes d’être obscurs... Est-ce votre avis ? 

— Oh! Je ne comprends pas tout, loin de là !D’ailleurs, ils le disent eux-mêmes : « Nous sommes des poètes abscons. Mais pourquoi « abscons » tout court? Si, encore, ils ajoutaient : « comme la lune » !

De nouveau, il éclata de rire, et je fus bien forcé de l’imiter. 

À ce moment, il me sembla que la partie sérieuse de notre entretien prenait fin... Je me rappelai une réflexion que m’avait faite M. Anatole France, et je dis encore à Verlaine : 

— Est-il vrai que vous soyez jaloux de Moréas* ?

( *NDLR =voir ci-dessous) .

Il redressa le buste, improvisa un long geste du bras droit, se mouilla les doigts, se frisa rythmiquement la moustache et dit en appuyant : 

— Voui!!

*NDLR

Jean Moréas était un poète grec de langue française. Il publia de nombreux poèmes dans des revues et magazines tels que Lutèce et Le Chat noir et réunit ses poèmes dans deux recueils 'Les Syrtes' et 'Cantilènes'. Il écrivait initialement dans le style symbolique et  conçut le Manifeste symboliste (1886), qu'il publia dans « Le Figaro ».

Lire aussi :

« Paul Verlaine, Œuvres poétiques complètes », Bibliothèque de La Pléiade, 1938, édition complétée en 1962

 Repères : 

Verlaine « Né le 30 mars 1844 à Metz ( Mozelle) et mort le 8 janvier 1896 à Paris,Paul- Marie Verlaine est un  écrivain et poète français. Il  publie son premier recueil, « Poèmes saturniens » à 22 ans. Il épouse en 1870 Mathilde Mauté. Le couple aura un enfant, Georges Verlaine. La vie de Verlaine est bouleversée quand il rencontre Arthur Rimbaud en 1871.

Leur relation tumultueuse en Angleterre et en Belgique débouche sur cette scène violente où, à Bruxelles, Verlaine, blesse d'un coup de revolver  au poignet celui qu'il appelle son « époux infernal ». 

Jugé et condamné, il passe deux années en prison, renouant avec le catholicisme de son enfance et écrivant des poèmes qui prendront place dans les recueils suivants : « Sagesse » (1880), « Jadis et Naguère (1884) et « Parallèlement » (1889).

 L'auteur sulfureux des « Poèmes saturniens » vit ses dernières années dans la déchéance. Peu avant sa mort en 1896, la presse le célèbra pourtant comme le « Prince des poètes » français.

« En février 1890, il reçoit l'hommage d'un lecteur prestigieux : Anatole France, considéré alors comme l'un des plus grands écrivains de la Troisième République. Dans un article publié par Le Temps, France décrit le « vieux vagabond, fatigué d'avoir erré trente ans sur tous les chemins », dont il raconte la vie, non sans évoquer à demi-mots son homosexualité.

Usé par l'alcool et la maladie, Verlaine meurt à 51 ans, le 8 janvier 1896, d'une pneumonie. Constamment réédité depuis sa mort, Verlaine est aujourd'hui considéré comme l'un des plus grands poètes français du XIXe siècle. Il est inhumé au cimetière des Batignolles, à Paris. »

Œuvres :

 Entre autres : Poèmes saturniens (1866) Fêtes galantes (1869)La Bonne Chanson (1870)Romances sans paroles (1874)Sagesse (1880)Jadis et Naguère (1884)Amour (1888Parallèlement (1889)Dédicaces (1890)Bonheur (1891)Chansons pour Elle (1891) » (cf. Wikipedia)

Repères : Jules Huret 

Journaliste passionné par la littérature, Jules Huret (1863-1915), reporter en 1890 à « L’Écho  de Paris »  parvient à réaliser avec ces 64 interviews d’écrivains et poètes un panorama de la vie littéraire de son époque,  marquant ainsi l’avènement  de la littérature dans la presse généraliste. Il s’exprime dans ce livre sur la complexité de son travail (page 23) 

« Pour finir je m’expliquerai sur le reproche qu’on me fera d’accompagner de désinvolture l’adieu d’une besogne qui me fut profitable. Qu’on tienne compte qu’ainsi et avant tout je ménage mon amour propre, car je n’ignore ni l’ironie qui persifle le peine les talons tournés nie le mépris  dont accablent «  ce petit reportaillon » les prétentieux qu’il néglige d’interviewer. (..) Peut être mon irrespect disimule-t-il mal les désillusions si souvent éprouvées au contact de personnalités dont je n’avais jusqu’alors pratiqué que l’esprit. Peut-être avais-je trop voulu croire jusqu’ici qu’à défaut des dons de génie, le moindre des écrivains possédait possédait l’enthousiasme et l’amour désintéressé de l’art ? Ai-je besoin d’ajouter puisqu’on en retrouvera le témoignage  que mon « Enquête » m’a laissé aussi des impressions de sympathie et d’admiration d’autant plus qu’elles ont été plus rares.Si les déprimantes constatations l’emportent, c’est, hélas,  que le métier littéraire  n’échappe pas à la loi féroce de la concurrence vitale et que là comme en toute carrière, les interêts  matériels priment et tyrannisent les  appétences spirituelles. » JULES HURET/ Aout1891

(cf. Grasset)

Copyright Jules Huret « Enquête sur l’évolution littéraire (Cahiers Rouges/Grasset) 368 pages/14 euros

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !