Orange mécanique, le retour : mais que cachent ces tabassages en série pour des histoires de masques ? <!-- --> | Atlantico.fr
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chauffeur de bus de Bayonne Philippe Monguillot Véronique Monguillot port du masque violences incivilités ensauvagement coronavirs covid-19
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©GAIZKA IROZ / AFP

Rébellion, sauvagerie ou les deux ?

De plus en plus de personnes se font violemment attaquer pour avoir voulu faire respecter le port du masque. Que se passe-t-il dans la tête de leurs agresseurs que nous devrions comprendre afin de pouvoir réagir ?

Philippe Crevel

Philippe Crevel

Philippe Crevel est économiste, directeur du Cercle de l’Épargne et directeur associé de Lorello Ecodata, société d'études et de conseils en stratégies économiques.

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Bertrand Cavallier

Bertrand Cavallier

Bertrand Cavallier est général de division (2S) de gendarmerie. Spécialiste du maintien de l’ordre et expert international en sécurité des Etats, il est notamment régulièrement engagé en Afrique. Le général Bertrand Cavallier est l'ancien commandant du Centre national d’entraînement des Forces de gendarmerie de Saint-Astier. 

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Atlantico.fr : Après l'agression et la mort de Philippe Monguillot (chauffeur de bus à Bayonne), un client d’une laverie à Soisy-sous-Montmorency a porté plainte le lundi 3 août après avoir été roué de coups par quatre personnes. Ces personnes ont été attaquées pour avoir voulu faire respecter le port du masque. Quelles causes politiques peuvent-être à l'origine de la montée de la violence dans notre société ?

Général Bertrand Cavallier : Ces tabassages n’ont à mon avis rien à voir avec le port du masque. Certes, il y a dans l’opinion, une fraction qui s’oppose à cette mesure au motif qu’elle ne la pense pas utile. (dont je rappelle qu’elle fut  initialement et de façon stupéfiante la position officielle). Cette même fraction qui peut remettre en cause la vaccination. Ce sont là des courants assez hétéroclites au demeurant que l’on retrouve dans de nombreux pays d’Europe. Mais qui selon moi sont éloignés des comportements violents que l’on constate.

Ces faits de violence en réalité  ne sont pas dissociables d’autres faits similaires. Aujourd’hui, le simple fait de rappeler une personne à l’ordre vous expose à des violences. Toute remarque portant sur un éventuel manquement est de plus en plus souvent interprétée comme une provocation. Pour ceux qui comme moi utilisons couramment les moyens de transport tel que le métro, l’on sait sciemment qu’il est de plus en plus hasardeux de se livrer à une telle démarche.

Comment d’ailleurs pourrait-il en être autrement ? Alors même que les membres des forces de l’ordre sont de plus en plus contestés dans ce rôle au point d’ailleurs, comme à Paris, et ayant le sentiment de n’être plus suffisamment soutenus, d’adopter une posture de plus en plus passive.

Philippe Crevel : Notre société individualiste, en voie de vieillissement est très sensible à la question de la violence. Les crimes et les délits sont moindres aujourd’hui qu’il y a cinquante ou cent ans même si une résurgence est constatée depuis une décennie en France comme au sein d’autres pays avancés comme les Etats-Unis. La perte de référents, familiaux, religieux, communaux, professionnels a certainement favorisé ce renouveau tout comme la glorification des comportements anormaux par les médias. A partir des années 1980, les psychologues s’interrogeaient sur les éventuelles conséquences des fils violents et des jeux vidéo sur les jeunes. Quarante ans plus tard, ils ont leur réponse. Les ratonades gratuites filmées par smartphone, le défoulement de violence gratuite sont exacerbées par les réseaux sociaux. Les politiques au sens large du terme apparaissent bien démunis face aux violences polyphoniques qui traversent la société au point de remette en danger les fondements du vivre ensemble. Depuis trente ans, les gouvernements promettent des solutions, des moyens avec peu de résultats tangibles. Le développement de la surveillance vidéo, les peines planchers, les bracelets électroniques, une kirielle de réformes n’ont favorisé que la montée de la défiance. La baisse du niveau scolaire, les cités abandonnés, le chômage, le ralentissement de l’ascenseur social sont autant d’explications qui pour autant ne justifient pas la violence. Un manque de constance, de ligne politique explique la situation actuelle. Ce n’est pas en changeant le nom des quartiers sensibles que le problème de la violence sera résolu. Ce ne sont pas quelques voitures de police qui changera la donne.

A lire aussi : Un homme violemment agressé dans une laverie pour avoir demandé de porter un masque

Notre modèle social doit-il être reconsidéré à l'heure où une grande partie de la population ne semble plus comprendre les règles du vivre ensemble ?

Général Bertrand Cavallier : Comment en sommes-nous arrivés à cette évolution de notre société ? Car quoi qu’en disent certains sociologues qui relativisent cette transformation, nul ne peut nier la brutalité croissante qui prévaut aujourd’hui, ce que d’aucuns surnomment l’ensauvagement. Cet état de fait de plus en plus courant où ce n’est plus la force du droit républicain qui s’impose, mais la volonté de l’individu ou du groupe le plus fort.

Les causes de ce constat sont multiples comme je m’en expliquais déjà dans un article publié sur votre site dimanche dernier. Elles tiennent évidemment à la contestation même du principe de l’autorité qu’on ne saurait confondre avec cette disposition que l’on prête au comportement du français. Mai 68 constitue dans sa dimension idéologique, donc philosophique, une date clé pour comprendre ce phénomène.

Cette érosion du principe d’autorité mais aussi de l’ordre moral sur fond de systématisation de la posture contestataire a été constante. Elle s’est doublée d’une stigmatisation des forces de l’ordre. Jeune lycéen, et fils de gendarme, je me souviens encore des propos de mon professeur de français qui les qualifiait de forces d’oppression. Quelques 20 années plus tard, alors commandant de la compagnie de gendarmerie d’Annecy, je constatais les difficultés de mes gendarmes, compte tenu de l’opposition du corps professoral, à pouvoir intervenir dans l’enceinte des établissements scolaires pour traiter -déjà ! - des trafics de stupéfiants ou réguler des phénomènes de violence.

Parallèlement, une nouvelle approche de la justice a prévalu qui a progressivement remis en cause le caractère dissuasif de la peine. En d’autres termes, sous couvert d’une mutation de la réponse pénale, s’est développé un ressenti croissant d’impunité. L’individu ainsi de moins en moins régulé peut nuire davantage à l’autre et au corps social.

Les effets croisés de ces phénomènes se sont logiquement avérés dévastateurs. Dès 1997, Lionel Jospin, comprenant la dimension sociale première de la sécurité, avait révélé une mutation idéologiqueEt souvenons-nous de sa fameuse déclaration prononcée le 6 décembre 1999 «  sur les priorités du gouvernement en matière de sécurité notamment la présence de forces de sécurité dans les quartiers sensibles, le renforcement de l'efficacité des sanctions à la suite d'infractions et la volonté de préserver l'école de la violence et d'amplifier les actions en faveur de la jeunesse».[1]

Aujourd’hui, le discours politique a-t-il vraiment changé ? Evidemment non, alors même que la situation s’est complexifiée.

En effet, sans évoquer celui de la famille, le creuset de l’éducation nationale n’exerce plus son rôle dominant dans la construction de la personnalité, dépassée par un environnement conditionné par les réseaux sociaux, l’usage débridé de jeux vidéo au réalisme de plus en plus violent, l’accès libre à la pornographie, la prégnance des paradigmes importés d’outre-atlantique… « Les bouleversements culturels et cognitifs sont réels »[2].

Par ailleurs, sous l’effet d’une immigration massive, de nouveaux environnements sociaux et culturels ont émergé qui déterminent des concepts de soi différents dans leur dimension cognitive, sociale, affective. Qui modifient parfois radicalement le rapport à l’autre, à l’altérité (sexuelle, religieuse, ethnique…) et suscitent une autre conception du « vivre ensemble » plus ou moins compatible avec celui que nous entendons préserver. Faut-il porter un jugement de valeur ? Face à une République qui s’est essoufflée, qui n’est plus crainte car ayant abjuré sa puissance, c’est de toute évidence sur un territoire donné celui du groupe le plus déterminé et le plus homogène qui l’emporte d’autant que l’on a sacralisé le concept de minorité. La minorité qui est devenue un véritable mythe incapacitant pour la République. Alors qu’il faut le rappeler, ce concept de minorité est contraire au principe même de la République, et qu’il piège trop souvent la personne aspirant pleinement à la citoyenneté française dans un milieu qu’il ne désire pas.

C’est en ne se trompant pas sur les causes de cette violence que, sous réserve de courage à tout niveau, et par une action au-delà de la sécurité proprement dite, le redressement si majoritairement attendu de notre pays sera possible.

Philippe Crevel : Valéry Giscard d’Estaing rêvait de rassembler deux Français sur trois. Ce souhait n’était pas en soi illégitime à la fin des années 70 et au début des années 80. Les Trente Glorieuses avaient permis l’émergence en France comme dans les autres pays occidentaux d’une large classe moyenne comprenant les ménages dont les revenus se situaient entre le 4ème et le 9ème décile. Les modes de vie avaient tendance à s’harmoniser, les goûts comme les rêves étaient communs. Ce sentiment d’appartenance au bloc central de la population était rendu possible par l’ascension sociale offerte par l’éducation et par la promotion professionnelle. L’accès à la propriété constituait une étape importante dans ce schéma d’intégration aux classes moyennes. La possibilité de partir en vacances, une ou plusieurs fois dans l’année était également un marqueur. Du fait de comportements et de valeurs partagés par un grand nombre, le brassage social était plus facile surtout en dehors du travail. Le Club Méditerranée n’avait pas encore décidé de monter en gamme. Les villages, dans l’esprit post soixante-huitard, étaient des expériences quasi fouriéristes. Dans les faits, cette société de consommation n’était pas l’apanage de deux Français sur trois. Elle était élitiste, et bien plus que la société actuelle. Seules les professions libérales, les indépendants aisés, les cadres supérieurs pouvaient réellement y accéder mais le sentiment dominant était que tout un chacun par son travail, par ses compétences pouvait y accéder.

La France a été l’un des premiers pays européens à devoir gérer un mal être politique. La prise de conscience de la banalisation du statut du pays a été difficilement appréhendée par l’opinion publique. La multiplication des crises, l’évolution des mœurs, l’urbanisation longtemps retardée et les mutations technologiques ont oxydé les fondements de la société. La question de l’immigration a servi de catalyseur au mal être français. L’immixtion du Front National dans le débat politique intervient réellement en 1983 lors de l’élection municipale de Dreux. Elle sera confirmée à l’occasion des élections européennes de 1984. La question de l’immigration, à l’origine du renouveau politique de l’extrême droite, avait été, quelques années auparavant, mise en avant par le Parti communiste. À Noël 1980, le futur secrétaire général du PC, Robert Hue qui était alors maire de Vitry-sur-Seine, s’en était pris à un foyer qui avait accueilli deux cents Maliens. Depuis l’immigration n’en finit pas de diviser la société française.

Depuis la fin des années 1970, la France a connu sept à huit crises économiques plus ou moins violentes. Le chômage de masse s’est installé de manière pérenne. Sa résorption, objectif de tous les gouvernements, est reportée de mandat en mandat. En 1981, François Mitterrand s’était engagé à ce que le nombre de demandeurs d’emploi ne dépasse pas deux millions ; François Hollande, un quart de siècle plus tard lia son destin à la baisse de la courbe qui s’y refusa malgré des efforts conséquents. Même si le contrat à durée indéterminée (CDI) reste la forme dominante au niveau professionnel, l’idée selon laquelle la précarité serait devenue la norme s’est installée. Ce sentiment n’est pas sans fondement. Les jeunes actifs éprouvent de plus en plus de difficultés à stabiliser leur situation professionnelle avant 30 ans. La multiplication des CDD à temps partiel et de l’intérim a provoqué une segmentation du marché du travail. La remise au goût du jour du travail indépendant a également contribué à modifier le rapport à l’emploi. Si des années 1940 aux années 1990, le nombre de travailleurs non-salariés n’en finissait pas de décliner, il est, depuis, en progression notamment grâce aux auto-entrepreneurs devenus micro-entrepreneurs. La tertiarisation des activités économiques, accélérée par le développement de l’informatique et d’Internet, a facilité l’externalisation et le recours à des prestataires. La désindustrialisation et la réduction des chaînes hiérarchiques ont joué un rôle important dans l’éclatement des classes moyennes.

Les grandes entreprises ont permis à de nombreux Français d’origine modeste et non-diplômés de l’enseignement supérieur d’accéder à des postes de responsabilité. Ce phénomène s’est estompé avec la désindustrialisation. Le diplôme, s’il est toujours un gage d’emploi, n’est plus une garantie de promotion sociale. Il est une source de frustration pour certains qui n’obtiennent pas des emplois à la hauteur de leur aspiration, a fortiori quand ils sont peu ou mal rémunérés. Le rapport au travail en a été également profondément modifié. Si dans le passé, il était le point cardinal de l’accomplissement personnel, il a perdu ce rôle pour une partie de la société. La réduction du temps de travail, la société des loisirs mais aussi l’absence de visibilité et de considération expliquent le changement d’attitude d’une partie des actifs vis-à-vis du monde du travail. Cette modification est également liée à la baisse du poids des revenus du travail pour les ménages se situant dans les quatre premiers déciles. Les prestations sociales représentent plus de la moitié des revenus pour les 20 % des ménages les plus modestes.

Pour une partie de la population, marginale en nombre mais perturbante pour la grande majorité, la drogue et toutes les activités illicites apparaissent bien plus attrayantes que l’école ou le train train du travail. Plus de 300 000 personnes travailleraient directement ou indirectement dans la drogue, des convoyeurs aux vendeurs en passant par les guetteurs. En instituant une amende au simple consommateur d’herbe, les pouvoirs publics risquent de légaliser le milieu.

Au moment où la France vit une des plus sévères crises de son histoire, les messages adressées par le Gouvernement apparaissent bien contradictoires. D’un côté l’argent tombe du ciel, presque sans limite ; de l’autre, il faudrait être rigoureux. D’un côté, il faut travailler, de l’autre il faut partir en vacances. D’un côté, des augmentations tombent quand d’autres doivent se satisfaire de faibles rémunérations et de conditions de travail précaires. D’un côté, la liste des prestations sociales s’allongent ; de l’autre les prélèvements n’en finissent pas d’augmenter.

Cela peut apparaître ringard mais en 1871, en 1918 ou en 1945, la France ne s’en est sortie que par le travail. A la Libération, même les syndicats révolutionnaires appelaient à redoubler d’effort pour reconstruire le pays. Il ne peut y avoir de modèle social qui ne tienne sans responsabilité, sans une communauté convaincue de son destin. Le discours politique mériterait à être plus clair. La France doit elle jouer sa carte en solitaire ou doit-elle faire le pari du fédéralisme européen. Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt avaient l’intention, s’ils avaient été réélus, d’accélérer le rapprochement des deux pays. Quarante ans plus tard, ce projet iconoclaste au regard de notre histoire devient de plus en plus une ardente nécessité dans un système économique dominé par la Chine et les Etats-Unis.

Changer de modèle économique et de modèle social ne suffira pas à casser la mécanique de la violence. Il faut aller au cœur des cités et montrer à leurs habitants que le droit est plus fort que le crime. Il faut rebâtir le contrat social du pays en garantissant la sécurité pour tous et la liberté de travailler légalement.


Notes liées aux réponses du Général Bertrand Cavallier : 

[1]La sécurité est un droit ; l'insécurité est une inégalité sociale.

Pour un trop grand nombre de nos concitoyens, ce droit n'est pas suffisamment assuré dans leurs quartiers, dans les transports publics, ni même dans les établissements scolaires. C'est à cette inégalité sociale que s'est attaqué, depuis trente mois, le Gouvernement. Toute une série de décisions destinées à rechercher - comme je m'y étais engagé à l'issue du colloque de Villepinte - une sécurité égale pour tous, et sur l'ensemble du territoire de la République, ont été mises en oeuvre.

Aujourd'hui, le Conseil de sécurité intérieure s'est réuni pour dresser un bilan des actions réalisées en 1999, en application des décisions prises lors du Conseil de sécurité intérieure du 27 janvier dernier. Lors de celui-ci, trois priorités avaient été définies :

- assurer une présence effective des forces de sécurité dans les quartiers et les lieux sensibles ;

- améliorer l'efficacité de la réponse aux actes de délinquance, de la constatation de l'infraction à l'exécution de la sanction ;

- préserver l'école de la violence et de la délinquance, amplifier les actions de prévention en faveur de la jeunesse.

[2]  L’enfant et les écrans : les recommandations du groupe de pédiatrie générale (Société française de Pédiatrie) à destination des pédiatres et des familles.  17/01/2018

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