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Nuit Debout : une manifestation criante de la nuit idéologique dans laquelle erre notre pays (et bien d’autres en Occident)
©Reuters

Rebel Without a Cause

Quand un mouvement se donne pour raison d'exister d'être et non plus d'agir, il ne faut pas s'attendre à ce qu'il change la donne politique. Les récupérations de ce mouvement post-moderne n'y feront rien. On est loin de Mai 68 et de ses lendemains qui chantent. Quand on manifeste pour le présent, rien n'est plus illusoire que la politique, que celle-ci s'ancre dans le passé ou prépare l'avenir.

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli est membre de l’Institut universitaire de France, Professeur Émérite à la Sorbonne. Il a  publié en janvier 2023 deux livres intitulés "Le temps des peurs" et "Logique de l'assentiment" (Editions du Cerf). Il est également l'auteur de livres encore "Écosophie" (Ed du Cerf, 2017), "Êtres postmoderne" ( Ed du Cerf 2018), "La nostalgie du sacré" ( Ed du Cerf, 2020).

 

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Atlantico : En 1968, on appelait à déconstruire les structures sociales. Le plan a peut-être plus fonctionné que ne l'imaginaient les soixante-huitards. Avec Nuit Debout, on assiste à un nouveau type de manifestation post-moderne : la manifestation sans objectif précis. Après Jour de Colère, qui était une manifestation-sentiment,  Nuit debout est-elle une manifestation-posture ?

Michel Maffesoli : En effet, ce type de manifestation est totalement postmoderne. En quoi ? En ce qu’elle ne poursuit pas un objectif précis, qu’elle ne se projette pas dans un avenir. Mais est-ce que parce qu’elle n’a pas de sens (objectif, but), elle n’aurait pas de signification ? Justement je pense qu’elle a, pour ceux qui y participent, une signification. Non pas une signification projetée sur un avenir plus ou moins proche, mais une signification dans l’acte même : être là et être là ensemble. C’est une messe nocturne. Et on peut donc lui appliquer la définition même de la liturgie religieuse, elle est "sans sens et pleine de sens". C’est à dire sans finalité lointaine, mais pleine de signification pour ceux qui la vivent dans le moment présent. C’est une sorte d’instant éternel .

Cette manifestation traduit une esthétique commune, au sens étymologique du terme, éprouver ensemble. Ce qui est paradoxal, c’est qu’elle réunit des gens qui font communauté alors même qu’ils ont des positions très diverses : politiques et apolitiques, gauchistes et anarchistes, travailleurs et chômeurs, étudiants et jeunes sans formation, nostalgiques du militantisme révolutionnaires et néophytes des manifestations. Mais ils ne font pas communauté sur un programme, un projet. Ils sont ensemble pour être ensemble, sans finalité spécifique, et c’est ce qui fait communauté.

Sa vraie signification c’est qu’il est au delà ou en deçà du politique. Il signifie même une transfiguration du politique.  Très précisément en ce qu’il ne correspond pas à un programme précis . L’important, pour les divers protagonistes étant la dimension émotionnelle dans laquelle ils baignent. Il suffit que l’on vibre ensemble, que l’on "s’éclate" en commun. Ce n’est plus la morale propre au politique qui prévaut, mais bien ce que l’on peut appeler une "éthique de l’esthétique". 

Cette manifestation n'est-elle pas une aubaine plus qu'un frein pour la Loi Travail ? En déplaçant le curseur sur un mécontentement de société généralisé, les jeunes de la place de République et émules ne facilitent-ils pas le travail du gouvernement ?

Ce qui caractérise me semble-t-il ces mouvements (ceux de la place de la République à Paris, comme ceux naissant dans d’autres grandes villes, Toulouse, Strasbourg…) c’est qu’ils se situent plutôt dans une dynamique que dans la critique. Ils prétendent construire le monde, ici et maintenant, par le seul fait d’être ensemble. Ils se situent donc à mille lieux des négociations politico-syndicales réelles et parodiques qui entourent la loi Travail. Ils font consensus (sentir avec), mais ne négocient pas. Ils sont à côté des jeux de pouvoir. C’est une nuit idéologique où ce qui importe c’est de rêver le monde tel qu’il devrait être, et non le penser tel qu’il est. Alors bien sûr, ils peuvent être "récupérés" par tel ou tel parti ou syndicat en mal de représentativité (les élections des syndicats étudiants se font à moins de 5% de participation !), mais au fond ils sont irrécupérables, car ils ne sont mandataires de personne. C’est en quelque sorte la fin de la représentation.

Dire qu’ils facilitent le travail du gouvernement tient du même type de critique que celles adressées à l’abstention qui faciliterait l’avancée du Front national ou en général de toutes celles qui estiment qu’une contestation des modes de la démocratie représentative aboutit à la victoire des extrémismes. Vous avez peut être raison à court terme, c’est-à-dire que les dérives de ce type d’événement (par exemple s’il y a des casseurs) peuvent discréditer les contestataires de la loi Travail. Mais à long terme, ce type de mouvement traduit une césure importante entre le pouvoir des élites et la puissance du peuple ;  ou encore le fossé existant entre les institutions et la jeunesse. 

Et donc même si la loi Travail est votée, si un magnifique "plan Jeunes" est adopté, personne n’aura de reconnaissance envers le gouvernement. Parce que la loi Travail quoiqu’on en dise ne changera rien à la vie quotidienne des gens. La seule chose qui reste dans cette loi Travail, c’est un objectif idéaliste et incantatoire : créer des emplois. Comme si la loi créait les emplois ! 

Pourquoi une contestation de ce type-là n'a pas de chance d'aboutir, quand on connait le sort de mouvements ayant au moins un embryon de projet comme Occupy Wall Street ou les Indignés ?

Je crois qu’une contestation de ce type là n’a aucune chance "d’aboutir", parce que justement son objet n’est pas d’aboutir. L’aboutissement est le prétexte pour se rassembler, mais d’une certaine manière il y a presque un désir latent qu’il ne se réalise pas, car alors il faudrait se séparer ! 

Il est fort possible que nombre des protagonistes rassemblés place de la République, aient de l’aboutissement une acception très différente. C’est ce qui rend sans doute l’aboutissement peu réalisable. Mais c’est aussi ce flou sur les attentes et les intentions de chacun qui a permis que tout d’un coup la mayonnaise ait pris et qu’on ait décidé de rester ensemble. Les occupants de la place de la République ont pris les promesses de la maire de Paris au sérieux qui voulait rendre aux habitants leur place. Et ils l’occupent. Non pas pour bloquer la circulation, faire grève, gêner le pouvoir. Non ils sont là pour être là, ensemble. Occupants pacifiques, ordonnés. 

Ils n’ont même plus besoin de l’habillage de la contestation pour se rassembler. 

Ce qui peut être qualifié de "manque de sérieux", "d’action inutile", de "manque de projet", marque justement le sens profond de ces mouvements. Non plus révolutionnaires ou réformistes, mais profondément présentéistes. Le "jouir sans entraves" des soixantehuitards se projetait dans les "lendemains qui chantent", dans un avenir tout à la fois nébuleux et lointain . La jouissance, plus modeste , des bobos de la Place de la République, veut se vivre ici et maintenant. Du coup son avenir est incertain. Il a le charme d’une copulation mystique, s’épuisant dans l’acte et n’engendrant rien de concret . C’est , en ce sens , une bonne illustration de la décadence de la modernité !

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