Nouvelle Constitution tunisienne : comment la société civile est parvenue à imposer une solution aux partis politiques<!-- --> | Atlantico.fr
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Des membres de l'Assemblée constituante saluent l'adoption par la Tunisie d'un nouvelle constitution, dimanche à Tunis.
Des membres de l'Assemblée constituante saluent l'adoption par la Tunisie d'un nouvelle constitution, dimanche à Tunis.
©Reuters

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Adopté par l'Assemblée constituante après des mois de discussions très difficiles, le texte est issu d'un compromis entre islamistes et laïques.

Vincent Geisser

Vincent Geisser

Vincent Geissert est un sociologue et politologue français. Il occupe le poste de chercheur au CNRS, pour l’Institut du français du Proche-Orient de Damas.

Il a longtemps vécu en Tunisie, où il travaillait à l'Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, de 1995 à 1999.

Il est l'auteur de Dictateurs en sursis. La revanche des peuples arabes, entretien avecMoncef Marzouki. (Editions de l'Atelier, 2011)

Et de Renaissances arabes. (Editions de l'Atelier, octobre 2011)

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Atlantico : Vendredi est inaugurée la nouvelle Constitution tunisienne, en présence notamment de François Hollande. Le texte apparaît comme progressiste et entend œuvrer "pour un régime républicain démocratique et participatif dans le cadre d’un Etat civil et gouverné par le droit". Comment la société civile est-elle parvenue à imposer une solution aux partis politiques ?

Vincent Geisser : Dans le regard français et européen sur la Tunisie, on a parfois tendance à idéaliser la société civile en lui attribuant une certaine pureté démocratique, moderniste et progressiste. Il y aurait d’un côté, une société civile éclairée regardant vers l’avenir et de l’autre, une classe politique conservatrice dominée par le « démon islamiste ». Or, en réalité, la société civile tunisienne est traversée par des tendances contradictoires qui se sont retrouvées très largement dans les débats passionnés au sein de l’Assemblée nationale constituante. Sur des questions aussi fondamentales que l’égalité hommes/femmes, la place de la religion dans la société, la protection des libertés fondamentales, la séparation des pouvoirs etc., les prises de positions de l’Assemblée constituante ont très largement reflété les clivages sociaux, générationnels, idéologiques et philosophiques existant au sein-même de la société tunisienne. Pour autant, il serait caricatural d’opposer une « Tunisie moderniste et ouverte » (l’opposition) à « Tunisie conservatrice et rétrograde » (la majorité islamiste) car les débats constitutionnels ont aussi révélé des rapprochements et des lignes de compromis insoupçonnés, traduisant une volonté commune des représentants du peuple tunisien de tourner définitivement la page de la dictature et de prévenir le pays d’un retour à l’autoritarisme. De même, les représentants ont exprimé l’attachement à une certaine « tunisianité », souscrivant à l’idée d’un exceptionnalisme tunisien au sein du monde arabo-musulman, cherchant ainsi à préserver l’héritage libéral, constitutionnel et relativement égalitaire légué par les régimes précédents. C’est paradoxal mais cette Constitution qui marque pourtant la naissance d’un nouveau régime et la fin de la dictature relève aussi d’une problématique de l’héritage, la Tunisie s’étant toujours présentée historiquement comme un pays avant-gardiste à l’échelle du monde arabe.

Quelles ont été les différentes étapes du bras de fer entre les partis et le peuple ?

Il ne faut pas oublier que l’Assemblée nationale constituante remplit également la fonction d’un parlement classique. Du fait de cette double vocation (parlementaire et constitutionnelle), l’ANC a connu plusieurs phases. D’abord une phase de politisation extrême, suivant immédiatement l’élection du 23 octobre 2011, où le débat constitutionnel a été mis entre parenthèse au profit d’un affrontement classique entre opposition et majorité. Il convient de rappeler que l’ANC est la première institution élue démocratiquement de toute l’histoire politique de la Tunisie. De ce fait, la politisation des enjeux au détriment des débats constitutionnels est apparue comme une étape inévitable. Elle a constitué en quelque sorte une période d’apprentissage du pluralisme politique au sein même de l’Assemblée constituante. Ensuite, une phase de crise profonde et de blocage. Celle-ci est intervenue après les assassinats de deux leaders de l’opposition, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. Au cours de l’été 2013, la Tunisie est passée très près d’une « crise à l’égyptienne » (même si les données étaient différentes du fait de la faiblesse de l’armée tunisienne), où la légitimité des institutions issues du processus démocratique a été remise en cause par une partie des acteurs politiques et des représentants du peuple. Certains élus se sont même retirés de l’ANC, réclamant la démission du gouvernement et du président de la République. L’issue de cette phase aurait pu être fatale pour le processus de transition démocratique et conduire à une forme de coup d’Etat constitutionnel. Mais trois éléments sont intervenus pour éviter ce « scénario catastrophe » : contrairement à l’Egypte, le « tamarod tunisien » n’est parvenu à mobiliser que quelques milliers personnes devant le Parlement du Bardo, loin des grandes manifestations populaires égyptiennes anti-Morsi ; l’armée et les institutions sécuritaires tunisiennes ont joué le jeu de la légitimité constitutionnelle en refusant d’appuyer les acteurs contestataires ; les partenaires étrangers de la Tunisie comme les USA, la France et surtout l’Allemagne ont plaidé pour que le processus constitutionnel aille jusqu’à son terme, refusant que la Tunisie s’enlise dans une situation de crise permanente. Enfin, une phase de normalisation, où les représentants du peuple ont rempli pleinement leur rôle de constituants, en participant activement au débat, en délibérant et en votant les futurs articles de la Constitution. A partir de l’automne 2013, il était clair que le processus constitutionnel irait jusqu’à son terme, grâce notamment au travail en commissions (moins médiatique et plus efficace) et à la médiation constante de Mustapha Benjaafar (le président de l’ANC) qui a joué un rôle clef dans l’apaisement des conflits.

Concrètement, comment le poids de la société civile tunisienne se traduit-il dans cette nouvelle Constitution ?

Le « poids » de la société civile s’est d’abord traduit dans la composition sociologique de l’Assemblée nationale constituante. La grande majorité des représentants n’avaient guère d’expérience politique avant leur élection à l’ANC. Ils ont fait leur apprentissage politique sur le tas en découvrant les codes politiques et les modes de fonctionnement d’une assemblée élue. Même si l’ANC était dominée par les grands partis rompus de longue date aux mœurs et aux pratiques de la « politique politicienne », la grande majorité des élus tunisiens étaient des nouveaux venus. Ils ont donc apporté une certaine fraicheur dans les débats politiques et un nouvel style dans la vie publique, certainement plus proches des préoccupations des citoyens ordinaires que des professionnels de la politique. Ensuite, la « société civile » a eu d’autant plus d’échos sur la vie politique, que la Tunisie est encore en phase de transition : les mouvements de protestation à caractère social et régional(grèves, manifestations de rue, mobilisations protestataires…) sont fréquents et contribuent à exercer une pression constante sur la classe politique tunisienne. Certains y voient un élément d’instabilité permanent, d’autres la preuve d’un dynamisme de la société civile contraignant les élus à tenir compte des humeurs populaires. Enfin, les constituants ont été animés par une volonté très nette de rompre avec les excès de l’autoritarisme des régimes précédents (Bourguiba et Ben Ali). De ce fait, nombre d’articles de la Constitution (ceux relatifs aux droits des citoyens et aux libertés fondamentales mais aussi ceux relatifs à la forme-même du régime qui se veut « mixte ») expriment ce désir des représentants du peuple tunisien de tourner la page du régime de pouvoir personnel (présidentialisme) et de la dictature.

L'inauguration de cette Constitution constitue-t-elle une victoire du peuple tunisien ?

On serait tenté de vous retourner la question : de quel peuple parlez-vous ? Il n’est pas lieu d’épiloguer ici sur les imperfections inhérentes à la démocratie représentative. De ce point de vue, le processus constitutionnel tunisien serait plutôt exemplaire (par rapport à celui qu’a connu la France en 1958 par exemple), du fait que les constituants tunisiens sont issus de tous les milieux sociaux, professionnels et régionaux du pays et qu’ils entretiennent une plus grande proximité avec le « pays profond » que leurs devanciers européens et américains. Il est vrai que la Constitution tunisienne est moins l’œuvre de professionnels de la politique ou de juristes occidentaux appelés en experts (à l’instar la plupart des constitutions des pays du Tiers monde calquées sur les textes européens) que le produit d’un processus endogène, où l’héritage constitutionnel tunisien fort riche (en 1861 le Tunisie promulguait la première constitution réformiste de l’histoire du monde arabe), la réflexion des juristes locaux (Sadok Belaïd, Yadh Ben Achour, Hafida Chekir, Slim Laghmani, etc.) mais aussi les revendications populaires issues de la révolution du 14 janvier ont pleinement trouvé leur place. Toutefois, il est vrai que le petit peuple de Sidi Bouzid et de Kasserine, qui a pourtant été le fer de lance de la révolution, a été peu consulté et qu’il est resté largement en dehors du processus constitutionnel. Oui, l’adoption de la Constitution exprime sans doute une victoire symbolique du peuple tunisien sur la dictature mais elle est aussi la première étape dans la construction d’un régime représentatif où les élites politiques - aussi modestes soient-elles - prétendront montrer la voie du salut démocratique au peuple incivil et turbulent.

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