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Natacha Polony : "Emmanuel Macron est très bon pour aligner les mots. Il sait s'en servir, les utiliser, les vider de leur substance pour les laisser une fois qu'il a fini de les user"
©LOIC VENANCE / AFP

Grand entretien

Dans son livre "Changer la vie" (ed. de L'Observatoire), Natacha Polony explique que des mots comme "progrès", "laïcité", "travail" ou "identité" ont été dévoyés après qu'ils sont passés dans le langage politique et médiatique, pour mieux conditionner la pensée.

Jean-Sébastien Ferjou

Jean-Sébastien Ferjou

Jean-Sébastien Ferjou est l'un des fondateurs d'Atlantico dont il est aussi le directeur de la publication. Il a notamment travaillé à LCI, pour TF1 et fait de la production télévisuelle.

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Natacha Polony

Natacha Polony

Natacha Polony est directrice de la rédaction de Marianne et essayiste. Elle a publié Ce pays qu’on abat. Chroniques 2009-2014 (Plon) et Changer la vie (éditions de L'Observatoire, 2017).

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Jean-Sébastien Ferjou : Ce qui frappe quand on lit votre livre c’est qu'on trouve, derrière votre dictionnaire, une charge assez violente contre, non pas le libéralisme mais le néolibéralisme et « son bilan apocalyptique ». Il y a aussi une charge contre le progrès. Mais finalement, s'il n'y avait qu'un mot à retenir dans ce dictionnaire, lequel serait-ce ? 

Natacha Polony : Démocratie.

JSF : Mais pour quel projet ?

C’est l'idée de Changer la vie : c'est un projet de programme commun. L’idée est de poser les bases d’une réflexion politique sur le système économique et politique qui est le nôtre et sur la possibilité de proposer véritablement une alternative. 

Ce qui m’a frappée lors des dernières élections, c’est le fait que malgré un mécontentement croissant, malgré l'expression par les votes qu'une part croissante de la population s’oppose au système, par la magie d'à la fois la chance d’Emmanuel Macron, du hasard mais aussi de la puissance des réseaux et de ce qu’on peut appeler les grands intérêts financiers, tout à coup, tout ce mécontentement a été entièrement absorbé et s’est transformé en un vote pour la perpétuation de ce système.

La question est donc de savoir comment on fait aujourd'hui pour proposer quelque chose qui ne relève pas d'un quelconque extrémisme, qui ne relève d’une expression violente mais qui offre une juste mesure qui est certainement la chose la moins partagée dans ce monde. Je ne pense pas qu’il faille, même si ce que j’explique est plutôt radical (dans le sens d’aller à la racine des problèmes) être dans l’excès et la caricature. 

L’idée n’est pas de basculer d’un système extrême à un autre. Car pour moi le néolibéralisme dans sa forme actuelle est un extrême. Nous sommes dans un système qui est en train de détruire toute possibilité d’une vie sociale apaisée. Et c'est dangereux.

Comment peut-on penser dès lors, sans tomber dans quelque chose de dangereux, l’articulation entre l’individuel et le collectif ? Aujourd’hui nous sommes dans les excès d’un individualisme qui détruit les sociétés et qui interdit l’existence même d’une société. C’est l’aboutissement de la vision de Margaret Thatcher quand elle disait « Je ne connais pas la société, je ne connais que des individus ». Nous en voyons aujourd’hui les effets pervers par une sorte de délitement, d’incapacité à trouver ce qui peut lier entre eux les humains et qui peut leur permettre de ne pas glisser vers la guerre de tous contre tous.

Vos pages sur le mot aliénation ou le mot autonomie sont très intéressantes quand vous montrez comment l’évolution du monde a finir par former une population aliénée et incapable de savoir ce qu'est être autonome dans une démocratie. Mais cette crise que vous décrivez, cette incapacité à nous réinventer un avenir commun, est-elle due à un trou d’air passager imputable à des partis qui ne proposent ni ne pensent plus rien ou s’agit-il de quelque chose de plus profond ? 

Je pense que le mal est beaucoup plus profond qu’une simple carence momentanée par absence de travail sur les idées politiques. L’ensemble du système économique est tourné autour de la transformation des citoyens en consommateurs et leur utilisation comme rouages de la mécanique économique. 

Ce n’est pas compatible avec la démocratie et c’est en train petit à petit de provoquer une destruction de tous les outils démocratiques. On voit comment les institutions se grippent comment petit à petit les citoyens se détachent du vote et comment ça peut donner des réactions presque pulsionnelles puisque ce système s’appuie sur les pulsions des individus et n’est pas là pour les tirer vers la responsabilité et l’usage de leur libre arbitre. C'est éminemment dangereux. 

Et c'est pour cela d'ailleurs que je pense qu'on observe un effet combiné de ce consumérisme absolu qui détruit le lien social et toutes les valeurs traditionnelles et modes de vie. Du coup, ce qu’on appelle la radicalisation aujourd’hui est une des conséquences de ce phénomène dans le sens ou la pauvreté absolue, le délitement des institutions telles que la famille, la pauvreté spirituelle de notre modèle qui se limite au bien-être, aboutissent à ce que certains aillent chercher dans d’autres systèmes une espèce de réponse à ce vide.

Vous décrivez très bien le système économique qui a produit la situation de crise du sens dans laquelle nous sommes plongés – comme vous le défendez dans les chapitres sur le libre-échange par exemple- mais tout ça n’aurait-il pas aussi été causé par le fait qu’on a détruit, déconstruit tout ce qui faisait les fondements de nos vies ? Par exemple les systèmes religieux – et je ne parle pas ici de la foi mais plus des cadres culturels – ou la famille, l'autorité, l'éducation ? Est-ce seulement l'économie qui a pris le pas et produit cette société sans valeurs ?

C’est justement toute la question du libéralisme : "est-ce que le libéralisme produit forcément sa dérive vers le néolibéralisme ? Et deuxièmement : "est-ce que le libéralisme se nourrit nécessairement du libéralisme de mœurs, du libéralisme sociétal ?" Ce sont les deux questions cruciales. On peut en tout cas considérer que dans l’anthropologie libérale de départ, cette idée que l’homme est un individu rationnel qui va pouvoir agir en fonction de son égoïsme, dans cette conception profondément utilitariste des rapports humains, il y a déjà les germes de la déconstruction des attaches, et donc la remise en cause permanente de ce qui permet de fournir les anticorps à cet égoïsme. 

Beaucoup de défenseurs du libéralisme vous répliqueraient que cela n'existe que dans la mesure où précisément nous ne sommes pas dans un système libéral tant d’un point de vue économique – les GAFAM sont par exemple des oligopoles et nous ne vivons absolument pas dans un univers de concurrence libre et parfaite - que sociétal, parce que sous couvert de libération des valeurs, on impose un modèle de société et de modes de vie en faisant passer les aspirations de certaines minorités pour celles de tous. 

C’est pour ça que j’ai pris soin de différencier le libéralisme du néolibéralisme. La grande escroquerie du système actuel est de se faire passer pour le premier alors qu’il est le deuxième. Ce qui donne l'impression que l'on a le droit uniquement à notre situation où la collectivisation des moyens de production. Je suis d'accord avec vous, nous sommes dans un système d'oligopoles, dans un système qui est quasiment un système soviétique sur des bases privatisées. L’imposition de monopole écrase toute forme de concurrence, toute possibilité d’émergence de quoique ce soit mais sur des bases privatisées car ce sont des individus qui en retirent les bénéfices dans des proportions  ahurissantes. Il faut donc bien comprendre qu'on parle de néolibéralisme. 

Après, la question sur le plan anthropologique est de savoir si aujourd’hui le monde tel qu’il est impose un mode de vie. La réponse est bien entendu. C’est un fonctionnement miroir : c'est-à-dire que cette idéologie qui est censée s’appuyer sur les individus les déresponsabilise en même temps. 

De ce point de vue-là, l'analyse que l'on retrouve chez Tocqueville des effets pervers des sociétés démocratiques est frappante de vérité. Mais n’est-ce pas lié aussi à l’anthropologie libérale qui considère que pour qu’un homme soit émancipé il doit couper tous les liens, ou en tout cas être capable de tous les couper et d'être capable de se fixer à lui-même ses propres règles comme s’il était né de nulle part, comme s'il était autoproduit ?

Ce n'est qu'une forme de libéralisme...

On retrouve ça à la base de tous les penseurs libéraux même si par la suite ils y apportent des correctifs. C'est pourquoi je ne suis pas catégorique sur cette question-là, car je pense qu’il peut y avoir moyen de sauver le libéralisme politique, de penser le libéralisme contre le néolibéralisme, d'être dans une vision dialectique des choses et essayer de construire les anticorps qui vont permettre de garder les effets bénéfiques sans avoir les effets pervers. 

L'idée n'est pas d'abolir le libéralisme, pas du tout. 

Mais faut-il mettre en cause l’anthropologie libérale en tant que telle ou se concentrer plutôt sur une question de juste mesure comme vous en parliez plus tôt ? Parce que l'individu égoïste peut aussi se donner des limites pour ne pas finir la tête sur une pique même si le système politique et économique lui permet d'abuser de sa force à un instant T. 

J’ai tendance à penser que c’est parce qu’il existe autour des liens de solidarité qui permettent à chaque individu de se rattacher à une communauté, du moment que ces liens n’enferment pas, qu'on peut éviter les excès. C’est le fait par exemple d’introduire une part de valeurs morales dans le développement des individus.

Je relisais la lettre de Jules Ferry aux instituteurs du 27 novembre 1883. Il expliquait que pour lui, le rôle principal des instituteurs, avant même d’apprendre à lire, écrire et compter, c’est l’enseignement moral. C’est un libéral bien entendu, mais il est pétri d'une vision qui s’appuie sur des valeurs morales, sur des valeurs partagées et en ça il est profondément Républicain. 

Il n'est pas dans ce qu'on pourrait appeler une démocratie libérale selon la définition de Régis Debray qui la distingue d'une République. Cette vision justement de la société morale ce n’est pas du libéralisme pur en effet, c’est l’Etat qui impose une morale laïque – que certains qualifieront de morale chrétienne laïcisée – qui considère, tout de même, que la puissance publique doit donner des valeurs et décide ce qui est bien et ce qui est mal parce que l’être humain sait ce qui est bien et ce qui est mal. Et Ferry présente cela comme une forme de sagesse humaine universelle. 

Est-ce que l’histoire du XXe siècle malheureusement ne nous empêche pas de penser comme ça ? Jules Ferry pouvait se le permettre et encore on voit les procès qui lui sont dressés a posteriori sur le colonialisme et l'universalisme français mais le bien venu « d'en haut » et encore plus dans un monde qui a renoncé à toute transcendance devient vite un totalitarisme. Et on a vu que cela nous a mené à la pire catastrophe de l'humanité. 

Nous sommes entièrement d'accord. C’est pour cela que j’essaye dans le chapitre sur le bonheur que de définir ce que serait une pensée collective et individuelle du bonheur qui ne glisserait pas vers le totalitarisme que l’on a connu au 20e siècle.

C’est-à-dire qu’il s’agit d’essayer de définir une société démocratique comme une société dont le but est que chacun puisse développer son propre bonheur, aller vers son bonheur, sachant qu’on en a pas tous la même définition. C’est extrêmement complexe car ce n’est pas à l’Etat d’imposer sa définition. Mais il y a une différence entre imposer sa vision du bonheur et imposer une idée du bien et du mal. Et surtout tout dépend de ce qu'on considère comme l'Etat. Parce que l'Etat est l'incarnation de la volonté commune des citoyens. Dans les modèles qui ont émergé au XXe siècle, l'Etat est totalement détaché de tous les principes communs, c'est le principe d'un Etat totalitaire. Là nous sommes en train d'élaborer une pensée d'une société démocratique, dans laquelle ce sont les citoyens qui élaborent le bien commun. Ce n'est pas la même chose.

Bien sûr mais avec la loi de 1905, on réglait aussi un conflit politique au-delà du conflit religieux. Il y avait la monarchie d'un côté dont les prêtres étaient considérés comme des agents recruteurs, et la République avec ses "hussards noirs" qu'étaient les instituteurs. On voit bien que de toute façon il n'y a pas de réponse parfaite, car un catholique de l'époque aurait pu vous répondre : Jules Ferry c'est la République mais ça n'est pas la diffusion du bien commun. Parce qu'à quelques voix près et à un drapeau blanc près, cela aurait pu aller dans l'autre sens. 

Tout à fait. C'est pour cela qu'il n’y a pas de définition parfaite mais une ligne de crête qu’il faut essayer de définir. Je crois que ce qui est en train de miner le débat politique et intellectuel c’est que chacun estime avoir la solution parfaite et unique. Et qu'en général cette solution n'existe que parce qu'elle est à l'opposée d'une autre et de celle d'en face. Il faut essayer de définir ce qui ne va pas tomber dans un excès, ce qui va relever d'une capacité petit à petit à corriger ces excès. Il n'y a pas de perfection en matière politique.

Est-ce que finalement, plus qu’un projet politique en tant que tel, ce ne serait pas une méthode qu’il faudrait définir en considérant que chaque époque et chaque contexte sont spécifiques ? On pouvait comprendre ce que disait Margaret Thatcher car ça succédait à une période où l’Etat avait fait n’importe quoi. Quel bon système de gouvernement en quelque sorte permettrait que le pouvoir ne soit pas subtilisé par un groupe ou par un autre ?

La question est surtout de savoir comment on va faire en sorte d’élaborer des rapports politique et sociaux et en même temps que tout ce qui va permettre aux individus d’y participer. Le problème c’est aussi une certaine vision de l’être humain et donc la façon dont on fait en sorte que cette vision soit défendue. 

C’est pour cela qu’il y a une deuxième partie à mon livre même si elle demande à encore être étoffée mais je pense que le système néolibéral fait émerger un certain type d’individus. Ce n’est pas l’idée que je me fais de la dignité humaine. La transformation de l’individu en consommateur n’est pas digne selon moi, ça ne permet pas de faire de la démocratie et permet de mettre en place une certaine forme d totalitarisme. Il faut réfléchir à la façon dont on permet à chaque individu d’être responsable de ses actes d’utiliser sa rationalité dans les choix qu’il prend, de maintenir des modes de vie qui lui conviennent de ne pas subir en permanence à travers sa consommation un système qu’il engendre lui-même…

Est-ce qu’il n’y a pas un problème dans notre manière de penser dû au fait que l’on a renoncé au tragique de l’Histoire. Bien sûr il y a tous les effets négatifs du néolibéralisme mais on peut aussi le voir sur un temps plus long. Entre la fin de l’Empire romain et le 17e siècle juste avant la révolution industrielle le niveau de vie n’avait presque pas évolué, puis les choses ont changé avec les différentes révolutions industrielles. Qu’est ce qui se passerait si on découvrait qu’on était dans une phase historique où se joue en fait l’épuisement de cette productivité nées des révolutions industrielles ?

Je pense que le problème se pose d’une autre manière. Cette révolution industrielle pose des problèmes qui peuvent de toute façon faire régresser l’humanité. Quand on commencera à ressentir les effets véritables des révolutions industrielles et des dégâts environnementaux qu'elle provoque, quand on se rendra compte par exemple que la disparition de 80% des insectes a une influence sur tout le reste, on ne sera plus dans une logique de productivité. On sera dans une régression tragique. 

Sommes-nous menacé de vivre une ère où a force de ne plus savoir se définir des destins communs, on reviendrait à des modèles de rentiers ou d'aristocratie parce que nous n’avons plus les moyens matériels de garantir la prospérité de tous ?

Peut-être, mais ce n'est pas ma vision. C’est pour cela que je suis partisan de la décroissance. Ce qu'on appelle croissance aujourd'hui est une croissance de consommation, c’est-à-dire faire consommer le plus d'objets pour permettre de répartir la richesse ainsi créée. 

Ça, c'est en train de nous détruire. Il faut aujourd’hui aller vers une économie non pas de repli mais sur une économie recentrée sur le local, sur la possibilité de créer des sortes de bassins d’emplois et de vie avec des échanges plus limités et une économie fondée sur la circularité, le recyclage des objets, et non pas sur la création permanente dont on cache les effets pervers aujourd’hui. Quand on utilise un smartphone, personne ne sait exactement définir tous les produits qui sont dedans, quelles sont les terres rares présentes, comment cela va finir quand le téléphone ne marchera plus – et on ne le recyclera pas. Tout cela est derrière et on ne le met jamais au jour. 

Je suis persuadée qu’à travers le consumérisme effréné on développe aujourd’hui quelque chose qui ne peut qu’exploser. Pour éviter de se retrouver dans cette explosion, il me semble qu'il faut réfléchir aux moyens de reconstruire totalement les systèmes économiques. Je suis par exemple très intéressé par la ville d'Albi, qui a ce projet d'autosuffisance alimentaire. C'est un maire DVD qui a fait ça. Ce n'est pas un gauchiste, il n'est pas pour la décroissance.

C'est certainement plus facile à faire à Albi qu'à Tamanrasset ou dans le grand nord norvégien. 

Nous sommes d'accord. Sauf que toutes les sociétés humaines arrivent à peu près à se construire selon leurs besoins. C'est l'uniformisation des modes de vie occidentaux qui aboutit aussi à une destruction. La question là aussi est de trouver un équilibre entre l'amélioration du bien-être sans leur imposer un mode de vie.

Soit, mais est-il possible de décorréler la chute de la mortalité infantile, le fait d’avoir de meilleures conditions de vie sanitaire et la société économique qui a permis que ça soit le cas ?

On n'a pas de preuve. Je pense bien entendu que c’est aussi le contexte économique qui a permis la créativité la recherche, l’investissement dans ce qui a permis de développer ce que vous citez, mais le néolibéralisme est en train aujourd’hui de détruire cela. Par une dérégulation il aboutit à ce que la recherche ne porte pas à l’amélioration de la vie ou sur la guérison des maladies mais plus mais cible uniquement sur le rentable, ce qui n’était pas le cas avant.

Ne peut-on pas considérer qu'il y a différents modèles de croissance ? Il y a un modèle de croissance qui est devenu extrêmement financier avec la financiarisation du capitalisme qu'on appelle néolibéralisme, c'est-à-dire le pouvoir qui passe du dirigeant qui reconnait les savoir-faire et la production d'une usine à une mentalité exigeant du 15% de rentabilité par an ce qui impossible hors bulle ou exception historique. Ne pourrait-on pas revenir à un modèle de croissance plus sain sans passer par la décroissance ?

Vous voulez dire que c'était mieux avant ?

J'assume tout à fait sur ce point de vue-là !

Je me moque bien sûr ! On est d'accord, mais il me semble que pour l'instant, que dans l'idéologie contemporaine, la croissance est entendue comme étant liée à l'idéologie de la consommation. C'est le principe qui veut que je dois croitre pour créer de la consommation.

Mais si nous sommes d'accord sur le diagnostic des ravages d’un certain capitalisme dérégulé,  le fait que vous en appeliez à la décroissance et moi simplement à « définanciariser » la croissance ne nous permet pas de trouver le modèle politique pour changer le monde... 

Je pense que si, on peut se mettre d'accord là-dessus. Ensuite on peut discuter pour savoir si votre croissance est une vraie croissance ou si ma décroissance est une vraie décroissance, et on pourra arriver à un terrain commun. Encore une fois, s'il s'agit de reconstruire un modèle économique plus local qui évite la surconsommation et permet de recycler et de retrouver une forme de raison, il m'est égal de savoir si on passe par la décroissance ou la croissance.

Cela m'amène à un autre point, celui de l'absence de certains mots dans votre livre, par exemple celui du bon sens, de la bonne volonté. Vous parlez de mesure. Vous ne parlez pas de bienveillance, ce qui n'est pas anodin dans une société qui tente de promouvoir la bienveillance. 

Oui mais vous aurez remarqué que je parle notamment de l'amour, de la fraternité. 

Qu'auriez-vous à dire sur l'usage du mot "bienveillance" à l'heure actuelle ? Notamment par Emmanuel Macron, que vous attaquez assez violemment dans la partie "Révolution", lui qui a vendu ce mot tout en étant comme jamais personne avant le candidat de l'establishment.

C'est tout le problème. Emmanuel Macron est très bon pour aligner les mots. Il sait s'en servir, les utiliser, les vider de leur substance pour les laisser une fois qu'il a fini de les user. C'est pour cela que je me méfie du mot bienveillance qui aujourd'hui est un mot abîmé. C'est un mot beaucoup trop utilisé dans lequel chacun peut mettre ce qu'il veut. Il me semble que le mot de fraternité est beaucoup plus intéressant parce que dans la fraternité, il n'y a pas seulement un rapport d'individu à individu, il y a une forme d'universalisme, il y a un lien qui englobe la totalité de l'humanité et au sein d'une société la totalité des membres de cette société. 

Ensuite, je parle du fait d'aimer : à titre individuel il me semble en effet indispensable d'être capable d'aimer et cela ne touche pas que les individus. Sur ce point je rejoins la vision de George Orwell sur la capacité qu'un humain doit avoir à aimer un lieu, à aimer un mode de vie, un paysage, et à partir de là s'ouvre à l'humanité et a aussi cet élan vis-à-vis des autres. 

Qu'est-ce qui nous a fait perdre ça, qui se trouvait au cœur du christianisme, notre héritage culturel à défaut d'être un héritage religieux ?

Ce qui nous a fait perdre cela, c'est l'idée que l'amélioration du bien-être va combler l'être humain. Qu'elle va lui permettre de se sentir mieux.

Le progrès a tué l'amour en quelque sorte…

L'idéologie du progrès, pas le progrès en lui-même. Cela a tué notre capacité à aimer simplement ce qui est déjà, ce qui nous dépasse, qui nous préexiste – et, à partir de là, ce qui nous vient et que nous maîtrisons. Ce fantasme du progressisme selon lequel l'être humain ne s'émanciperait qu'en maitrisant tout ce qui le concerne, c'est-à-dire ne dépendant plus d'une généalogie, ne dépendant plus du pays où il est né, ne dépendant plus d'un nom, d'un nœud, d'un père, d'une mère interdit la simple reconnaissance. Cela nous interdit l'humilité. Cela nous construit comme des nombrils. Et il ne peut pas avoir de véritable ouverture à l'autre si nous sommes des nombrils. 

Votre livre approfondit fortement la dimension anthropologique de notre univers libéral mais pas sa dimension sociologique. Pensez-vous que la démocratie puisse exister sans classes moyennes ? L'effondrement des classes moyennes ne remet-il pas en cause la possibilité de la démocratie ? Une étude britannique que nous avions commenté sur Atlantico montre qu'en 1946, un pauvre espérait profiter de l'ascenseur social et savait que malgré tout, même sans changer de catégorie sociale, il verrait son espérance de vie et son confort sanitaire augmenter. En 2016, l'ascenseur social n’existe plus et pour les plus défavorisés, non seulement les conditions de vie ne s’améliorent plus mais elles piquent du nez. C'est un phénomène qui est un peu amorti en France grâce au filet de protection de l'État providence français mais la démocratie est-elle encore possible dans cet univers-là ? Est-il possible de parler en même temps à l'électorat d'Emmanuel Macron dans les grandes villes et aux autres ?

C'est l'enjeu principal. Il me semble que le phénomène le plus tragique du néo-libéralisme c'est la destruction des classes moyennes des pays occidentaux. C'est ce qu'il y a de plus grave : les classes populaires ont été laminées par le fait que les phénomènes de répartition mondiale du travail qui les ont complètement détruites et maintenant ce sont les classes moyennes qui sont attaquées. 

Je suis d'accord, les classes moyennes sont le pilier de la démocratie. Je le dis : dans le pacte républicain, la notion d'ascension sociale est absolument fondamentale. Et les classes moyennes adhèrent à ce pacte parce qu'elles ont l'espoir qu'un jour leurs enfants pourront faire parti de l'élite et qu'il y aura un roulement dans ce rapport entre les élites et le peuple. 

C'est l'un des points les plus dramatiques, et je cite la fameuse "courbe de l'éléphant" de Branko Milanovic qui raconte tout, et explique l'escroquerie des défenseurs du néo-libéralisme qui consiste à affirmer que les classes moyennes sont racistes si elles ne se réjouissent pas de la mondialisation. D'ailleurs ce sont eux qui en ont payé les conséquences mais on leur dit que les Chinois et les Indiens sont sortis de la pauvreté. Bien-sûr que le drame se trouve ici. 

Mais ce que j'ai essayé de faire dans ce livre, c'est justement de proposer une vision des phénomènes économiques qui puisse parler à peu près à toutes les catégories sociales. Il ne s'agit surtout pas de monter une catégorie sociale contre les autres, une classe sociale contre les autres, mais d'essayer de comprendre comment on peut reconstruire un intérêt commun. 

Et le fait que cela soit vous, et pas Emmanuel Macron ou un autre représentant d'un parti politique, qui fassiez cet effort, qu'est-ce que cela dit de notre monde ? Les journalistes ou les intellectuels se sont parfois engagés, la prochaine étape pour vous ne serait-elle pas un vrai engagement politique ? 

C'est tout le problème et toute la question. J'ai tendance à penser qu'il faut aller chercher les gens là où ils sont. Il faut s'interroger sur les limites que nous définissons, sur la question de savoir si nous avons renoncé à une part de transmission qui est notre devoir en participant à ce spectacle. Mais on ne résout jamais la question complètement. 

Simplement, je pense que si je fais ce travail, c'est aussi parce que les politiques ne le font pas. Et il me semble que ce qui est frappant dans notre paysage politique, c'est l'absence de bases de réflexion intellectuelle. Il n'y a pas les bases programmatiques. 

C'est pour cela qu'on en est à se demander qui peut constituer une opposition à Emmanuel Macron. On est sur la question de la personne et de l'incarnation de cette opposition mais il n'y a pas eu de travail intellectuel, de véritable réflexion pour proposer un autre modèle. Toute la force du système actuel peut se résumer par ce qu'il n'y a pas de modèle autre, de modèle qui pourrait attirer une majorité. Il y a des gens qui ont des modèles autres à proposer, mais il y aura toujours un plafond de verre, parce qu'il y aura toujours plus de citoyens qui ne voudront surtout pas de ce modèle que de citoyens qui en voudront.

Jusqu'à présent les institutions bloquaient et il fallait appartenir à un grand parti. Emmanuel Macron a prouvé le contraire, mais il faut avouer qu'il a bénéficié du soutien de toutes les puissances possibles dans ce pays, ce qui lui permet de s'affranchir des partis. 

Après que peut-on faire d'autres quand on n'a pas la puissance financière ? Je fais ce que je sais faire. 

Face à un Islam politique – sans même parler d'un islamisme extrême – sommes-nous armés pour le gérer ? Comment fait-on pour le gérer ?

On ne peut le gérer qu'en expliquant inlassablement ce qu'est la laïcité. Le cœur de la solution est là et offre le plus de réponse au problème posé par l'intégration de nos concitoyens qui croient dans d'autres religions. A partir du moment où la pratique de l'Islam est ramenée dans le cercle privé, il y a possibilité de gérer cela. Mais on a renoncé à la laïcité dans son sens véritable. Et certains même la combattent. On ne peut pas aujourd'hui donner aux musulmans les armes contre la dérive islamiste si on détruit ce qui va les protéger, la laïcité, c'est-à-dire un espace public dans lequel on peut traiter l'Islam comme toutes les autres religions. 

Et que vous inspire le débat actuel qui voit s'affronter Médiapart et Charlie Hebdo ?

C'est terrifiant d'en arriver à un tel degré de violence, surtout autour d'un débat qui est crucial et nous concerne tous. 

Et comment dé-hystériser le débat pour les spectateurs que nous sommes tous ?

Je pense que le premier point, c'est qu'il faudrait que Manuel Valls se taise, et sorte du jeu. Certes sur ce sujet il dit des vérités et a raison. Mais il incarne autre chose de politique, et vient brouiller ce débat en lui donnant une dimension politicienne, c'est-à-dire que cela se relie à l'ensemble de son parcours et même à ses positions sur les questions économiques, des positions totalement autres. 

Ensuite, on va pouvoir une fois qu'on a fait descendre la température porter un débat posé c'est-à-dire exiger de sortir des mots excessifs pour dire calmement que les moqueries d'Edwy Plenel sur sa moustache ne sont pas à mettre sur le même plan que les menaces de mort que reçoivent Charlie Hebdo. 

Seconde chose, que Charlie Hebdo a toujours traité les musulmans comme tous les autres citoyens de ce pays, c'est-à-dire en se moquant des religions et de toutes les religions. C'est une marque de respect qu'on peut donner à des croyants que de se moquer autant de leur doctrine que celle des autres. Et encore, si on regarde bien, on se rend compte qu'il y a toujours eu de la part de Charlie Hebdo un très grand respect pour les musulmans parce qu'à part deux trois dessins franchement un peu provocateurs, c'étaient les islamistes qui étaient moqués et pas la religion musulmane. Alors que pour les catholiques, c'est la religion catholique qui est moquée et allégrement. Replaçons cela, faisons de la pédagogie. 

Je me souviens d'un documentaire où on voyait un monsieur déclarer à Cabu : "vous ne vous en prenez qu'à l'Islam !" C'est une preuve d'une inculture totale. Il y a donc aussi une part d'inculture là-dedans, et il va donc falloir expliquer à toute une population de gens qui dans les banlieues ont l'impression qu'ils sont maltraités ce que furent les guerres de religion en France, ce qu'a été le combat pour la laïcité contre l'Église catholique qui fut d'une violence largement supérieure à ce que connaissent les musulmans. 

Aujourd'hui il n'y a pas de violence contre l'Islam en France. Il y a des lois, des règles, des débats. A aucun moment on ne s'approche de ce qu'a été la lutte contre la puissance terrestre et temporelle de l'Église catholique. Il faut le réexpliquer en étant fier de cette laïcité à la française qui est une des façons de régler ce problème de coexistence, d'individu ayant des croyances différentes, des valeurs différentes. C'est pour cela qu'il faut créer un noyau de valeurs communes qui ne sont pas négociables. Lesquelles dans notre République reposent sur la Liberté, l'Égalité, la Fraternité, le respect de la mixité…

Est-ce que parfois vous vous dites qu'il est trop tard – pas dans l'absolu parce que l'histoire n'est jamais finie – mais comme dans un mariage quand certains mots ont été dits ? Avec l'entretien des gens dans un système de victimisation, avec en plus des circonstances économiques et sociales défavorables, ne peut-on pas objectivement considérer qu'il va être très difficile de réussir à retomber sur nos pattes sans une part de violence ? 

J'ai des enfants, donc je n'ai pas le temps de me dire qu'il est trop tard. Je suis responsable du monde que je leur laisse. 

Il ne s'agit pas de résignation mais du registre du pronostic éventuel…

Je peux avoir des inquiétudes, parfois être profondément pessimiste, mais je suis pour un pessimisme actif, qui remonte ses manches. En effet, il y a un risque de violence et de tragique, et ce tragique est déjà là. 

Je sais que mes enfants grandissent dans un monde où mes enfants peuvent se faire mitrailler à un coin de rue ou écraser par une camionnette. C'est à cela qu'il faut penser. 

Pas seulement ça : il faut aussi penser à un monde submergé par des catastrophes climatiques dans un monde qui sera totalement invivable parce qu'à 10 milliards, ça ne tient pas. Mes enfants pourraient vivre dans un monde où il n'y aura plus de denrée alimentaire suffisante parce que les sols seront taris où parce qu'on manquera d'eau. C'est tout cela que je préfère affronter en essayant à ma toute petite mesure de me dire que j'aurai fait à peu près ce que j'aurai pu.

Dans la seconde partie de votre livre, vous faites des propositions concrètes pour changer. Vous vous moquez des manuels de développement personnel qui sont une manière de renoncer au changement de la vie. En quoi votre manuel à vous est-il fondamentalement différent ?

Le principe du développement personnel est justement de renoncer à changer le monde, en nous demandant de nous modifier nous-même. Alors que là il s'agit de se modifier soi-même pour changer le monde, ce qui n'est pas la même chose. Prendre ses responsabilités, développer une morale pour vivre correctement en société, choisir une cause, un combat, transmettre… tout cela, cela change ce qu'il y a autour. Ce n'est pas fait pour se contenter de se sentir mieux. 

Et quelle serait votre priorité numéro pour que le monde aille mieux dans l'immédiat ?

 Qu'à un moment donné je puisse enfin aller cultiver mon jardin. Ma phrase préférée est la dernière de Saint-Exupéry, écrite dans une lettre la veille de sa dernière mission. "La termitière future m'épouvante. Et je hais leur vertu de robots. Moi, j'étais fait pour être jardinier". J'ai des rosiers, des fraisiers et des framboisiers qui m'attendent. J'espère qu'ils donneront des fruits l'année prochaine. C'est l'essentiel !

"Changer la vie" de Natacha Polony, aux éditions de L'Observatoire

Changer la vie - Natacha Polony

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