La mort est dans le pré : la vie des Français des champs est-elle si différente de celle des Français des villes ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Y a-t-il une France urbaine et une France rurale, ou ne s'agit-il que d'une suite de clichés ?
Y a-t-il une France urbaine et une France rurale, ou ne s'agit-il que d'une suite de clichés ?
©Reuters

France profonde

L'émission "L'amour est dans le pré", diffusée sur M6, connaît un énorme succès. La vie rurale est plus que jamais sous le feu des projecteurs. Mais entre vie rurale et vie urbaine, les clichés s'accumulent...

Gilles  Laferté

Gilles Laferté

Gilles Laferté est chargé de recherche au Centre d'Economie et Sociologie Appliquées à à l'Agriculture et aux Espaces Ruraux. Il est spécialisé dans les appartenances territoriales, l'histoire sociale des sciences sociales, la sociologie et ethnographie économique, des élites, et des pouvoirs locaux.

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Atlantico : Un agriculteur de 51 ans est soupçonné d'avoir tué le nouveau compagnon de sa femme avec son tracteur vendredi dans son champ. Il a été déféré au parquet de Nancy dimanche. Le fait divers a fait grand bruit dans la presse française. A l’heure du succès des émissions comme « L’amour est dans le pré », que nous révèle le traitement médiatique de la société rurale sur le regard qu’on lui porte ? Y a-t-il une France urbaine et une France rurale, ou ne sont-ce qu’une suite de clichés ?

Gilles Laferté : Ce sont en effet des représentations faussées des espaces ruraux et du monde agricole. Tout d’abord, il faut bien différencier le monde rural et le monde agricole. Les agriculteurs représentent aujourd’hui une minorité des espaces ruraux, entre 8 et 10%. Le gros des mondes ruraux est composé des classes populaires. Mais là aussi, il est difficile de trancher, puisqu’on a une grande diversification par le haut, avec les résidents secondaires, le télétravail, les cadres qui choisissent de s’y installer, … On a donc des espaces ruraux très différents. Entre le Lubéron et la Corrèze, il y a un monde. De même entre la Champagne et le Cantal. Il est donc difficile de parler « des » espaces ruraux, c’est une vision construite par les urbains. Et il ne faut pas réduire les espaces ruraux au monde agricole.

Cette représentation remonte, en France, à la fin du XIXème siècle. Le mot « paysan » lui-même a historiquement incarné les « sauvages » de l’intérieur, tels que vus de la ville, que ce soit par les intellectuels ou même les sciences sociales, qui ont décrit les espaces ruraux comme retardés, comme s’il y avait deux civilisations dans les pays occidentaux : la civilisation urbaine, industrielle ; et la civilisation agricole et rurale.

Aujourd’hui, même si on est très loin de la réalité, cette représentation persiste. On en cultive deux facettes : un côté misérabiliste, populaire, lointain, déclassé, avec peu de ressources ; et le côté esthétique autour de la patrimonialisation, le goût des maisons anciennes, les rénovations du patrimoine, la mise en valeur, dans les musées, d’objets ‟paysans‟, … On cultive une esthétique de la mort paysanne perpétuelle, qu’on met en scène.

Cette vision est donc plutôt ambigüe ?

C’est surtout une violence qu’on fait aux ruraux, qui contredit nombre d’évolutions contemporaines.

Quand on parle du monde agricole, on se ramène souvent au rôle de gardien : négativement, c’est le plouc, et positivement, c’est l’esthétique de l’artisanal et de la tradition.

Existe-t-il un « malaise paysan » ? En terme relationnel notamment, comme est censée le montrer « L’amour est dans le pré » ?

Cela n’est vrai que pour une petite partie des agriculteurs. Ce n’est qu’une minorité d’entre eux qui est concernée, comme il y a une détresse sociale dans les sociétés urbaines. Sans nier la pauvreté sociale et économique de certains sous-groupes agricoles, en moyenne, les paysans sont même moins touchés par cette détresse sociale. La plupart des céréaliers aujourd’hui sont tout sauf à plaindre ; les viticulteurs appartiennent souvent à des fractions aisées de la population.

Qui plus est, il faut toujours avoir en tête l’extrême diversité du monde agricole français et la force de la représentation misérabiliste de ces campagnes qu’on tire toujours vers le bas. Le paysan tel que représenté dans l’imaginaire de « L’amour est dans le pré » permet surtout aux urbains coupés de leur fratrie de se défouler et d’exprimer le contentement de leur mobilité sociale. Mais ce n’est qu’un fantasme, qui était peut-être vrai dans les années 1950-1960 et qui ne concerne qu’une part résiduelle des agriculteurs.

Vit-on différemment en ville par rapport à la campagne, et en quoi est-ce le cas ?

On vit de moins en moins différemment. La grande différence est d’abord géographique : le monde rural est le monde de la voiture, de la distance avec l’école, avec les commerces, …

Deuxièmement, le monde rural est plus populaire. En moyenne, même la Seine Saint Denis est beaucoup plus privilégiée sociologiquement que la plupart des zones rurales, alors qu’on la voit souvent comme une zone perdue et populaire en France. Pourtant la moyenne de revenus de Seine Saint Denis est plus élevée que la plupart de celles des zones rurales françaises. Il existe donc un écart de revenus conséquent.

Le regard urbain reflète donc autant une représentation sociale qu’une opposition sociale entre des ‟bourgeois″ - pour le dire vite – et des classes populaires. On croit qu’il s’agit d’une coupure urbain/rural, alors qu’il s’agit d’une coupure classes supérieures ou moyennes/classes populaires. D’ailleurs les bourgeois ruraux ressemblent comme deux gouttes d’eau aux bourgeois urbains : ils envoient leurs enfants dans les grandes écoles, ils jouent au golf, …

Hormis les agriculteurs, les autres catégories sociales rurales ressemblent à leurs homologues urbains. Les agriculteurs sont marqués par un métier particulier, qui nécessite un fort patrimoine donc un fort endettement. Le monde rural, avec ses revenus moindres, correspondrait donc à un monde urbain avec des catégories ouvrières ou employées plus nombreuses, donc avec globalement moins de diplômes.

Les nouvelles technologies n’ont-elles pas réduire cette « fracture », du moins en termes culturels ?

Techniquement, l’accès à la culture s’est aujourd’hui grandement simplifié, même si la question du coût demeure. L’impact est certain mais relativement limité. L’outil technologique, en soi, ne forme pas l’esprit. Tout dépend de la manière dont on utilisera l’objet. Il en va ainsi d’internet comme il en est allé de la presse ou de la télévision de masse. Les enfants des classes supérieures vont être plus encouragés à lire Le Monde sur internet, tandis que les classes populaires auront un autre rapport à internet, par exemple en privilégiant les jeux vidéo. L’outil a beau se démocratiser, son impact dépend de la manière dont on se l’appropriera.

La ruralité française se démarque-t-elle de ses homologues dans les autres pays européens ?

Historiquement, les particularités sont nombreuses. Les campagnes anglaises par exemple sont restées aux mains de l’aristocratie, contribuant à une vision plutôt chic des campagnes ; alors qu’en France, au XIXème siècle, ce sont des petits propriétaires,  liés à l’idée du village d’agriculteurs et de l’incarnation républicaine : un monde d’indépendants, d’artisans. Le socle républicain, en France, est clairement lié à l’histoire des campagnes.C’est d’ailleurs pourquoi les agriculteurs ont, aujourd’hui, un pouvoir politique sans égal dans les autres pays d’Europe par rapport à leur poids démographique, bien que cet état des choses soit en passe de tomber en désuétude. On ne peut plus imposer la PAC à l’ensemble de la classe politique française.

L’autre point très singulier par rapport à l’Europe du Nord est la très faible densité de population française. On a donc des vastes espaces propres à satisfaire les goûts bourgeois et urbains pour une campagne fantasmée. La mise en scène du village français montre ainsi une campagne française idéale.

Propos recueillis par Ania Nussbaum

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