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Mise au pas de la presse, incarcération des militaires laïcs, contrôle des juges… la Turquie d’Erdogan est-elle en train de devenir une véritable dictature ?
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Pente glissante

Les dérives autoritaires à l'oeuvre en Turquie sont l'aboutissement d'un projet savamment orchestré par Erdogan, qui n'a d'ailleurs jamais caché son mépris du système démocratique. Si la Turquie est aujourd'hui plus affirmée et plus puissante que lorsque les kémalistes étaient au pouvoir, il n'est pas à exclure qu'elle se dirige vers un régime dictatorial.

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Atlantico : Le journal turc Zaman, dont le ton était critique vis-à-vis du Gouvernement, a été mis sous tutelle. Sa nouvelle version est très favorable à la politique d’Erdogan. De plus, selon une décision prise par un tribunal vendredi dernier, l’Etat turc doit diriger les journaux, signe d’une liberté d’expression des médias de plus en plus menacée. Depuis quand ce phénomène d’emprise du gouvernement sur la presse est-il à l’œuvre ? Quelles sont ses causes ?

Alexandre Del Valle : Cela a commencé dans les années 2007-2008, dans la version actuelle, mais c‘était en germe depuis le début chez Erdogan et son noyau "national-islamiste" du parti AKP qui a suivi un plan très efficace et habile fondé sur la "stratégie par étapes" et le "néo-ottomanisme". C’était donc programmé, prévisible et de ce fait, les responsables européens qui ont ouvert la candidature et les négociations en vue de l’adhésion avec Ankara portent une lourde responsabilité et ont nui à la fois à la cohérence de l’Union européenne et à la survie menacée du kémalisme en Turquie qu’Erdogan et l’AKP ambitionnent de remplacer par l’islamisme-nationaliste. J’en avais d’ailleurs parlé avant même qu’Erdogan arrive au pouvoir dans mes deux premiers ouvrages (1997 et 2000) puis en 2002, lors de sa victoire électorale, dans mon livre La Turquie dans l’Europe : un cheval de Troie islamiste. Erdogan a toujours dit qu’il était contre la démocratie au sens occidental du terme. De nombreux discours montrent qu'il n’a jamais caché son côté national-populiste et islamiste autoritaire, donc peu démocratique. Dans l'une de ses célèbres déclarations, il disait d'ailleurs : "la démocratie est un moyen, elle n’est pas une fin. C’est comme un métro ou un tram, on s’arrête à la station que l’on veut". Mais l’Europe et l’Otan ont voulu trouver à Erdogan et son parti AKP islamiste soi-disant "modéré" des circonstances atténuantes parce qu’il était vu comme incontournable et favorable aux milieux des affaires et à l’OTAN. C’est pourquoi il a longtemps été présenté comme plus doux qu’il ne l’était vraiment alors qu’en Turquie, tout le monde connaissait ses projets de récupération des médias, d’emprisonnement des militaires laïcs, de dékémalisation du système et de réislamisation "par étapes" à la manière des Frères musulmans dont il est très proche et de l’idéologie national-islamiste du Milli Gôrûs, la maison mère du parti de la Justice et du Développement (AKP) qu’il a co-fondé avec Abdullah Gül . 

Tout cela était donc programmé et prévisible et nos responsables politiques européens n’ont rendu service ni à l’Union européenne ni aux laïcs et aux démocrates véritables en Turquie en parrainant Erdogan et l’AKP comme ils l’ont fait. Recep Taiyyp Erdogan - à qui il faut reconnaître un vrai génie politique et stratégique à la différence de ses rivaux laïcs divisés du parti républicain du peuple (kémalistes) - a révélé son vrai visage lorsqu’il a commencé à être plus fort entre 2007 et 2008, c’est-à-dire lorsque la présidence de la République est passée des mains des kémalistes (A. Sezer) à celles des islamistes de l’AKP (A. Gül). Au même moment, l’affaire Ergenekon (méga-procès intenté à des centaines de militaires, juges, journalistes et militants laïcs accusés de fomenter un complot contre le pouvoir AKP) a été utilisée comme prétexte pour mettre en prison tous ceux qui dérangeaient le régime néo-islamiste d'Erdogan. Ce procès accusait les milieux laïcs nationalistes d’ourdir un complot et un coup d’Etat contre le régime islamiste-démocratique AKP. Aujourd’hui, l’idée qu’il s’agissait d’une invention pour éradiquer toute opposition sérieuse est de plus en plus répandue. Toujours est-il que suite à ce procès, de nombreux changements ont été instaurés : nomination de nouveaux juges et chefs de la police et de l’armée, puis de nouveaux recteurs, mise sous tutelle de nombreuses institutions, enracinement du parti (AKP) qui a commencé à gangrener toute la société, contrôle des institutions et des administrations kémalistes, mise au pas de l’armée et de la police, interdiction de partis, confiscation des biens de plusieurs oligarques et patrons de presse laïcs et/ou anti-Erdogan, climat d’insécurité pour les minorités juives, chrétiennes et alévies et augmentation des assassinats impunis contre ces minorités, etc. 

Ce système était en fait en gestation bien avant 2008, puisque Erdogan était connu pour ses idées radicales islamistes : il avait déjà été condamné pour incitation à la haine religieuse et à la laïcité et avait déjà choqué et combattu les laïcs après avoir été maire d’Istanbul puis membre du Gouvernement de l’islamiste radical Necmettin Erbakan dans les années 1990. Il était l’un des disciples du radical et antisémite Erbakan ; il a même été l’auteur d’une pièce (MASKOMYA) dans les années 1980 qui avait pour thème la dénonciation du "complot judéo-maçonnico-communiste", lieu commun de l’extrême-droite et des islamistes radicaux. En fait, les démocraties occidentales qui n’ont eu de cesse de traquer le moindre cas de violation des droits de l’homme dans la Russie de Poutine ont sciemment caché le visage réel d’Erdogan bien plus anti-démocratique encore que celui de Poutine en Russie. Il a fallu attendre les premières grandes manifestations anti-Erdogan organisées en Turquie par les forces laïques et libérales-progressistes turques dans les années 2007-2008 et 2012-2013-2014, la mise en prison de nombreux journalistes et la répression de milliers de manifestants pacifiques pour que les médias et les politiques occidentaux commencent à reconnaître et déplorer le vrai visage d’Erdogan et du système AKP. L’opposition, tout comme l’Union européenne (UE), ont alors commencé à tirer la sonnette d’alarme, même s’il était déjà trop tard. Aussi l’UE, dans ses rapports d’étapes, n’a cessé depuis 2008 de mettre en garde contre les dérives autoritaires et de condamner les violations répétées des droits de l’homme, de la liberté d’expression et des droits des minorités en Turquie, ceci en contradiction des critères européens dits de "Copenhague" puis de "l’acquis communautaire" européen qu’Ankara, en tant que candidat, est censé respecter. Ceci sans parler de l’île de Chypre, toujours occupée à 37% et colonisée par la Turquie en violation de nombreuses résolutions de l’ONU et de l’OSCE et du Conseil de l’Europe.

Justement, les réaction timorées de l'Union européenne face aux dérives turques ne sont-elles pas liées à la position de force de la Turquie dans les négociations sur les migrants ?

Erdogan a compris que les Européens sont divisés et que, de ce fait, l’UE est une "puissance molle", donc influençable et fragile. Il sait qu’il peut "frapper sur la table" et faire plier l’Europe en la menaçant à demi-mot et en la culpabilisant, d'où l'éternel rhétorique d'Erdogan sur "la turcophobie" et "l'islamophobie" du "club chrétien européen" qui "repousserait la Turquie par intolérance et racisme anti-musulmans". Rappelons pourtant que si l’Union européenne est fondée sur le partage de souveraineté, le "dialogue des civilisations" et le multi-culturalisme (très politiquement et islamiquement correct), la Turquie est quant à elle membre d'un "club musulman" à part entière, l'Organisation de la Coopération islamique, qu'elle a dirigée pendant des années, qu'elle est ultra-nationaliste, négationniste du génocide des Arméniens et assyro-chaldéens et que la xénophobie et le racisme anti-arméniens et anti-kurdes ont permis à Erdogan de gagner les dernières élections.

Les accusations d'Erdogan contre l'intolérance européenne font donc sourire de la part de celui qui surfe sur les haines pour rester au pouvoir... Toujours est-il que l’UE est vue comme une immense zone de prospérité, une terre anciennement ennemie et partiellement conquise à (re)conquérir, qui n’a pas de direction cohérente ni de volonté géopolitique forte, et qui n’a plus vraiment de souverainetés nationales sans avoir encore de souveraineté européenne. Ce no man’s land géopolitique caractérisé par une absence de souveraineté est perçu comme une "zone molle" qu'il faut faire plier et dont il faut profiter (aides financières actuelles pour gérer les flux migratoires et futurs fonds structurels européens en cas d'adhésion). La Turquie essaie de pénétrer cet immense trésor qui rappelle un peu Byzance et de profiter de ses faiblesses et divisions. Force est de reconnaître que cela fonctionne : alors que la Turquie commençait à être exclue d’un certain nombre de négociations en vue de l’adhésion, elle a profité de la crise des réfugiés syriens pour obtenir la suppression programmée des visas pour les Turcs et la relance du processus d’adhésion en ayant recours à la menace de laisser partir les migrants qui sont sur son sol vers l’Europe. 

Au début de la guerre civile syrienne, quand Erdogan s’est soudainement retourné contre Bachar el-Assad avec lequel il était lié et lorsqu'il a soutenu les rebelles islamistes sunnites en Syrie, il a accueilli un nombre incroyable de réfugiés. Beaucoup de Turcs laïcs pensent que cette ouverture aux réfugiés relevait d’un calcul visant à avoir une arme de négociation et de déstabilisation interne et externe par la suite pour contrôler l’opposition, apparaître comme le leader des musulmans sunnites persécutés mais aussi avoir un fort moyen de pression sur l’Europe. Cela a marché, car la Turquie du néo-sultan Erdogan est capable aujourd'hui d’inonder littéralement l’Europe d’1,5 à 2 millions de réfugiés si elle ouvre les vannes et n'obtient rien de l'UE. De ce point de vue, Erdogan et son Premier ministre Davutoglu ont bien joué, même si leur jeu dangereux peut, à terme, se retourner contre eux car de nombreux Turcs sont excédés par cette présence massive de réfugiés syriens dont nombre d'islamistes radicaux violents et liés au terrorisme salafiste international et aux Frères musulmans syriens et palestiniens.

En quoi les atteintes à la liberté d'expression sont révélatrices des dérives autoritaires d’Erdogan ? Quels autres exemples confirment cette tendance ?

Plus que la révélation d’une dérive, c’est l’aboutissement d’une stratégie que j'ai nommée "national-islamiste". En effet, le programme politique d’Erdogan, son "ADN politique", son passé, ses intentions, son entourage, absolument tout atteste du fait que tout cela était prévisible. Les Européens n’ont pas voulu voir qui était vraiment Erdogan, alors même que les dirigeants européens et les hauts fonctionnaires de Bruxelles et de l'OTAN étaient parfaitement au courant. Ils ont en fin de compte voulu trouver des circonstances atténuantes à Ankara pour des raisons liées à l'Alliance atlantique et à l'économie, ceci au détriment de la construction et de la sécurité européennes, car les Kémalistes militaires qui tenaient jadis la Turquie étaient bien plus sûrs et nos alliés que l'AKP d'Erdogan. 

L'actuel président turc a révélé son vrai visage "par étapes", selon un plan très intelligent qui a été le fruit d’une stratégie extrêmement habile et ordonnée et qui est inspirée de celle des Frères musulmans qu'Erdogan soutient dans les pays arabes. 

A son arrivée au pouvoir en 2002, après avoir été emprisonné, son calcul consista à ne pas avoir de problèmes avec l’Occident afin d’utiliser ce dernier comme un bouclier face aux militaires kémalistes, son ennemi laïc interne et premier. Au début, il renvoyait donc l’image d’un homme déterminé à améliorer la situation des minorités : il a symboliquement ouvert quelques églises arméniennes et a reçu des Chrétiens, des Juifs. Tout le monde a alors vu en lui un homme plus tolérant encore que les kémalistes, pourtant laïcs. Par ailleurs, il a alors annoncé un programme d’ouverture de la Turquie au business, d’amélioration de l’environnement juridique et des banques, de conformation aux normes internationales et d’amélioration de l’environnement des entreprises. Il a même paru améliorer la situation des minorités religieuses et des Kurdes. Il voulait alors donner l’image de quelqu’un qui allait régler tous les problèmes et avait recours à la devise "zéro ennemi, zéro problème pour la Turquie".

Cette stratégie "islamo-démocratique" visait à amadouer les Américains, les Européens et l'OTAN afin que l’armée turque ne perpètre pas de coup d’Etat contre le pouvoir d'Erdogan. En effet, son premier objectif était de faire amende honorable auprès de l’Occident, de montrer qu’il avait changé et qu’il n’était plus l’islamiste radical qu’il avait été quelques années plus tôt, ceci afin que l’OTAN - qui contrôle indirectement l’armée turque - fasse pression sur cette dernière afin qu’elle ne perpètre pas de coup d’Etat. Rappelons en effet que lorsque l'AKP d'Erdogan est arrivé au pouvoir, le risque de coup d’Etat était très fort. Mais une fois l’armée (son ennemi principal) neutralisée par les impératifs européens de démocratisation et par l'OTAN, l'AKP d'Erdogan a pu commencer à "dékémaliser" la Turquie et à prendre le contrôle des institutions stratégiques administratives, politiques, judiciaires, etc. La stratégie de l'AKP a donc consisté à neutraliser en premier l’ennemi interne laïc et militaire avec l’appui de l’Occident (naïf ou compromis), puis ensuite à entreprendre un programme de dékémalisation autoritaire et de réislamisation progressive.

Entre une politique étrangère qui souffre d’un manque de pragmatisme et d’erreurs d’appréciation stratégique et une politique intérieure autoritaire, vers quel type de régime s'oriente la Turquie d'Erdogan ? Peut-on toujours considérer la Turquie, d’une part comme une puissance régionale, d’autre part comme une république laïque ?

La Turquie est plus que jamais une puissance régionale. Il faut reconnaître que ce pays a connu de forts succès économiques depuis qu’Erdogan est au pouvoir : ce dernier et son parti l'AKP ont en effet amélioré le monde des affaires et multiplié le niveau de vie des habitants, ce qui a eu un fort impact sur la croissance économique. Les kémalistes étant étatistes et contre l’initiative privée, cela n’aurait pas pu avoir lieu s’ils étaient restés au pouvoir. La Turquie est aujourd'hui plus affirmée, plus nationaliste et elle se réislamise progressivement dans le même temps. Elle retrouve sa vocation ottomane. Sa croissance économique importante lui donne les moyens de sa stratégie moyen-orientale et mondiale. La Turquie est aujourd’hui beaucoup plus riche, puissante et affirmée que lorsqu’il y avait des problèmes internes de corruption et des partis politiques laïcs affaiblis. Le leadership d’Erdogan est très fort, et il ne semble pas avoir d'égal depuis Atatürk. D’ailleurs, Erdogan aimerait être l’anti-Atatürk et ambitionne d’être l’homme qui marquera le 21e siècle turc. Sa stratégie auprès des pays turcophones (Kazakhstan, Turkménistan, Azerbaidjan, etc.), des BRICS,  des Etats-Unis, de l’UE mais aussi sa stratégie arabe avec les Frères musulmans qu’il utilise comme un levier pour réaffirmer le leadership ottoman turc dans les anciennes colonies du monde musulman, forment une vision conquérante qui fait rêver de nombreux Turcs et de nombreux musulmans arabes ou autres. La Turquie connait indéniablement des succès stratégiques de ce point de vue. 

La Turquie ne peut donc plus être considérée selon moi comme un pays "kémaliste", quand bien même il subsiste des institutions et références idéologiques officielles en partie kémalistes. Il y aura peut-être, comme le dit Alexandre Adler, un coup d’Etat kémaliste qui mettra fin à cette stratégie "national-islamiste" et "néo-ottomane" d'Erdogan, mais c'est de moins en moins probable dans la mesure où l’armée a été reprise en main et n’est plus aussi laïque qu'avant, en-dehors de ses cadres supérieurs. Les militaires sont de plus en plus neutralisés et ceux qui étaient les plus anti-islamistes et laïcs anti-AKP ont été mis en prison, incriminés, ou mis à la retraite. La Turquie d’aujourd’hui est donc devenue "postkémaliste", même si on voit partout les portraits d’Atatürk. Elle a fondamentamement changé tant sur le plan idéologique que sur les plans économique, géo-stratégique et diplomatique. Elle est "néo-ottomane", en voie de réislamisation, et "postkamaliste". Ce n’est pas une dictature formelle, mais une "semi-démocratie autoritaire" qui peut devenir une dictature dans la mesure où Erdogan masque de moins en moins sa méfiance vis-à-vis du système démocratique-libéral.

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