Mega dette contre giga croissance : où le pari de Joe Biden peut-il mener les États-Unis… ET le reste du monde ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
Le président américain Joe Biden prend la parole lors d'une visite à l'installation de Cummins Power Generation le 3 avril 2023 à Fridley, dans le Minnesota.
Le président américain Joe Biden prend la parole lors d'une visite à l'installation de Cummins Power Generation le 3 avril 2023 à Fridley, dans le Minnesota.
©STEPHEN MATUREN / GETTY IMAGES via AFP

Bidenomics

Les États-Unis empruntent des milliards de dollars pour stimuler son économie. Depuis février 2021, les investissements mensuels dans la construction d’usines ont plus que triplé et ont atteint près de 20 milliards de dollars. Un risque énorme, avec un retour sur investissement potentiellement énorme.

Pierre Bentata

Pierre Bentata

Pierre Bentata est Maître de conférences à la Faculté de Droit et Science Politique d'Aix Marseille Université. 

Voir la bio »
Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue est professeur d'économie à l'université de Lille. Il est le co-auteur avec Stéphane Ménia des livres Nos phobies économiques et Sexe, drogue... et économie : pas de sujet tabou pour les économistes (parus chez Pearson). Son site : econoclaste.net

Voir la bio »

Atlantico : Joe Biden a décidé d’emprunter des milliards pour stimuler son économie. Depuis février 2021, les investissements mensuels dans la construction d’usines ont plus que triplé et ont atteint près de 20 milliards de dollars. Joe Biden dépense d’énormes sommes d’argent pour ramener la fabrication d’industries vertes et de puces électroniques aux États-Unis face à la concurrence de la Chine. Que penser de de cette stratégie des méga dettes qui pourrait déboucher sur une giga croissance ?

Pierre Bentata : A chaque fois qu'il y a une politique un peu keynésienne comme cela, il faut regarder quel est l'objectif de cette stratégie.  Il est aussi important de savoir si l’objectif peut amener des perspectives de croissance. Pour la situation des Etats-Unis, c’est effectivement le cas. Le risque de faire de la relance sur des secteurs innovants ou qui sont de vrais relais de croissance peut être compensé potentiellement par le résultat de ces investissements.  Même en appliquant une approche keynésienne, lorsqu'il y a ensuite de la croissance, il va falloir l'utiliser pour que l'Etat puisse se désendetter. Le risque sinon est d’entrer dans une spirale de dette et d'inflation. Les Etats-Unis peuvent se permettre une telle politique uniquement grâce à leur position. Mener une politique comme cela, en solitaire, lorsque vous êtes une petite économie ou qui n'a pas vraiment d'influence au niveau international, est dangereux parce que lorsque vous relancez par une politique de dépenses publiques, en fait la relance va d'abord profiter à vos partenaires. Mais les Américains sont dans un cas particulier. Ils bénéficient d’une croissance qui est plus forte que le reste des pays occidentaux. Les Américains ont un tissu économique qui est pour l'instant plus résilient et qui s’est redynamisé beaucoup plus rapidement après la pandémie de Covid. Les Etats-Unis ont aussi une influence majeure sur le commerce international. Les Américains mènent cette stratégie dans un contexte de relocalisations. Ils sont moins dépendants des évolutions de la globalisation. Il y a un consensus pour dire que cette politique est risquée. Les Etats-Unis ont pris ce risque et ont considéré que c’était le bon moment pour le faire.  

Alexandre Delaigue : Cette tendance a été limitée au moment de la période Obama. Le plan de relance qu'il avait envisagé de faire a finalement été relativement réduit. Par la suite, les finances publiques ont commencé à s'améliorer. A partir de la présidence Trump, il y a eu des baisses d'impôts particulièrement importantes, les déficits des États-Unis ont commencé à vraiment atteindre des niveaux élevés. Par la suite, une bonne partie de ces baisses d'impôts ont été maintenues par l'administration Biden. Puis toute une série de mesures de soutien à l'économie et au financement de la politique environnementale et de la politique industrielle. Tout cela se fait par le biais de l'endettement. Le résultat est que maintenant la dette aux Etats-Unis a atteint 120 % du PIB. Lorsque l’on regarde les perspectives, si on prolonge les courbes, le déficit des finances publiques va se poursuivre et l'endettement va continuer. Tout cela a eu pour contrepartie de mettre l'économie américaine globalement sous pression, avec une demande particulièrement forte, une demande particulièrement soutenue qui a joué un rôle de stimulant pour l'économie et qui a abouti à une croissance plus forte. Cela a été l’un des éléments qui a contribué au décalage entre les situations entre l'Europe et les Etats-Unis depuis un peu plus d'une décennie.

Est-ce que cela peut se pérenniser ? Le vrai problème que cela indique est que tout cela est assez symptomatique d'un problème et d'un blocage politique aux Etats-Unis. Cette stratégie et ce mode de fonctionnement vont permettre de soutenir l’économie pour un temps, sans que l'on soit certain que cela puisse durer éternellement. Cela traduit le fait que le système politique est bloqué et que la seule manière d'agir, notamment en matière de politique industrielle, est de recourir à de l'endettement public. L'idée de financer cela par des baisses de dépenses qui seront ciblées et qui vont avoir des conséquences sur certaines régions ou certaines catégories de personnes est inenvisageable. L'idée d'augmenter les impôts est aussi inenvisageable. Il est difficile de concevoir comment les Etats-Unis pourraient sortir de cette situation politiquement.

Quelles sont les conséquences sur le plan international, sur l'économie mondiale ou sur le tissu manufacturier mondial des mesures et de la politique économique déployée par Joe Biden ?

Pierre Bentata : Il est assez difficile de prévoir dans le détail quelles pourraient être les conséquences. Les Européens sont d’énormes partenaires des Américains. Les pays européens qui échangent avec les Etats-Unis, qui ont été les moteurs du libre-échange, vont directement subir les conséquences des politiques plus protectionnistes, des politiques de relance. Il y a une sorte de balancier dans l'histoire économique des Etats-Unis qui les amène à chaque fois à de l'ouverture puis au repli.

Cela va aussi avoir un impact pour le commerce mondial, ça a un impact. D'autant plus lorsqu'il y a une tentative, notamment par la Chine, de réunir une espèce de front commun contre les pays occidentaux, et d'essayer de sortir de la dépendance des pays les plus riches pour mener son commerce international et alors que ce pays connaît une forme de ralentissement de son activité.

Il y avait un pôle avec lequel au niveau européen beaucoup d’affaires étaient menées sur des produits à forte valeur ajoutée. Et d'un autre côté, un producteur en amont fournissait des choses pas chères. Or les deux sources commencent à se tarir. Cela a forcément un impact sur le plan international. La France doit être capable d'avoir une activité plus dynamique et doit être moins dépendante des Etats-Unis et de la Chine.

Cette politique déployée par Joe Biden comporte-t-elle aussi des risques au sein des Etats-Unis avec l'inflation ? Est-ce que les citoyens bénéficient déjà de ces politiques économiques ?

Alexandre Delaigue : Le déficit important ne facilite pas forcément la tâche à la Réserve fédérale qui est chargée de lutter contre l’inflation. L'inflation n'est pas entièrement déterminée par la demande. L'inflation aux Etats-Unis ralentit comme en Europe. Le problème de fond concerne les prix. Les tarifs ont augmenté et ne reviennent pas à un niveau plus bas.

En Europe, il y a des problèmes sur les perceptions vis-à-vis de l'inflation et le mécontentement que cela entraîne.  

L'économie américaine parvient à réaliser un atterrissage en douceur, à réduire son inflation avec très peu d'impact négatif sur l'emploi et sur l'activité économique. Certes, du côté des perceptions, les gens ne sont pas très contents, mais une bonne partie de ce problème de perception est assez largement un problème partisan.

Pierre Bentata : En principe, il y a deux grandes voies en économie, deux grandes tendances. Il y a ceux qui vous disent que le protectionnisme ou la relance keynésienne bénéficient à tout le monde et les résultats empiriques nous montrent que ce n’est pas vrai. Et il y a ceux qui disent que cela ne bénéficie à personne, que cela est toujours néfaste. Il s’agit plutôt de la position d'un côté des sociaux-démocrates et keynésiens et de l'autre, les libéraux. En réalité, la situation est plus compliquée que cela. Il y a toujours des espèces d'effets Cantillon. Tout dépend de l'endroit où vous vous situez dans la société et tout dépend de la façon dont vous constituez vous même votre richesse et de votre niveau de revenu.

Typiquement, si vous avez un protectionnisme très fort, comme la situation des Etats-Unis sur les énergies vertes et que, en même temps, il y a des subventions et la promotion pour des véhicules électriques américains, il faudra s’adapter aux réalités du marché. Cela crée beaucoup plus de distorsions au sein des différents secteurs.

Lorsque vous avez ce genre de politique, au départ, à court terme, cela va bénéficier à certains acteurs, certaines entreprises, notamment celles qui sont protégées. Comme toute forme de réduction de la concurrence et comme le disait Carlos Tavares, vous créez une bulle autour de votre marché. Cette bulle empêche de voir quels sont les meilleurs procédés, s’il faut les imiter ou les dépasser. Cela entraîne une forme d'inertie.

Avec ce projet d'investissement, notamment dans l'industrie verte, avec cette méga dette contre giga croissance, où est-ce que le pari de Joe Biden peut-il mener les États-Unis et le reste du monde ?

Pierre Bentata : Les pays sont très endettés. Or, Keynes expliquait que pour mener des politiques de ce type, il faut avoir des finances saines.

Il faut avoir les interventions les plus précautionneuses possibles et les plus faibles possibles car cela peut créer des distorsions qui sont très fortes. Il y a un risque que cela aboutisse à un moment de panique. Lorsque vous protégez des entreprises, vous protégez des secteurs entiers et à l'intérieur de ces secteurs, il n’est pas rare de découvrir que la protection n'a pas été si efficace que cela ou que les entreprises n'ont pas été capables d'obtenir la croissance qui était attendue ou le développement qui était attendu. Le fait de découvrir que cela n’a pas été efficace risque de déclencher des phénomènes de panique. Tout le monde regardera quel est le niveau d'endettement général, public et privé du pays. Si on s'aperçoit que le niveau d’endettement a beaucoup plus augmenté par rapport à ce qu’il a apporté à la croissance (via les investissements massifs), de très nombreux citoyens vont vouloir revendre leurs actions sur les marchés financiers qui vont s'effondrer lors de la découverte de la bulle.

En vivant largement au-dessus de nos moyens et en ajoutant ce genre de politique, il y a vraiment un risque, entre l'économie réelle et les chiffres, qu’il y ait un tel décalage et que cela devienne intenable avec le risque de déboucher sur une nouvelle crise, sur une nouvelle explosion de bulles que l'on aura prétendu ne pas avoir vu et qui nous amène à une situation où un marché entier s'effondre.

Bien qu'il y ait un phénomène de relocalisation et même dans une économie qui est globale, il y a un mécanisme de contagion.

Il y a un risque systémique fort par le jeu de la globalisation financière et le poids des dettes. Il suffit d'un choc ou de quelque chose d'inattendu pour que toute l'entreprise et ces investissements deviennent un échec.

Au regard de la stratégie d’investissement de Joe Biden, pourrait-il y avoir des conséquences pour les autres pays à l'international concernant la production américaine et par rapport à ce poids des dettes ? Une future hausse des taux hypothécaires ? Des impacts sur les marchés européens qui pourraient suivre les Etats-Unis ?

Alexandre Delaigue : Les taux d'intérêt aux États-Unis dictent le ton des taux d'intérêt partout ailleurs dans le monde, même si ça ne correspond pas aux circonstances locales. Même des pays dans lesquels les circonstances sont tout à fait différentes n'ont pas d'autre choix que de suivre assez largement la politique de la FED et vont donc perdre toute une série de latitudes sur leur capacité à moduler les taux d'intérêt par rapport aux circonstances locales.

Le moindre mouvement de taux d'intérêt qui crée un décalage par rapport aux États-Unis va créer une fuite de capitaux vers les Etats-Unis.

Lorsqu'il y a des différentiels de rendement, cela génère énormément de flux de capitaux. Il n'y a pas d'autre zone qui a la capacité d'avoir cet effet d'attraction complet qu'ont les Etats-Unis. Cela a des conséquences macroéconomiques sur les politiques monétaires partout dans le monde.

L’administration Biden a lancé toute une série de droits de douane spécifiques vis-à-vis de la Chine, mais dans ce cas-là, cela pourrait bénéficier aux industriels européens. Si les Etats-Unis taxent les panneaux solaires chinois, cela favorise la situation des producteurs européens de panneaux solaires.

Cette politique d'investissements importante conduit à favoriser les entreprises américaines et pousse à la relocalisation de toute une série d'activités industrielles aux Etats-Unis.

L’Europe devrait s’inspirer de cette politique de dépenses pour construire ses projets de soutien à l'investissement. 

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !