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Marxiste dedans, ultralibérale dehors, la Chine fait perdre ses moyens à l'Europe
©Thibault Camus / POOL / AFP

Rival systémique

La relation entre l'Europe et la Chine est très déséquilibrée : depuis plus de 20 ans, la Chine exploite et instrumentalise les faiblesses de l'Union européenne, profitant de son statut de grande puissance économique et technologique sans être une puissance stratégique.

Emmanuel Véron

Emmanuel Véron

Emmanuel Véron est géographe et spécialiste de la Chine contemporaine. Il a enseigné la géographie et la géopolitique de la Chine à l’INALCO de 2014 à 2018. Il est enseignant-chercheur associé à l'Ecole navale.

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Atlantico : La Chine fait, dit on, perdre ses moyens à l'Europe. On pense immédiatement aux coûts de production… Mais ce point de vue est-il réducteur ?

Emmanuel Veron : Il faut rappeler que les relations sino-européennes sont très importantes, en matière commerciales mais aussi diplomatiques, culturelles etc. Ces relations sont fortement marquées par la dissymétrie. En effet, la plupart des pays européens qui commercent avec la Chine enregistrent une balance commerciale déficitaire. La France par exemple, se situe autour de 30 milliards par an... Dans les faits, la Chine depuis les années 1990 (sinon 1980 et l'"ouverture" économique du pays) exploite et instrumentalise les faiblesses de l'Union européenne, profitant par là-même de son statut de grande puissance économique et technologique sans être une puissance stratégique. Dès lors les délocalisations industrielles, les transferts systématiques de technologies (des plus "banales" aux plus sensibles et stratégiques) ont plus que très largement profités à Pékin. En un sens, le statut actuel de concurrent et de puissance que représente la Chine est largement le fait de la faiblesses stratégique de l'Europe, mêlée de naïveté voire de cynisme.  Le rattrapage technologique de la Chine dans tous les domaines est probablement l'exemple le plus éloquent (pensons à l'aéronautique, au nucléaire - civil mais aussi militaire, au transport, à l'Internet, à la santé, à l'agroalimentaire, à l'architecture, et divers domaines de la recherche fondamentale... pour aujourd'hui parler de technologies de ruptures comme la 5G et les applications de l'IA..).

Depuis quelques années maintenant, l'UE et ses institutions ont intégré le facteur risque de la puissance chinoise, en particulier en matière sécuritaire, mais aussi industrielle et technologique. Ainsi depuis 2019, l'UE évoque la Chine comme "rival systémique". La définition et l'analyse de la Chine continue d'évoluer dans ce sens, en particulier avec la pandémie de Covid-19 et les récurrentes menaces et ingérences de la "diplomatie des masques " et de "loups combattants " à l'endroit de plusieurs pays européens. 

Y a-t-il une stratégie globale claire en Chine ? Par quels exemples pourrait on l'illustrer ?

La Chine (le Parti-Etat), depuis le milieu des années 1970 est dans une logique de rattrapage technologique et de montée en puissance. Ce processus n'a fait que se renforcer dans les années 1980, puis 1990 et surtout 2000 avant l'arrivée au pouvoir de Xi Jinping et son entourage (quelques dizaines d'hommes et peu de femmes), cette fois-ci marquée par l'affirmation tous azimuts de la puissance chinoise dessinant un horizon hégémonique, éclipsant les Etats-Unis, et diluant l'UE de sa puissance potentielle. Les autres pôles de puissances seraient soit inférieurs soit neutralisés. Dans cette dynamique de puissance et d'hégémonie, l'Europe représente pour Pékin un pôle très important dans sa stratégie.

L'Europe doit être faible, éclatée et suivre le système de valeurs de Pékin... La stratégique regroupe plusieurs éléments tactiques : investir dans tous les domaines et prioritairement les secteurs stratégiques et sensibles; développer un lobbying important au profit du régime du Parti-Etat et de son rayonnement; affaiblir l'UE; créer un espace géopolitique européen favorable et dominé par la Chine. L'exemple récent des visites diplomatiques de Wang Yi et de Yang Jiechi, respectivement dans 5 pays d'Europe de l'ouest (l’Italie, les Pays-Bas, la Norvège, la France et l’Allemagne) et deux pays de l'Europe du Sud en complément (Grèce et Espagne). Le tout, on le notera procède d'un évitement soigneux de Bruxelles. D'autre part, les deux responsables de la diplomatie chinois ont évité l’Autriche, le Royaume-Uni, la République tchèque, le Danemark, la Pologne et la Slovénie, qui ont tous refusé la 5G de Huawei. Pour Pékin, l’enjeu était double : redorer son image et sortir de son isolement diplomatique (relatif), et s’assurer autant que possible de l’expansion des réseaux 5G et de la firme Huawei, inféodée au Parti-État.

Pékin agit en duplicité avec l'Europe; d'une part elle développe depuis les années 1970 un dialogue avec Bruxelles; d'autre part, elle fait jouer de tout son poids dans les relations bilatérales avec les pays de l'Union ou hors Union. De plus, elle développe un plan politique dans le cadre du format 17 + 1 (17 pays européens) + la Chine. Ce format intègre des pays de l'Union et d'autres non membres.

Enfin, la Chine joue beaucoup la carte "européenne" contre les Etats-Unis dans le cadre du triptyque géopolitique Chine-UE-Etats-Unis. Pour Pékin, c'est en passant par une instrumentalisation et un affaiblissement de l'Europe que les Etats-Unis pourront décliner (entre autres) plus rapidement. 

La compétition entre Pékin et Washington en matière stratégico-militaire et dans le domaine des hautes technologies et de rupture (5G, intelligence artificielle, semiconducteurs, etc.) se concentre de plus en plus sur le continent européen. La Chine voit dans le « partenaire européen » un facteur déterminant dans sa stratégie de dépassement de la puissance étasunienne.

Cette première visite dans le contexte de crise du Covid-19 est un signal fort et clair envoyé à l’administration américaine, qui vient alimenter la perception d’une Chine toute-puissante sur le vieux continent. Le déploiement de ses nouvelles technologies est donc crucial. L’objectif est d’accroître la dépendance de l’Europe envers la Chine et, dans le même temps, de diluer le poids stratégique et technologique américain. Les mots de la diplomatie chinoise sont éloquents : « Nous invitons l’Europe à rejeter la mentalité de Guerre froide » – une mentalité qui, selon Wang Yi, détermine les relations entre l’Occident et la Chine depuis la crise du coronavirus… Le sillon tracé par la diplomatie chinoise est net. La Chine veut une Europe docile, dispersée, affaiblie et détachée des États-Unis.

On parle de lobbying chinois. C'est une notion vague d'un point de vue occidental. Qu'en est il exactement ?

Très récemment, Huawei France a fait une annonce d'un plan d'investissement de 4 milliards de dollars pour la France sur quatre ans. Ce sont des montants colossaux pour développer le groupe en France et l'entouré d'une vaste opération d'influence. Visé un pays comme la France n'est pas anodin. Alors que le PR Emmanuel Macron ne s'est pas prononcé pour un bannissement général de Huawei, le régime y voit une possibilité de se développer et d'influencer d'autres Etats depuis un pays membre de l'UE, du Conseil de sécurité des Nations Unies etc.

Le Parti-Etat réutilise à dessein une formule que l'on prête à Lénine : "Sondez avec une baïonnette: si vous rencontrez de l'acier, arrêtez. Si vous rencontrez de la bouillie, poussez". En ce sens, le lobbying chinois (ou pékinois) comme d'autres acteurs étatiques du système international s'est intensifié et déployé de manière très large et importante dans tous les pays européens. L'objectif est d'assoir la puissance chinoise, développer l'image d'un modèle alternatif au modèle des démocraties libérales et de faire taire toutes critiques sur le régime du Parti-Etat. L'œuvre est gigantesque et recouvre tous les spectres de l'influence : politique, corruption, culturelle, scientifique, artistique, diplomatique etc... Depuis plus de trente ans, l'appareil politico-sécuritaire de Pékin travaille au développement de recrutement d'agents d'influence en Europe en ciblant divers corps et responsables : premiers ministres, ministres, parlementaires, maires, chefs d'entreprises, universitaires, entrepreneurs etc...Parallèlement, le développement des Instituts Confucius, des Instituts Culturels Chinois mais aussi la refonte et la modernisation des médias Chinois directement reliés et supervisés par le département de la Propagande du PCC sont éloquents. 

Alors que l'Europe recompose et fait évoluer ses relations avec Pékin, de manière accélérée avec la crise du Covid-19, il est désormais crucial que l'UE devienne un véritable acteur stratégique et pas un terrain de jeu...

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