La marque Anonymous récupérée : toute critique du capitalisme est-elle inévitablement digérée par celui-ci ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
La marque Anonymous récupérée : toute critique du capitalisme est-elle inévitablement digérée par celui-ci ?
©

©

Une société parisienne a déposé le logo et le slogan du groupe Anonymous. Un détournement commercial difficile à avaler pour les cyber-militants.

Guy Sorman

Guy Sorman

Auteur d'une trentaine d'ouvrages traduits du Japon à l'Amérique latine, de la Corée à la Turquie et la Russie, élu en France et entrepreneur aux Etats-Unis, chroniqueur pour Le PointLe Monde et de nombreux journaux étrangers, Guy Sorman est un esprit libre dont les conceptions libérales prennent souvent à contrepied la droite comme la gauche en France. Son dernier livre J'aurais vioulu être français est paru chez Grasset, en octobre 2016.

Voir la bio »

Atlantico : La société parisienne Early Flicker, qui commercialise des tee-shirts et des services de création de sites Internet, a déposé le logo et le slogan du groupe Anonymous, ce mouvement d'hacktivistes anticapitalistes connu pour ses actions coup de poing sur Internet. Cette initiative est considérée comme "une agression commerciale" par le collectif. Toute critique du capitalisme est-elle condamnée à être récupérée par le capitalisme lui-même ?

Guy Sorman : La réponse est "oui" car le capitalisme est "la nature de l'homme" et "le miroir de la société". Tout ce que la société produit devient nécessairement marchandisé et capitaliste. Le capitalisme "récupère" par définition : c'est une éponge. Tout ce qui se passe dans la société a vocation à être absorbé par le capitalisme. Le fonctionnement même du capitalisme est basé sur cet effet miroir et ce rôle de récupération.

Où le capitalisme irait-il trouver ses idées si ce n'est dans la société ? Il en est de même, pour la publicité. Il n'y a que les marxistes qui pensent que le capitalisme et la publicité imposent des produits, des services, des pulsions, des sentiments. C'est l'inverse : le capitalisme est le reflet des désirs de la société. 

L’image du « Che » elle-même a été récupérée par le passé, la photo de l’icône de la Révolution ayant connu de multiples déclinaisons commerciales…

Encore une fois, il faudrait presque inverser la question. Le "Che" était l'expression d'un sentiment populaire très fortement répandu dans le monde : la recherche du héros, avec une dimension quasi divine. Le capitalisme ne le "récupère" pas, il exprime ce qui existe déjà.

De même, aujourd'hui, toute la publicité pour l'alimentation est "bio", "écologique". Est-ce que c'est de la récupération ? Il existe dans la société une aspiration quasi religieuse à une nature "pure" et "intouchable". Le capitalisme joue son "effet de miroir" et dit : "voilà ce que vous voulez !" La publicité n'impose rien. Elle met en forme, en musique, en valeur des aspirations collectives déjà présentes. Pour utiliser un vocabulaire marxiste, le capitalisme n'est pas "la superstructure" de la société, mais son "infrastructure". 

Pour défendre leur mouvement, les pirates ont réagi en lançant le slogan "on ne peut pas vendre une idée". Est-ce que même les idées se vendent et s’achètent ?

L'idée est la chose la plus difficile à commercialiser. C'est l'un des rares concepts sur lequel on n'arrive pas à mettre un prix. Il n' y a pas de "copyright" sur les idées, c'est le drame des écrivains et des philosophes.

On n'arrive pas à labelliser les idées. Mais, on peut tout de même les mettre en forme : leur donner une couleur, un slogan. L'idée ne peut pas être protégée, mais la forme dans laquelle on l'exprime finit pas être l'objet d'une propriété commerciale.

Le masque porté par les Anonymous s’inspire de la célèbre bande dessinée "V pour Vendetta", qui a donné lieu en 2006 à une superproduction hollywoodienne. En choisissant un tel symbole, le mouvement ne s’exposait-il pas d’emblée à être récupéré commercialement ?

Tout est circulaire. La protestation va puiser dans le stock d'icônes disponibles sur le marché. Il y a "une circulation des objets". Le même objet ou la même image va circuler et avoir des fonctions et des significations multiples. La contestation, le masque, étaient déjà en stock. Les Anonymous ne peuvent pas se plaindre de récupération car ils sont eux-mêmes allés puiser dans le stock.

On peut dire la même chose de l'écologie. Le goût de la nature était déjà dans la poésie romantique. Les écologistes lui donnent une nouvelle signification. Nous sommes dans un système de circulation infini des objets et il est difficile, voire impossible, d'inventer une passion qui soit véritablement nouvelle. Le nombre des passions humaines est assez limité. Il y a l'amour, la révolte, la violence... L'Homme va sans cesse puiser dans ce magasin et fait circuler des idées qui sont déjà là. Il leur donne, néanmoins, une forme nouvelle. 

Cette faculté du capitalisme à intégrer en son sein ses propres contestation le rend-il indépassable ?

La question est de savoir si la nature humaine est "dépassable". Le capitalisme n'a été inventé par personne. Le  capitalisme est le nom que Marx a donné à "l'existant", au fonctionnement de la société. Marx a labellisé quelque chose qui existait et qui n'avait été inventé par personne. Pour les défenseurs du capitalisme, la société libérale est le reflet de la nature humaine, ce qui le rend effectivement insubmersible. La nature humaine ne peut pas disparaître.

A l'inverse, le socialisme, que nous opposons au capitalisme, a été inventé, ce qui le rend dépassable. On peut essayer de le mettre en œuvre, de l'améliorer. Tout ce qui a été inventé comme théorie abstraite est dépassable. Tout ce qui est l'expression de la nature humaine est indépassable. Le capitalisme est indépassable, mais il est destructible par la violence. Il pourrait également être dépassé par un système supérieur. Mais, jusqu'à présent, on n'a pas trouvé de système supérieur à la nature humaine, même si celle-ci est imparfaite.

Si le capitalisme est simplement l'expression de la nature humaine comme vous l'affirmez, pourquoi est-il aussi décrié ? 

Parce que nous n'arrivons pas à accepter notre propre imperfection. Nous n'arrivons pas à accepter que notre nature est imparfaite et que nous vivons dans des sociétés imparfaites. Anthropologiquement, il est impossible de dépasser notre propre nature. Mais nous pouvons essayer de nous améliorer.  

La nature humaine, en occident, est fondée sur l'autocritique. L'occident, c'est la capacité à se critiquer. Si nous ne critiquions pas le capitalisme, nous ne serions pas occidentaux. 

La nature humaine c'est aussi le règne du plus fort. Cela ne pose-t-il pas un problème moral ? 

Je dirais plutôt que le capitalisme est en dehors de la morale. Le capitalisme est "la plomberie" de la société. Les sociétés aspirent à un mieux être matériel et spirituel. Pour le mieux être spirituel ou le progrès moral, le capitalisme est tout simplement incompétent. Si vous avez l’appendicite et que vous appelez le plombier, celui-ci vous dira qu'il n'est pas compétent pour guérir l'appendicite, mais qu'il peut vous mettre l'eau chaude. Le capitalisme est le fournisseur de l'eau chaude, c'est le plombier.

Le capitalisme est le meilleur système existant pour produire des biens matériels, mais sa fonction s'arrête là. Dire qu'il n'est pas moral ou pas juste, c'est critiquer votre plombier parce qu'il ne guérit pas l’appendicite. Le capitalisme n'est pas moral. Il est efficace. Il produit des biens matériels. Ensuite, dans une société démocratique, on peut bien sûr discuter du meilleur usage que l'on peut faire de ces biens matériels et de leur répartition.  

 Propos recueillis par Alexandre Devecchio

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !