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Mais quels arguments employer sur les Gilets jaunes pour gagner (gentiment) le match des idées lors du réveillon de Noël ?
©Valery HACHE / AFP

Ils en ont parlé

Dans un contexte politique lourd marqué par le phénomène des Gilets jaunes, les dîners du réveillon de Noël s’annoncent sous haute tension entre soutiens et opposants au mouvement, chacun apportant ses apriori dans les discussions. Des apriori qui méritent parfois d’être détricotés.

Michel Ruimy

Michel Ruimy

Michel Ruimy est professeur affilié à l’ESCP, où il enseigne les principes de l’économie monétaire et les caractéristiques fondamentales des marchés de capitaux.

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Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Les aprioris économiques

A priori numéro 1 : Les Gilets jaunes vivent correctement et ils n’ont pas de véritables raisons de se plaindre.

Michel Ruimy : Il faut bien garder en tête qu’il n’y a pas de portrait type des manifestants puisqu’une des caractéristiques du mouvement est sa diversité.

Les « gilets jaunes » sont globalement d’abord des quadras, hommes et femmes, qui travaillent (ou, étant retraités, ont travaillé), plutôt peu diplômés et exerçant des métiers souvent manuels.

Plus des 3/4 indiquent posséder une voiture - selon un sondage Elabe réalisé fin novembre pour BFMTV, un nombre élevé de « gilets jaunes » habitent des zones rurales et / ou des petites agglomérations de 2 000 à 20 000 habitants -.

Leur revenu médian du foyer représente environ 1 700 euros par mois, soit près de 30% de moins que le revenu médian moyen déclaré de l’ensemble des ménages résidant en France. Le revenu médian est le salaire tel que la moitié des salariés d’une population gagne moins et l’autre moitié gagne plus. La médiane est généralement plus représentative que la moyenne pour l’analyse des petits groupes car la présence de quelques cas extrêmes peut tirer fortement la moyenne vers le haut ou vers le bas et donner ainsi une image qui n’est pas représentative de la grande majorité des données.

Les participants aux actions des « gilets jaunes » sont donc pour la majorité d’entre eux des individus aux revenus modestes c’est-à-dire qu’ils appartiennent aux classes populaires ou à la « petite » classe moyenne (classe intermédiaire). Toutefois, ils n’appartiennent pas aux catégories les plus précarisées économiquement : 10% d’entre eux déclarent avoir un revenu inférieur à 800 euros par mois (contre un peu plus de 500 euros pour les 10% des ménages français les plus pauvres).

En résumé, cette révolte est bien celle du « peuple », celle des revenus modestes.

Plusieurs éléments font des « gilets jaunes » une contestation singulière par rapport aux mouvements sociaux de ces dernières décennies. Outre son ampleur, la forte présence des employés, des personnes peu diplômées, des primo-manifestants et, surtout, la diversité des rapports au politique et des préférences partisanes déclarées font des ronds-points et des péages des lieux de rencontre d’une France peu habituée à prendre les places publiques et la parole.

A priori numéro 2 : Les entreprises ont les moyens d’augmenter fortement le SMIC. Ce n’est pas le rôle de la prime d’activité de se substituer aux entreprises.

Michel Ruimy : Le panorama des entreprises françaises est très divers aussi bien en termes de chiffres d’affaires qu’en termes de nombre de salariés. Ainsi, les Très Petites Entreprises (TPE) emploient 20% des salariés du secteur privé (hors agriculture).

Environ 25% des salariés de ces TPE sont rémunérés au Smic tandis que, dans les grandes entreprises, ce sont un peu moins de 5% des salariés qui sont concernés. Ceci est assez logique car non seulement les grands groupes ont des moyens que les TPE n’ont pas mais aussi, car leurs grilles de rémunération font souvent l’objet de négociations en interne ou d’accords de branche, ce qui fait que le salaire minimum chez Axa, Danone ou Renault est toujours supérieur au Smic, ne serait-ce que légèrement.

Quant à la prime d’activité, née de la fusion de la prime pour l’emploi et du RSA activité, elle relève surtout d’une philosophie : inciter financièrement à accepter un emploi même s’il n'est pas très bien payé. Ce dispositif, qui a coûté, en 2018, environ 5 milliards, a permis de réduire le taux de pauvreté en France, mais surtout il sert de tremplin pour l’insertion dans le marché du travail et évite de s’installer dans le chômage de longue durée. Du côté du travailleur, c’est un complément de rémunération et du côté de l'entreprise, cela évite d’alourdir le coût d'un emploi peu qualifié - puisque c’est l'État qui paye - et donc d’être plus compétitive. La dynamique est vertueuse.

Ainsi, contrairement à ce qu’une solide proportion des manifestants semble penser, ce ne sont pas les grands groupes qui sont les plus impactés par une hausse du salaire minimum légal mais les toutes petites entreprises. En d’autres termes, le « patronat qui va payer » n’est pas représenté par les dirigeants du CAC 40 mais plutôt par le restaurateur du coin de la rue, le garagiste ou l’agence immobilière d’en face.

A priori numéro 3 : Si les Gilets jaunes voulaient vraiment gagner plus, ils le pourraient en travaillant plus ou en cherchant un emploi.

Michel Ruimy : Dans la liste des motivations des « gilets jaunes », le premier motif invoqué est un pouvoir d’achat trop faible. Certes, ils pourraient « gagner plus en travaillant plus ». Encore faut-il qu’ils le puissent !

Tout d’abord, gagner plus. Revenons quelques instants sur le fait qu’il suffit de traverser la rue pour trouver du travail. Il y a actuellement, en France, environ 300 000 offres vacantes, soit rapporté au nombre total de chômeurs, 1 emploi pour près de 20 chômeurs. Si tous les chômeurs prenaient ce qui se présente - même s’il n’y connait rien et que l’employeur accepte -, seuls 5% seraient embauchés ! De plus, un grand nombre de chefs d’entreprise estiment que les difficultés de recrutement s’expliquent non seulement par le manque de qualifications mais aussi par des problèmes d’attractivité de leurs propres offres : 1 sur 2 correspond à un CDD de moins de 6  mois ou à un contrat à temps partiel, peu rémunéré pour lequel le salarié peut être perdant en prenant en comptant, par exemple, les coûts de transport.

Quant à travailler plus, même s’ils le souhaitaient, il y a un problème : les disparités territoriales du taux de chômage sont importantes avec des écarts allant du simple au triple, selon les départements. Pour répondre à ce vœu, il conviendrait d’amplifier la croissance et que celle-ci soit plus riche en emplois. Pour cela, il faut engager des réformes structurelles, notamment celle de la formation professionnelle, qui doit permettre d’adapter les compétences aux besoins des entreprises. Autre levier pour répondre aux difficultés de recrutement : celui de la qualité des contrats proposés.

Dans ce contexte actuel, espérons que l’hypothèse d’une croissance sans emplois ne se confirme pas.

A priori numéro 4 : Il n’y a que les classes populaires et les classes moyennes qui payent des impôts en France

Michel Ruimy : Outre la demande d’écoute de la part du pouvoir, c’est avant tout le sentiment d’injustice fiscale, plus prégnant chez les classes populaires, qui explique cette mobilisation. Les personnes mobilisées revendiquent une plus grande justice sociale, qu’il s’agisse d’un système fiscal faisant davantage participer les plus aisés - réintroduction de l’Impôt de solidarité sur la fortune -, d’une baisse des taxes et impôts, d’une meilleure redistribution des richesses ou encore du maintien des services publics.

En 2015, moins de la moitié des foyers fiscaux (environ 45%) ont acquitté l’impôt sur le revenu (IR), mité par les niches fiscales et les exonérations. En fait, la concentration des contribuables qui sont assujettis à l’IR est particulièrement élevée : 10% des ménages paient 70% de l’impôt. Mais, cette concentration s’accroît avec les tranches supérieures : 40% de l'impôt est payé par les 2% de foyers qui ont déclaré plus de 100 000 euros de revenus et le quart de cet impôt était acquitté par 1% des ménages les plus aisés ! En revanche, les tranches inférieures ont vu leur contribution baisser : un peu moins de 2 points pour les ménages gagnant entre 30 000 et 50 000 euros et un peu plus de 2 points pour les foyers situés entre 15 000 et 30 000 euros.

En fait, ce sont les disparités de patrimoine qui ont augmenté depuis 1998 en raison de la forte hausse de la valeur des patrimoines financiers et immobiliers. La crise a accéléré le phénomène à partir de 2008, avant un léger reflux ces dernières années.

Les aprioris politiques

A priori numéro 1 : Les Gilets jaunes sont des extrémistes de droite et de gauche.

Christophe Boutin : Extrémistes de droite d’abord, car, nul ne saurait l’ignorer, les “Gilets jaunes” auraient été manipulés par les factieux et les séditieux de l’ultra-droite. On s’en souvient, c’était en effet la thématique du ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, dès la première manifestation parisienne du 23 novembre. Hélas, les politiques présents, même de gauche, cherchaient en vain les hordes fascistes, et son secrétaire d’État ne voyait lui à l’Arc de Triomphe, le 1er décembre, que des casseurs très classiquement liés aux groupuscules d’extrême gauche, avant que les habituels pillards venus des banlieues n’apportent un peu de diversité. La réponse est bien sûr que cette ultra-droite est tellement bien préparée qu’elle ne se laisse pas attraper… Il n’y a pas de hasard…

 Extrémistes de gauche ensuite. Non seulement les manifestations des “Gilets jaunes” auraient été infiltrées par les éléments de la gauche radicale, mais ceux-ci auraient pénétré les rassemblements plus pacifiques et débonnaires des ronds-points. Ce seraient maintenant eux qui, en sous-main, piloteraient le mouvement en guidant les revendications vers cette nouvelle approche qui permettrait la fameuse « convergence des luttes ». Il n’y a plus d’ailleurs que le leader maximo de la France Insoumise et la CGT pour appeler aujourd’hui à continuer la lutte… Décidément, on vous le dit, il n’y a pas de hasard…

Extrémistes de gauche et de droite enfin, car, c’est bien connu, « les extrêmes se rejoignent ». En fait les uns comme les autres s’unissent dans ces émeutes par lesquelles ils veulent tuer, au choix, la République, la Démocratie, le Parlementarisme - ou tout cela en même temps -, et ne rêvent que violences et guerre civile…

 Alors, extrémistes ? Les “Gilets jaunes” représentaient en gros, le 17 novembre, 300.000 personnes selon le ministère de l’Intérieur – un chiffre sans doute sous-estimé. En 2017, au premier tour de la présidentielle, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon obtenaient chacun autour de 20% des suffrages exprimés. Une bête logique arithmétique voudrait donc que l’on trouve parmi les “Gilets jaunes” aux environs de 60.000 électeurs du RN et autant de LFI – ou 60.000 RN et 30.000 LFI si l’on tient compte des projections de vote aux européennes de 2019, la surreprésentation des deux groupes dans les sondages contrebalançant, au minimum, l’arrivée très probable sur les ronds-points d’abstentionnistes de 2017. Si donc le RN et LFI sont des partis extrémistes, ce dont il est permis de douter, ou au moins s’ils comportent en leur sein une frange extrême, alors, oui, il y des extrémistes dans les rangs des “Gilets jaunes”, comme parmi les rangs de toute frange de la population, des boulangers aux Marseillais.

 Quant à cette violence liée aux extrêmes, on l’a dit, elle ne saurait être mise uniquement, ni même prioritairement, sur le compte du mouvement. Et en allant plus loin, il est même permis de se demander si cette tension que l’on connaît, et que l’on ne saurait nier, ne viendrait pas, plutôt que de l’odieuse propagande diffusée par ces mêmes « extrêmes »… des erreurs à répétition commises par le gouvernement et ses soutiens. Or cette tension bien palpable n’a pas peu fait pour la crispation du conflit, et pour pousser certains participants à des actes de violence effectivement regrettables.

A priori numéro 2 : Les Gilets jaunes ne connaissent pas les contraintes du pouvoir, leurs propositions n'ont rien de raisonnables et ne pourraient être appliquées tout comme le RIC serait une porte ouverte à tous les excès.

Christophe Boutin : Certes, et même s’ils sont manipulés par des extrêmes qui ne sont pas au pouvoir, les “Gilets jaunes” ne connaissent effectivement ni les ors ni les contraintes de ce dernier. Certes aussi, certaines de leurs propositions peuvent sembler difficilement réalisables en l’état. Mais la présentation de choix politiques serait-elle réservée à ceux qui ont déjà exercé des fonctions politiques ? Ne peut-on au contraire, et plus encore lorsque les choix de ces derniers n’ont pas conduit aux succès escomptés, aller chercher ailleurs des idées nouvelles ?

 Par ailleurs, la politique doit-elle se penser a priori comme incapable de changer les choses, comme pouvant seulement permettre d’évoluer entre des bornes qui auraient été fixées à l’avance, ou, au contraire, doit-elle savoir proposer des choix majeurs, avec les risques qu’ils peuvent comporter ? De Gaulle avait-il raison de proposer ce choix politique de partir pour Londres, et n’aurait-il pas mieux valu qu’il tienne compte des « contraintes du pouvoir » pour s’assoupir dans la France de Vichy ? Quel politique « raisonnable » aurait parié sur le choix Brexit ? Et pourtant…

 Où est le « raisonnable » d’ailleurs, dans un monde où un Premier ministre peut annoncer froidement comme inéluctable que nous devrons vivre avec le terrorisme ? Où de plus en plus de mots, de comportements, de choix sont interdits à la population ? Où un Français « raisonnable » qui serait mort en 1965 et qui reviendrait parmi nous, non seulement ne reconnaîtrait plus rien, mais serait rapidement condamné par la justice quand il manifesterait à trop haute voix ses étonnements ? Et ce sont pourtant bien de « vrais » politiques, accoutumés au « pouvoir », en connaissant « les contraintes » et prétendument « raisonnables » qui nous ont conduit à ce renversement total de notre monde. Un renversement face auquel on rappellera en évoquant les « Gilets jaunes » la belle formule de Robert Aron : « Quand l’ordre n’est plus dans l’ordre, il est dans la révolution ».

 Le Référendum d’Initiative Citoyenne serait la porte ouverte à tous les excès ? Mais les pays qui autorisent de semblable manière l’expression directe de leurs citoyens sont-ils à feu et à sang ? Pas vraiment, reconnaissons-le. Et si l’on y voit parfois posées des questions bien secondaires, ou qui peuvent sembler telles, ce sont parfois aussi des questions dont dépend la survie même de la nation à laquelle on les pose, et dont les politiques ne s’étaient pas saisis. Il suffit de prévoir des délais suffisants pour éviter certains effets d’entraînement liés à une actualité qui peut susciter des mouvements d’opinion, pour que les esprits échauffés le soient moins, mais rien ne permet de penser que les citoyens ainsi interrogés ne votent pas de manière raisonnable.

 La démocratie repose en fait sur un préjugé favorable, celui de croire tous les hommes raisonnables, les “Gilets jaunes” comme les autres. Si on ne le pense pas, alors il faut mettre un autre régime en place, oligarchie ou tyrannie peu importe, mais il n’y a par définition pas de questions que l’on ne puisse poser au peuple dans une démocratie.

Pour prendre le cas de la France d’ailleurs, n’oublions pas que nous avons un peuple à qui l’on a sans hésiter demandé de voter après avoir lu le texte du Traité de Maastricht, ou, plus tard, celui du Traité dit Constitution, à qui l’on a d’ailleurs demandé de voter sur sa Constitution. C’est bien qu’on le suppose ou qu’on le sait raisonnable. La seule différence avec l’instauration du RIC sera qu’une minorité de ce même peuple aura elle aussi, sous conditions, ce droit de poser des questions qui n’était jusque là réservé qu’aux politiques.

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